Sécurité juridique et complexité du droit

PUBLICATION Etude
Passer la navigation de l'article pour arriver après Passer la navigation de l'article pour arriver avant
Passer le partage de l'article pour arriver après
Passer le partage de l'article pour arriver avant

« Quand le droit bavarde, le citoyen ne lui prête plus qu’une oreille distraite. » Rapport du Conseil d’État (1991), De la sécurité juridique

Le principe de sécurité juridique ne figure ni dans notre droit administratif, ni dans notre corpus constitutionnel. Certains auteurs vont même jusqu’à qualifier le concept de « clandestin ».

Il comporte pourtant de nombreuses applications essentielles dans notre droit : prévisibilité de la loi, clarté et accessibilité de la norme, stabilité des situations juridiques, exigences encore tout récemment rappelées par des décisions du Conseil constitutionnel comme du Conseil d’État.

La Cour de justice des Communautés européennes et la Cour européenne des droits de l’homme ont, pour leur part, consacré un principe de sécurité juridique. Leur jurisprudence exerce une influence sur les décisions des juridictions françaises, notamment pour les litiges concernant l’application du droit communautaire.

Dans le même temps, la complexité croissante de notre droit constitue une préoccupation constante des citoyens, des élus locaux, des entreprises, notamment des petites et moyennes entreprises, et des juristes.

Elle a été évoquée à de nombreuses reprises par les plus hautes autorités de l’État, qu’il s’agisse du Président de la République 4, du Président du Sénat 5, du Président de l’Assemblée nationale, du Président du Conseil constitutionnel, notamment au début de l’année 2005, ou encore du Vice-président du Conseil d’État, qui dénonçait le « droit gazeux et instable » en 2001, lors de la cérémonie des vœux des corps constitués au Président de la République.

Ainsi que le souligne le rapport du Gouvernement sur les mesures de simplification de l’année 2003 : « La complexité croissante de notre droit est devenue une source majeure de fragilité pour notre société et notre économie. [...] Elle peut détruire la lisibilité des décisions prises par le Gouvernement et le Parlement et ainsi conduire les Français à douter de l’efficacité de la décision politique. »

Ainsi, « face au désordre du droit, le principe de sécurité juridique apparaît comme la dernière branche à laquelle s’accrochent les juridictions suprêmes pour maintenir un semblant d’ordre et permettre au droit de remplir la mission qui est normalement la sienne 10 ».

Les préoccupations exprimées, dès 1991, par le Conseil d’État, dans ses « considérations générales » consacrées à la sécurité juridique sur cette complexité du droit, caractérisée par la prolifération désordonnée des textes, l’instabilité croissante des règles et la dégradation manifeste de la norme, n’ont eu que peu d’effets, à l’exception de progrès significatifs en matière d’accessibilité des textes, principalement par la codification et par la création de bases de données telles que « Légifrance » ou « Service Public ».

Malgré la détermination politique affichée par les circulaires successives des Premiers ministres appelant, depuis trois décennies, à l’évaluation rigoureuse, ex ante, des réformes législatives et à un effort de sobriété, et malgré les observations sans cesse réitérées du Conseil d’État, les trente dernières années se caractérisent par une accélération du rythme normatif, sous le regard désabusé du citoyen, et résigné de la doctrine ainsi que des praticiens.

Souvent évoqués, les remèdes de nature purement légistique ont révélé leurs limites, dans la mesure où le respect des disciplines en la matière relève avant tout d’une volonté politique, ainsi qu’en témoignent les intéressantes expériences menées par le Canada à partir de 1995, ou par le Royaume-Uni à partir de 1997.

Certes, la complexité du droit est un phénomène commun à la plupart des pays développés.

Elle tient d’abord à la multiplication des sources du droit, notamment internationales et communautaires, en même temps qu’à l’apparition de nouveaux domaines d’activité humaine et de nouvelles attentes à l’égard du droit, en relation notamment avec les inquiétudes engendrées par les avancées scientifiques et technologiques.

Elle traduit l’existence, au sein des collectivités organisées, de désaccords sur les valeurs et les priorités qui s’expriment logiquement et légitimement à l’occasion des alternances politiques.

Cette complexité trouve aussi son origine dans la volonté politique d’encadrer les activités des opérateurs économiques dans le contexte d’économie de marché, en période de libéralisation de secteurs auparavant protégés par un monopole, ce qui implique l’organisation de procédures et de garanties.

Elle manifeste encore, souvent, le souci de protéger les plus faibles : « Entre le fort et le faible, entre le riche et le pauvre, entre le maître et le serviteur, c’est la liberté qui opprime et la loi qui affranchit. »

Mais cela n’explique pas complètement l’évolution : des facteurs pathogènes viennent amplifier les effets de ces causes objectives et, dans une certaine mesure au moins, légitimes.

La communication médiatique autour de la loi, parfois qualifiée de « gesticulation », et la précipitation du politique qui ne prend probablement pas, faute de temps, la part qui devrait lui revenir dans la conception des réformes, expliquent en partie l’instabilité de la norme et son absence de lisibilité.

La force symbolique de la loi, caractéristique propre de la société française, ne favorise pas la recherche de solutions alternatives à l’élaboration de normes, et conduit à faire passer toute réforme importante par cet instrument. L’une des caractéristiques de l’exception française, liée aux colbertismes de droite ou de gauche, réside en effet dans la propension à attendre des miracles de la loi, à la juger en fonction de ses motifs plutôt que de ses conséquences, et à faire appel à l’État législateur à tout propos, en escomptant de la loi des résultats à la fois prompts, bienfaisants et exempts d’effets pervers.

De là le fréquent contraste entre l’objectif d’une réforme et l’absence de consensus, voire de dialogue, sur les modalités de cette réforme.

Un journaliste, Thierry Desjardins, rapporte qu’en 1966 déjà, Georges Pompidou, Premier ministre, apostropha en termes vigoureux des collaborateurs zélés qui lui proposaient trop de réformes législatives.

L’ouverture des frontières, conséquence de la réalisation du grand marché intérieur voulue par l’Acte unique européen 15, comme la concurrence très vive, au niveau mondial, entre les systèmes juridiques inspirés du « Common Law » et ceux issus de la tradition du droit romain, enjeu considérable d’influence économique, juridique et culturelle, rendent cette situation de moins en moins tolérable.

Il faut non seulement approfondir l’analyse des causes des désordres constatés, mais mettre au jour des remèdes suffisamment efficaces pour y mettre fin.

Comment mieux concilier l’impératif d’innovation ou d’adaptation, d’une part, et la stabilité, la prévisibilité et le consensus minimum indispensables non seulement à la sécurité juridique, mais aussi à l’efficacité de toute réforme, d’autre part ?

Telle est l’interrogation retenue par le Conseil d’État, quinze ans après son premier rapport sur le sujet, avec le souci de concourir à satisfaire la haute ambition exprimée par Portalis, dans son discours préliminaire sur le premier projet de Code civil, il y a deux siècles : « De bonnes lois civiles sont le plus grand bien que les hommes puissent donner et recevoir ; elles sont la source des mœurs, le palladium de la prospérité et la garantie de toute paix publique et particulière. »

 

> Télécharger l'étude (format pdf)