Intervention le 26 janvier 2016 à la Cour nationale du droit d'asile
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Vœux du vice-président du Conseil d’État aux membres et agents de la Cour nationale du droit d’asile
Montreuil, mardi 26 janvier 2016
Intervention de Jean-Marc Sauvé[1], vice-président du Conseil d’État
Madame la présidente de la Cour nationale du droit d’asile,
Monsieur le président et Monsieur le directeur général de l’OFPRA,
Mesdames et Messieurs les présidents des juridictions de l’ordre administratif et judiciaire,
Mesdames et Messieurs les bâtonniers et représentants des barreaux,
Mesdames et Messieurs les membres du Haut commissariat des Nations-Unies pour les réfugiés,
Mesdames et Messieurs les membres et agents de la Cour nationale du droit d’asile,
Mesdames et Messieurs les représentants des associations,
Mesdames et Messieurs,
L’an passé, après les attaques et les épreuves, notre pays s’est rassemblé et il a fait bloc autour de ses principes et de ses institutions. C’est sous le signe de ce rassemblement exemplaire que nous débutons cette nouvelle année. Où mieux qu’à la Cour nationale du droit d’asile, ici à Montreuil, pourrions-nous le rappeler ? Car, au cœur de notre pacte républicain, se trouve notre tradition d’accueil, d’assistance et d’ouverture, dont notre droit d’asile est la traduction concrète. Ces mots s’opposent terme à terme à exclusion, indifférence et fermeture. C’est dire ce qu’ils signifient. Si le sens des mots s’émousse, on mesure mieux en convoquant les antonymes la force et la vigueur de notre tradition. Défendre et faire vivre le droit d’asile, c’est par conséquent réaffirmer notre identité ouverte et humaniste, c’est manifester notre fidélité à l’État de droit, à notre Constitution et à notre histoire. Dans la tourmente et les moments de crise, cette exigence se renforce et il appartient à nos institutions et, à leur mesure, au Conseil d’État et à la Cour nationale du droit d’asile, d’y veiller avec une exigence et une vigilance particulières. Chacun d’entre nous a pleinement conscience que le service du peuple français et des principes de la République implique aujourd’hui que nous assumions dans le domaine de l’asile des responsabilités éminentes, qui ne sont ni un fardeau, ni un risque, ni une faveur, mais un devoir et même une ardente obligation.
C’est donc avec une certaine gravité, mais aussi avec une réelle confiance, que j’adresse à chacune et chacun d’entre vous mes vœux les meilleurs de nouvelle année. Je suis heureux d’être aujourd’hui à nouveau parmi vous et d’être accueilli par votre nouvelle présidente, Michèle de Segonzac, à laquelle je renouvelle publiquement l’expression de ma confiance et de mon amitié. Je salue aussi chaleureusement les nouveaux membres et agents de la Cour et, notamment, la nouvelle équipe de direction. Je salue enfin la présence des partenaires et interlocuteurs de la Cour. Ce moment de convivialité est l’occasion de revenir sur l’année écoulée et d’évoquer avec vous les chantiers et projets à l’ordre du jour.
I. L’an passé, la Cour s’est efforcée de maintenir un haut niveau d’activité et d’exigence, dans un contexte délicat, marqué par des événements forts.
Depuis que la gestion de la Cour a été confiée au Conseil d’État en 2009, un long chemin a été parcouru : entre 2009 et 2015, les stocks d’affaires pendantes ont été réduits de 11% et le délai prévisible moyen de jugement a diminué de moitié, passant de 15 mois et 9 jours à 7 mois et 17 jours. Ce succès montre les capacités d’adaptation et de résilience de la Cour, qui va devoir faire face à de nouveaux défis, que sont non seulement une vive reprise des contentieux depuis la fin de l’année 2015, mais aussi de nouvelles exigences législatives en matière de délais de jugement. Par conséquent, si, pour la première fois depuis 2010, la Cour n’a pas jugé autant d’affaires qu’elle en a enregistré, cette donnée doit être interprétée avec prudence et elle appelle plusieurs commentaires.
A. En premier lieu, la charge de travail de la Cour est restée lourde en 2015 et elle devrait l’être encore plus cette année.
1. La faible progression des recours l’an passé (+3,5%) ne saurait occulter leur forte progression ces dernières années et, en particulier, en 2014 où elle a atteint +7,5%. Ce niveau s’est non seulement maintenu en 2015, mais il s’est encore élevé. Il ne faut pas le perdre de vue : la Cour a reçu l’an passé près de 39 000 nouveaux recours.
2. Cette année, le dynamisme des entrées devrait se renforcer. Au cours du dernier trimestre de 2015, les recours ont en effet bondi de +23%. Cette forte croissance résulte pour partie des évolutions de la demande d’asile, dans un contexte marqué par des migrations plus nombreuses. Selon les données de l’OFPRA, il y a eu 79 130 demandes d’asile en 2015, ce qui représente une hausse de +22% par rapport à 2014. Mais l’afflux des recours enregistrés par la Cour traduit avant tout et continuera de traduire l’activité plus intense de l’OFPRA. Celui-ci a été en mesure de traiter davantage de demandes grâce à de nombreux recrutements : en 2015, l’Office a rendu 15% de décisions en plus, avec le renfort de 50 nouveaux officiers de protection. L’effet du "déstockage" de l’OFPRA, annoncé depuis longtemps, ne s’est fait sentir à la Cour qu’à partir du mois de novembre. Cette tendance devrait se confirmer et s’amplifier cette année avec le travail en année pleine des 50 officiers de protection recrutés en 2015, mais aussi avec l’arrivée de 40 officiers de protection supplémentaires.
On ne peut que saluer les renforts dont a bénéficié l’OFPRA et l’apurement corrélatif de ses "stocks", mais le dispositif de l’asile en France doit être appréhendé et soutenu d’une manière globale, équilibrée et cohérente. Il ne saurait par conséquent y avoir de déséquilibre manifeste dans le soutien apporté à chacun des maillons de ce dispositif. La Cour, qui doit traiter plus de demandes et plus vite, utilise pleinement les moyens dont elle dispose. Le Conseil d’État a fait et continuera de faire de la Cour sa priorité, en la dotant de moyens supplémentaires sur lesquels je reviendrai. Mais il ne pourra le faire qu’à la mesure de ses marges de manœuvre, qui sont fortement contraintes. Compte tenu des dynamiques que j’ai soulignées, un nouveau renfort de la CNDA, au-delà de ce qui est dès maintenant prévu et acté sur les ressources du Conseil d’État, est absolument indispensable, je le dis nettement.
B. En second lieu, la baisse du nombre des affaires traitées en 2015 est aussi, il ne faut pas se le cacher, la conséquence de facteurs internes à la Cour.
1. Cette baisse est d’abord, pour partie, le résultat admis et attendu d’un ajustement de la charge de travail de nos équipes. La norme de chaque rapporteur a été diminuée. Il faut par ailleurs souligner que les créations de postes réalisées en 2015 – 21 au total – n’ont pas encore produit tous leurs effets positifs.
2. En outre, la vie de la Cour a été marquée en 2015 par plusieurs mouvements collectifs, en février parmi nos équipes, mais aussi en mai et en octobre chez les avocats. L’effet de ces mouvements s’est mécaniquement traduit par une baisse ponctuelle d’activité, qui s’est manifestée notamment par un taux de renvoi des affaires de 27%. Dans ces moments délicats et inédits, chacun a fait face à ses responsabilités et des solutions acceptables par tous ont pu être trouvées. Par conséquent, j’espère que les turbulences que nous avons rencontrées l’an passé ne se renouvelleront pas.
De ce point de vue, l’année 2015 a été, comme vous l’avez souligné Mme la Présidente, une année de transition. Nos indicateurs doivent être interprétés avec précaution et nos capacités de rebond restent intactes. Le délai moyen constaté de jugement, qui est l’indicateur le plus sensible pour les justiciables, a d’ailleurs été réduit en 2015 de 11%, s’établissant à 7 mois et 3 jours. Je tiens à saluer cette performance compte tenu des circonstances que j’ai rappelées.
II. L’année 2016 ouvre à la Cour une carrière nouvelle, avec des projets, des perspectives et des défis nouveaux à relever.
L’histoire de la Cour, vous le savez, est marquée depuis ses origines et, spécialement, depuis 2009, par sa grande capacité d’adaptation et de transformation. Les femmes et les hommes qui y travaillent savent que, dans un monde plus instable et dangereux, où hélas se produisent trop de tragédies humaines, l’accomplissement de leur mission est une tâche toujours plus exigeante.
A. Nous aurons, en premier lieu, à perfectionner nos procédures et notre organisation, dans le sillage de la loi du 29 juillet 2015 et du décret du 16 octobre 2015.
On parle parfois de « juridictionnalisation » ou de « professionnalisation » de la Cour. Ces termes doivent être bien compris ; la Cour n’a pas à gagner ses titres de juridiction, elle les possède déjà. Ses membres et agents ont en effet depuis longtemps montré leur expertise et leur savoir-faire. Par ces termes, on désigne bien plutôt la diffusion au sein de la Cour des méthodes et outils de travail qui se sont révélés pertinents et utiles dans les autres juridictions administratives ou judiciaires.
1. C’est ainsi qu’il faut comprendre la diversification des procédures d’examen des recours. A la Cour, ce processus va atteindre en 2016 une nouvelle étape que lui a assignée le législateur. A la formation collégiale de droit commun, s’ajoute désormais une formation à juge unique dans certains cas bien définis. La première audience à juge unique devrait se tenir au premier trimestre de cette année. Une telle innovation change nos pratiques et elle n’aurait pas pu être introduite sans une concertation et un dialogue constructifs avec toutes les parties prenantes. Il faut ainsi saluer votre initiative, Mme la Présidente, d’avoir constitué un groupe de travail dédié, associant tous les métiers de la Cour et ouvert aux représentants du personnel, des barreaux et des associations. Les travaux de ce groupe dessineront une feuille de route et cette instance de dialogue et de réflexion suivra la mise en œuvre des nouvelles procédures.
2. En 2015, l’organisation de la Cour a été refondue et les « divisions » ont été transformées en sections et en chambres. Nous aurons en 2016 à tirer toutes les conséquences de cette nouvelle organisation. Derrière ce changement d’appellation, c’est une nouvelle répartition des missions qui se dessine, destinée à rendre une justice d’une qualité toujours meilleure et de manière à valoriser les connaissances et expériences de chacun.
Avec ses procédures enrichies et son organisation rénovée, la Cour devra atteindre les objectifs ambitieux de délai de jugement fixés par le législateur. Elle peut compter pour les atteindre sur l’appui du Conseil d’État qui ne lui a jamais manqué. Cet appui n’est pas seulement moral, il est aussi matériel et opérationnel, comme l’a prouvé, en réponse à l’appel pressant de la présidente de la Cour, l’effort financier important fait pour revaloriser, au 1er janvier 2016, la rémunération des rapporteurs, mais aussi la décision de procéder cette année à 24 créations d’emplois sur le budget global géré par le Conseil d’État.
B. D’autres chantiers se profilent à l’avenir, qui permettront de mieux répondre aux missions dévolues à la Cour.
1. Nous aurons tout d’abord à mieux exercer notre office de juge de l’asile. Une attention particulière continuera d’être apportée à la préparation et à la motivation en droit et en fait des décisions rendues. Le travail du rapporteur est à cet égard tout à fait central : la structure de son rapport, qui analyse en toute indépendance l’objet de la demande d’asile, selon les termes mêmes de l’article 15 du décret du 16 octobre 2015, pourra être réexaminée, en concertation avec l’ensemble des équipes de la Cour. Par ailleurs, s’agissant du renforcement de la motivation des décisions, il faut saluer les progrès qui ont été réalisés, notamment grâce à l’aide précieuse du CEREDOC. D’autres réflexions pourront être engagées pour expérimenter à la Cour les nouvelles méthodes de rédaction conduites au Conseil d’État et dans les juridictions administratives de droit commun.
Mieux exercer son office pour la Cour, c’est aussi veiller à la bonne coordination entre les chambres. Les justiciables, comme les administrations, attendent de la Cour qu’elle rende des décisions prévisibles et, à ce titre, l’harmonisation des lignes jurisprudentielles reste un objectif prioritaire, dans le respect de l’indépendance de chaque juge. Pour l’atteindre, plusieurs outils peuvent être utilisés, à l’instar de ceux que mettent en œuvre les autres juridictions administratives. A cet égard, la « grande formation », au sens de l’article R. 732-5 du code de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile (CESEDA), est un instrument utile, mais il en existe d’autres, sans doute plus souples, consistant en des actions de communisation interne et de classement en temps réel des décisions rendues.
2. Par ailleurs, la Cour continuera à faire vivre sa communauté de travail et à valoriser la richesse des talents qui s’y expriment. A votre initiative, Mme la Présidente, ont été créés des « pôles » d’échange et de réflexion, dont les membres, sur la base du volontariat, examinent d’une manière informelle et libre des questions transversales et d’avenir. Trois pôles ont ainsi été institués, sur la communication de la Cour, les moyens d’information et sur la formation des membres et agents. D’une manière générale, les réflexions et concertations se poursuivront sur l’amélioration des conditions de travail, l’offre de formation et les perspectives de promotion et de mobilité des membres et agents de la Cour. Ce sont des objectifs qui requièrent toute notre attention et des avancées ont été permises en 2015, notamment en ce qui concerne la rémunération des rapporteurs, mais aussi la sécurité et la fonctionnalité de nos espaces de travail.
Alors que nos marges budgétaires sont devenues fortement contraintes, le Conseil d’État a donné la priorité à la Cour nationale du droit d’asile. Il a su dégager des moyens financiers conséquents pour augmenter les personnels et revaloriser les traitements – je l’ai dit -, mais aussi agrandir les locaux et moderniser leurs équipements. A cet égard, les locaux de la Cour ont été agrandis en 2015 de 800 m2 et prochainement, 200m2 supplémentaires seront loués dans le même corps de bâtiment. Par ailleurs, des salles ont été équipées pour la tenue de visioconférences avec l’outre-mer, dont j’ai pu moi-même apprécier la qualité et l’efficacité à Cayenne en décembre dernier.
Mais ces moyens additionnels ne peuvent suffire : il est indispensable qu’à l’effort considérable et justifié qui a été fait au bénéfice de l’OFPRA, corresponde un effort analogue pour la CNDA. On ne peut renforcer l’administrateur de l’asile, sans soutenir corrélativement le juge de l’asile. Autrement, nous risquerions l’hémiplégie.
Mesdames et Messieurs,
Dans un monde en changement et incertain, les principes de notre droit d’asile sont les marqueurs de notre tradition républicaine. J’ai parlé d’identité. Je parle de tradition. Ne détournons pas, ne dénaturons pas le sens de ces mots qui ne signifieraient que recroquevillement sur le passé, repli sur soi et fermeture à l’autre. N’oublions pas que le meilleur de notre identité et de notre tradition, c’est précisément l’attachement à la liberté et la pratique de la fraternité : c’est précisément l’ouverture et l’accueil dans le respect de notre Constitution et de nos lois.
La mise en œuvre de la réforme du droit d’asile est engagée et elle se poursuit ; elle vise à renforcer notre efficacité dans la défense et la promotion de ces principes. Dans ce projet ambitieux, la Cour sait qu’elle peut compter sur l’appui du Conseil d’État et de son secrétariat général, qui ne lui ont jamais manqué et ne lui manqueront pas davantage en 2016, afin de faire face aux légitimes attentes et même aux exigences du législateur. Pour y parvenir, la Cour continuera de déployer sa capacité d’adaptation et de modernisation, qui est tout à fait exemplaire : je tiens à saluer le sens du service public, le courage et la détermination dans l’accomplissement des responsabilités de tous les membres et agents de la Cour. Peu d’institutions publiques ont su déployer dans la durée une pareille capacité de renouvellement. Soyez-en chaleureusement félicités. C’est la marque de votre attachement sans faille à la garde de notre pacte républicain et de notre droit de l’asile. De nouveaux défis vous attendent encore, mais n’ayez pas peur en chemin et gardez confiance ! Nous serons avec vous. Bonne année 2016 !
[1] Texte écrit en collaboration avec Stéphane Eustache, magistrat administratif, chargé de mission auprès du vice-président du Conseil d’État.