Introduction de Jean-Marc Sauvé le 24 septembre 2013 lors du colloque "Corriger, équilibrer, orienter : une vision renouvelée de la régulation économique - Hommage à Marie-Dominique Hagelsteen".
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Corriger, équilibrer, orienter : Une vision renouvelée de la régulation économique
Hommage à Marie-Dominique Hagelsteen
Mardi 24 septembre 2013 - Ecole nationale d’administration
Introduction par Jean-Marc Sauvé[1], vice-président du Conseil d’État
Je suis heureux d’ouvrir aujourd’hui ce colloque intitulé « Corriger, équilibrer et orienter : une vision renouvelée de la régulation économique ». Heureux que le Conseil d’Etat et l’Autorité de la concurrence puissent, ensemble, rendre hommage sous ce titre à Marie-Dominique Hagelsteen, qui, au sein de chacune de nos institutions, a tenu une place à part, réservée mais aussi éminente et respectée. Heureux enfin de saluer, dans ce cadre, la contribution qui a été la sienne au développement du droit public économique et de la régulation de l’économie.
C’est peu dire que notre collègue s’est, durant sa carrière professionnelle, particulièrement investie dans le droit économique. Après avoir fait ses premières armes au Conseil d’Etat, où elle s’était notamment illustrée par ses compétences fiscales, elle est devenue directrice des services juridiques du groupe Elf-Aquitaine. Revenue en 1986 au Palais-Royal, elle y a passé douze années jusqu’à occuper les fonctions de présidente de la 8ème sous-section du contentieux, avant de quitter à nouveau l’institution pour la fonction prestigieuse et influente de présidente du Conseil de la concurrence, qu’elle a occupée entre 1998 et 2004. Après son mandat, elle a successivement occupé les fonctions de présidente adjointe de la section du contentieux, puis de présidente de la section des travaux publics au Conseil d’Etat. Sa contribution au droit économique a été essentielle, comme en témoignent également ses publications, l’écriture de plusieurs rapports importants[2] ou encore ses nombreuses participations à des colloques, y compris les Entretiens du Conseil d’Etat en droit public économique bien entendu.
Il était donc naturel que le thème de ce colloque porte sur le droit économique et, plus particulièrement, sur la notion de régulation que Marie-Dominique Hagelsteen a contribué à façonner et à faire évoluer.
Mais, telle que je la connaissais, elle n’aurait pas apprécié que je vagabonde autour du sujet. Elle aimait en effet ne pas se perdre en circonlocutions et en venir rapidement au fait, au cœur du sujet. Je m’y aventure donc, dans ce propos introductif, pour souligner que si la notion de régulation économique constitue une nouvelle façon de penser l’intervention économique des personnes publiques (I), le contexte économique actuel rend plus prégnants les défis auxquels se trouve confrontée cette action (II).
I. La régulation économique dessine une nouvelle façon de penser l’intervention économique des personnes publiques
La régulation économique – puisque c’est ce dont il est question, et non de régulation dans un sens plus général – peut être appréhendée d’un point de vue phénoménologique, c’est-à-dire en partant des manifestations et des pratiques qu’elle engendre, en particulier l’émergence des autorités de régulation (B). Mais au-delà de ces réalités empiriques, la régulation économique touche à la conception du lien entre deux modèles traditionnellement opposés qu’elle permet de renouveler : l’Etat et le marché (A)[3].
A. Dépassant les modèles libéral et interventionniste, l’Etat s’érige désormais en régulateur
L’Etat et le marché s’appuient sur deux types de pouvoirs et de normativité opposés. Tandis que le premier correspond à une « normativité imposée », le second est le « résultat de l’agrégation de décisions individuelles » et repose sur une « normativité spontanée »[4]. L’interaction entre le marché et la puissance publique n’en est que plus complexe, puisque les rationalités comme les buts poursuivis diffèrent notablement. Elle évolue au cours du temps : les modèles colbertistes et interventionnistes, développés en France respectivement sous l’Ancien régime et après 1945, ont ainsi exprimé une volonté de direction de l’économie, une stratégie d’influence approfondie de l’Etat, une « économie administrée » en somme. Le modèle libéral, qui a émergé au XIXe siècle, a au contraire conduit à penser un Etat dont la mission doit être limitée à la garantie des libertés.
La régulation économique conduit à dépasser ces visions antinomiques et à redéfinir le rapport entre l’Etat et le marché. La régulation est en effet conçue comme un moyen pour l’Etat de « préserver, garantir, stabiliser le libre jeu du marché »[5]. La régulation économique se caractérise ainsi par trois traits : 1) l’émergence d’un régime de libertés économiques et de concurrence ainsi que la garantie de ces libertés ; 2) la correction des défaillances des marchés, en empêchant, par exemple, les abus de position dominante ou les restrictions à l’entrée sur un marché ; 3) la conciliation entre des intérêts contradictoires, en particulier la préservation des services publics. Comme le montre le professeur Nicinski, l’Etat régulateur agit à tous les stades du processus économique, il utilise tous les leviers de l’action économique, il cherche à rendre son action la moins intrusive possible pour les acteurs économiques et la moins attentatoire aux libertés. Il se pose donc en garant du bon fonctionnement du marché comme de la confiance des acteurs économiques dans ce bon fonctionnement[6].
La régulation, c’est en conséquence, non seulement corriger, mais également équilibrer et orienter, comme le souligne le titre de ce colloque. Ce modèle s’est rapidement imposé, profitant de l’effet de diffusion propre au droit de l’Union européenne, comme le standard de l’intervention de l’Etat dans le jeu du marché. Ses manifestations sont multiples. Il se caractérise ainsi par un rapide développement du droit économique – le fulgurant développement du droit des contrats publics durant la dernière décennie en témoigne, parmi d’autres manifestations – et par l’émergence de nouveaux impératifs qu’il appartient à chacun d’intégrer, et notamment les pouvoirs publics. « Les collectivités publiques, dans leur grande majorité, ont pris en compte leur ancrage dans un système d’économie de marché » disait ainsi le Conseil d’Etat dans son Rapport public pour 2002[7]. Le juge administratif a par ailleurs précisé que le renouvellement des missions des pouvoirs publics devait s’accompagner d’une redéfinition des modalités de leurs interventions, en particulier pour prendre en compte le droit de la concurrence et la liberté du commerce et de l’industrie. C’est ce qu’exprime notamment l’arrêt d’Assemblée Ordre des avocats au barreau de Paris du 31 mai 2006[8], auquel Marie-Dominique Hagelsteen a pris une part éminente. Mais l’une des manifestations les plus visibles de cette nouvelle fonction de régulation est institutionnelle, avec le développement rapide des autorités de régulation.
B. Le développement des autorités de régulation permet de mieux garantir le respect de la composante économique de l’intérêt général.
Le développement de ces autorités constitue la manifestation la plus visible du nouveau modèle de l’Etat régulateur. La logique de la régulation économique est d’ailleurs souvent perçue comme sectorielle avant d’être globale : la régulation c’est, en ce sens, la création et le maintien des équilibres économiques dans certains secteurs, principalement les industries de réseau, dont la caractéristique, au moins en France, était d’être généralement soustraites, au nom de l’intérêt général, aux mécanismes du marché[9].
Mais par quel mécanisme conférer, dans une société démocratique, la légitimité nécessaire aux autorités de régulation ? En s’assurant de la compétence, d’abord, des membres de ces institutions. Marie-Dominique Hagelsteen, à cet égard, connaissait finement les arcanes de l’administration comme ceux de l’entreprise et des juridictions. Initialement spécialiste de droit fiscal, elle avait bien d’autres cordes à son arc lorsqu’elle arriva à la tête du Conseil de la concurrence ; elle était alors peut-être « l’une des juristes les plus redoutées de France », ainsi que la qualifiait Le Point en 2002[10], mais aussi, et sans aucun doute, l’une des plus affûtées, des mieux préparées à cette fonction. Compétence, donc, mais aussi indépendance, neutralité et impartialité. C’est pour cette raison qu’il a paru nécessaire, dans l’organisation des pouvoirs publics, d’externaliser la fonction de régulation, ce qui a conduit à la multiplication d’autorités administratives indépendantes sectorielles. Celles-ci procurent, comme le soulignait le Conseil d’Etat dans son Rapport public pour l’année 2001, « une garantie renforcée d’impartialité des interventions de l’Etat »[11]. Cette externalisation ne conduit pas pour autant à démembrer l’Etat, comme le soulignait déjà le président Denoix de Saint Marc qui invitait en 2004 « à ne point opposer les autorités de régulation et l’Etat »[12].
Cette recherche d’une plus grande transparence et d’une plus grande impartialité a été pour beaucoup dans les évolutions récentes du droit de la régulation. L’influence de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme, puis celle du Conseil constitutionnel ont été évidemment essentielles à cet égard : le sujet a été abondamment traité et je n’y reviens pas[13]. Mais les principes d’impartialité et de transparence ont aussi été au cœur de la réforme du Conseil de la concurrence par la loi du 4 août 2008 de modernisation de l’économie et l’ordonnance du 13 novembre 2008 portant modernisation de la régulation de la concurrence[14]. Avant Bruno Lasserre, Marie-Dominique Hagelsteen avait ainsi dénoncé le modèle dyarchique alors en vigueur, octroyant un pouvoir décisionnel au ministre et un rôle consultatif au Conseil de la concurrence, modèle « que l’on ne retrouve pas même dans les pays en voie de développement », ayant « vieilli et perdu de sa crédibilité », en particulier « à l’étranger auprès de nos homologues qui le considèrent comme peu transparent »[15].
Le modèle de la régulation s’est donc progressivement affiné, laissant moins de place au jeu du hasard et de la nécessité que constatait le Conseil d’Etat dans Rapport public pour l’année 2001[16]. Ce modèle permet in fine de mieux garantir le respect de la composante économique de l’intérêt général, en particulier au travers du développement des autorités de régulation, tout en continuant, bien entendu, à faire intervenir des acteurs que je qualifierais de plus « classiques », à savoir les administrations, d’un côté, et le juge, de l’autre. De nombreux défis restent toutefois à relever.
II. Quels défis pour une vision renouvelée de la régulation économique ?
« Une vision renouvelée de la régulation économique ». Le sous-titre du colloque exprime-t-il un constat ou un vœu, la reconnaissance d’une situation existante ou une volonté de s’interroger sur de nécessaires évolutions ? Il me semble qu’une seule réponse soit possible : sans doute un peu des deux. C’est par le prisme de trois thèmes liés entre eux mais différents que j’aborderai les défis qui sont ceux de la régulation économique. La régulation économique, objectif essentiel et néanmoins sectoriel, ne peut tout d’abord pas être pensée sans rapport avec d’autres objectifs d’intérêt général (A). Elle ne peut pas non plus être pensée en dehors d’un double contexte : celui de la crise économique (B) et celui de l’européanisation et de la globalisation du droit (C).
A. Régulation économique et intérêt général
L’intégration, dans la notion d’intérêt général, des exigences relatives au bon fonctionnement du marché et, en particulier, du droit de la concurrence, a pu nourrir des discours sceptiques, notamment sur la privatisation du droit public. On sait désormais qu’il n’en est rien, ces préoccupations étant d’intérêt général au même titre que d’autres[17], et il n’est pas nécessaire d’approfondir ici l’idée selon laquelle le droit de la concurrence a été une source d’enrichissement du droit public et de rénovation des missions dévolues aux pouvoirs publics[18]. Le Conseil d’Etat, tant dans sa fonction contentieuse que dans ses missions consultatives, a pleinement contribué à ce mouvement et il continue de le faire. Ses propres méthodes évoluent d’ailleurs : le juge a adopté les démarches et les outils du droit économique et se les est pleinement appropriés, comme le montre par exemple en dernier lieu l’arrêt du 21 décembre 2012 Société Groupe Canal Plus[19].
Il résulte de l’intégration des exigences du bon fonctionnement des marchés dans l’intérêt général deux nécessités : que ces préoccupations soient prises en compte par les autres politiques publiques mais, également, qu’elles ne deviennent pas l’alpha et l’oméga de l’action publique. On sait par exemple que le Conseil constitutionnel a souligné, dans le secteur audiovisuel, la nécessité de concilier concurrence, pluralisme et encouragement des investissements privés pour que se constituent des groupes aptes à affronter la concurrence internationale[20]. On sait aussi que le législateur est attentif à la pluralité des objectifs fixés[21]. Garantir la conciliation de ces objectifs d’intérêt général, c’est précisément s’éloigner de l’idée d’une régulation uniquement sectorielle, qui est en soi nécessaire, pour penser la régulation comme une politique d’ensemble. Le rôle du législateur apparaît dès lors fondamental, et la première table-ronde, sous la présidence de Philippe Martin, permettra d’aborder la délicate question du lien entre l’action du législateur et l’incitation économique. Le juge, « complément indispensable du régulateur parce qu’il le contrôle et qu’il garantit les droits et libertés fondamentaux »[22], remplit également un rôle central, car il est en capacité d’appréhender l’ensemble des exigences d’intérêt général en présence, ce qui fait de lui, selon l’expression du professeur Clamour, un « conciliateur global »[23]. Marie-Dominique Hagelsteen, lorsqu’elle endossait les habits de juge, excellait particulièrement dans ce rôle, attentive non seulement aux détails mais aussi au tableau d’ensemble et à la cohérence et l’efficacité du tout.
Les régulateurs disposent également de moyens d’assurer cette conciliation entre intérêts divergents. Ce point avait été en partie traité lors des Entretiens du Conseil d’Etat en droit public économique, qui se sont tenus en mai 2010, consacrés aux liens entre pouvoirs publics et concurrence. Marie-Dominique Hagelsteen, qui présidait la première table ronde intitulée « Politique de concurrence et autres politiques publiques », rappelait tout d’abord que « la politique de concurrence n’a de sens que si elle est au service de l’intérêt général, c’est-à-dire si elle étend les considérations d’efficacité et de pertinence à tout un ensemble de politiques publiques »[24]. Mettre en œuvre cette idée n’est toutefois pas une tâche aisée et, pour y répondre, les intervenants s’étaient en particulier tournés vers des instruments non contraignants, ce que les anglo-saxons appellent advocacy et que la présidente de la section des travaux publics définissait alors comme la promotion de la politique de concurrence faite auprès des décideurs, des consommateurs et des citoyens, en sorte qu’ils en comprennent les mécanismes et que cette politique soit mise au service de l’intérêt général[25].
Entre l’intervention du pouvoir législatif et l’advocacy, le spectre des moyens pour concilier les différentes composantes de l’intérêt général est large, le tout sous le contrôle du juge. Le deuxième défi à relever est moins classique ; il concerne le rôle et la place de la régulation dans la crise.
B. Régulation économique et crise économique
L’analyse de la régulation économique au prisme de la crise économique débutée en 2008 permet de dresser des constats mais alimente aussi certaines interrogations.
Le premier constat est que, pour développés que soient les mécanismes de régulation mis en place depuis une trentaine d’années, ceux-ci n’ont pas permis de prévenir la crise ou, en tout cas, de provoquer une réaction suffisante pour la prévenir. La prévisibilité a fait défaut, en particulier dans le secteur bancaire où, il est vrai, le risque systémique est infiniment plus grand que dans d’autres secteurs[26], et les mécanismes prudentiels n’ont pas été suffisamment efficaces. Mais il a également été démontré, à l’occasion de la crise, que l’adaptabilité était l’une des caractéristiques de l’Etat régulateur. Les instruments qui ont été adoptés ont prouvé l’inventivité dont il est possible de faire preuve, tant sur le plan juridique qu’économique, en particulier au niveau de l’Union européenne avec les règlements et directives pris en application du TFUE et ou à sa marge avec le Mécanisme européen de stabilité financière et le Traité sur la stabilité, la coordination et la gouvernance. Troisième constat : la crise a indubitablement marqué le retour de l’Etat, dans le but de pallier les déficiences des marchés et, plus généralement, les défaillances économiques ; elle a vu une « revalorisation des formes directes et massives d’intervention publique » selon l’expression du professeur Idoux[27].
Ces constats alimentent de nombreuses interrogations. Les deux principales sont bien entendu : comment sortir de la crise et que faire pour éviter que le scénario ne se répète à l’avenir ? Répondre à ces questions conduit nécessairement à jeter un regard renouvelé sur la régulation. Pour n’en donner qu’un exemple, faut-il repenser nos manières de réguler pour les adapter au contexte économique particulier ? La crise constitue-t-elle une circonstance exceptionnelle permettant qu’il soit dérogé à certains principes et politiques ou, au contraire, convient-il de tenir fermement le cap fixé avant son déclenchement ? La seconde table-ronde, sous la présidence de Bruno Lasserre, abordera sans doute cette question, puisque l’on sait que la mise en œuvre d’une trop stricte politique de la concurrence est parfois soupçonnée de peser sur le retour de la croissance[28]. Il est en tout cas certain que les circonstances économiques actuelles ne manquent pas de peser sur la façon dont il faut penser ou repenser la régulation économique. L’arbitrage entre considérations d’efficience économique et mesures de stabilité systémique, la frontière à tracer entre domaines respectifs de la régulation et de l’autorégulation, le choix du type d’intervention à mettre en œuvre suivant les caractéristiques de la crise sont autant de questions qui interpellent nécessairement les régulateurs et, plus largement, l’Etat régulateur[29].
Enfin, le troisième défi que je souhaite aborder est celui de la globalisation.
C. Régulation économique, européanisation et globalisation
Les questions économiques ne peuvent plus, cela relève de l’évidence, être traitées sans que ne soit intégrée une perspective internationale. L’internationalisation des rapports économiques, la progression des échanges commerciaux, l’interpénétration croissante des marchés et des économies et le caractère massif des mouvements de capitaux appellent en effet une régulation économique internationale. Or, sur ce point, il semble toujours exister un « décalage entre le constat de la mondialisation et l’absence de gouvernance économique mondiale »[30]. Si des efforts sont accomplis dans le sens d’une régulation mondiale plus poussée, il est tout aussi vrai que la coopération économique à ce niveau avance rarement sans embûche, comme le prouvent par exemple les blocages et les tâtonnements des négociations commerciales ou encore les évolutions récentes de la lutte contre l’évasion fiscale.
Le cadre européen est, à cet égard, un espace plus propice à la méta-régulation ou à l’inter-régulation. Marie-Dominique Hagelsteen, s’exprimant à propos de la régulation concurrentielle, rappelait ainsi en 2004 que « le grand enjeu à venir est celui de la communautarisation » et que « les efforts doivent porter sur la mise en place d’une coopération fructueuse et équilibrée entre la Commission et les autorités nationales d’une part, et entre ces dernières d’autre part »[31]. Le réseau européen des autorités de concurrence, dont le but est d’assurer que les règles communautaires de concurrence soient appliquées de manière effective et cohérente, a ainsi permis une réelle accélération de la convergence, tant d’un point de vue substantiel que procédural, des pratiques des autorités européennes[32]. Du point de vue des juges des autorités de régulation, cette convergence se constate également, sous l’influence combinée des jurisprudences de la Cour de justice de l’Union européenne et de la Cour européenne des droits de l’homme, d’une part, et du dialogue informel que nouent les juges nationaux des Etats d’Europe entre eux, d’autre part. Le renforcement de l’échelon européen de la régulation économique soulève toutefois des questions, qui vont des problèmes liés à la superposition et l’articulation de différents niveaux de régulation à la question toujours pendante de la légitimité démocratique d’un tel schéma institutionnel.
On le voit, la notion de régulation économique comme ses manifestations ne peuvent être pensées qu’au travers des défis qu’engendre le contexte économique international. A cet égard, il me semble fondamental que soit retenue une conception globale, et pas uniquement sectorielle, de la régulation. Seule une telle conception permet en effet de répondre à la définition volontariste de l’intérêt général telle qu’elle ressort de notre tradition républicaine, en permettant la conciliation d’intérêts divergents. Seule une telle conception peut en outre permettre de ne pas perdre de vue la question des fins. Si le droit de la concurrence, comme le droit de la régulation économique, existent, c’est, dans une vision globale, pour servir des fins qui dépassent des objectifs sectoriels. C’est en ce sens qu’Amartya Sen prône la nécessaire réintrodution de l’éthique en économie[33], car la question des fins, c’est-à-dire celle du « vivre-ensemble », doit en permanence être remise au cœur de l’action publique. Marie-Dominique Hagelsteen, quelles que soient les fonctions qu’elle ait occupées, ne perdait jamais de vue les conséquences concrètes, sur la vie de la communauté, des décisions qui devaient être prises. Chacun a pu voir dans sa manière de poser les problèmes, comme dans son approche des solutions possibles, les exigences qui étaient les siennes en matière de loyauté des échanges, de débat contradictoire, d’impartialité des procédures et de défense de l’intérêt général et des droits fondamentaux des personnes. A cela s’ajoutait un goût prononcé pour les solutions concrètes et efficaces, aux antipodes des spéculations abstraites qui ne marchent pas. Je ne doute pas que les travaux d’aujourd’hui, s’inspirant de son exemple, nous inciteront à marcher dans ses pas.
[1]Texte écrit en collaboration avec M. Olivier Fuchs, conseiller de tribunal administratif et de cour administrative d’appel, chargé de mission auprès du vice-président du Conseil d’Etat.
[2]En particulier sur la négociabilité des conditions de vente entre fournisseurs et distributeurs et sur les exclusivités de distribution et de transport dans le secteur de la télévision payante.
[3]Sur cette distinction entre notion et phénomène en matière de régulation, voir G. Timsit, « La régulation. La notion et le phénomène », RFAP, 2004, n° 1, p. 5.
[4]Ibid., p. 6.
[5]S. Nicinski, Droit public des affaires, Montchrestien, 2010, 2e éd., p. 28.
[6]Ibid., p. 31-32.
[7]Conseil d’Etat, Rapport public 2002. Collectivités publiques et concurrence, La documentation française, 2002, p. 383.
[8]CE, Ass., 31 mai 2006, Ordre des avocats au barreau de Paris, n° 275531, Rec. p. 272.
[9]G. Clamour, Intérêt général et concurrence. Essai sur la pérennité du droit public en économie de marché, Dalloz, 2004, sp. p. 644 et s.
[10]Le Point, 8 février 2002.
[11]Conseil d’Etat, Les autorités administratives indépendantes. Rapport public 2001, La documentation française, 2001, p. 272.
[12]R. Denoix de Saint Marc, « Régulateurs et juges. Introduction générale », in M.-A. Frison-Roche (dir.), Les régulations économiques : légitimité et efficacité, Presses de Sciences Po et Dalloz, 2004, p. 115.
[13]Parmi de nombreuses références, voir P. Idoux, « Autorités administratives indépendantes et garanties procédurales », RFDA, 2010, p. 920 ; G. Eveillard, « L’application de l’article 6 de la Convention européenne des droits de l’homme à la procédure administrative non contentieuse », AJDA, 2010, p. 531 ; J.-M. Sauvé, « Autorités administratives, droits fondamentaux et opérateurs économiques », disponible sur www.conseil-etat.fr. Voir également Cons. const., 12 octobre 2012, décision n° 2012-280 QPC ; CE, Ass., 21 décembre 2012, Société groupe Canal Plus et autres, n° 362347 et Cons. const., 5 juillet 2013, décision n°2013-331 QPC.
[14]Loi n° 2008-776 du 4 août 2008 de modernisation de l’économie et ordonnance n° 2008-1161 du 13 novembre 2008 portant modernisation de la régulation de la concurrence. Voir B. Lasserre, « La transformation du Conseil de la concurrence en Autorité de la concurrence, clé de voûte d’une régulation de la concurrence moderne, juste et efficace », disponible sur www.autoritedelaconcurrence.fr.
[15]M.-D. Hagelsteen, « L’organisation française de la concurrence : un modèle qui pourrait être revu », Lamy Droit de la Concurrence, 2004, n° 1, p. 144-145 ; M.-D. Hagelsteen, « Quelles mutations juridiques et économiques pour le contrôle des concentrations ? » in G. Canivet, L. Idot, Vingtième anniversaire de l’ordonnance du 1er décembre 1986. Evolutions et perspectives, Litec, 2007, p. 143.
[16]Conseil d’Etat, Les autorités administratives indépendantes, op. cit., p. 261.
[17]Notament G. Clamour, op. cit.
[18]J.-M. Sauvé, « Pouvoirs publics et concurrence », Concurrences, 2010, n° 3, p. 1.
[19]CE, Ass., 21 décembre 2012, Société groupe Canal Plus et autres, n° 362347.
[20]Cons. Const., decision n° 93-333 DC du 21 janvier 1994.
[21]Ainsi le ministre chargé des communications électroniques et l’Autorité de régulation des télécommunications doivent-ils prendre des mesures permettant l’exercice au bénéfice des utilisateurs d'une concurrence effective et loyale, la fourniture du service public des communications électroniques mais aussi, entre autres, au développement de l'emploi, de l'investissement, de l'innovation et de la compétitivité dans le secteur des communications électroniques (article L.32-1 du code des postes et des communications électroniques).
[22] G. Clamour, op. cit., p. 766.
[23]Ibid.
[24]M.-D. Hagelsteen, « Politique de concurrence et autres politiques publiques : comment les concilier lors de l’élaboration des lois ? », Concurrences, 2010, n° 3, p. 7.
[25]Ibid.
[26]C. de Boissieu, « L’articulation entre régulation et crise dans le secteur bancaire et financier », in M.-A. Frison-Roche, Les risques de régulation, Presses de Sciences Po et Dalloz, 2005, p. 19.
[27]P. Idoux, « Le droit public économique vu à travers la crise », Droit administratif, mars 2010, n°3, étude 5.
[28]Voir à ce sujet A. Perrot, « La politique de la concurrence dans la crise », in P. Askenazy, D. Cohen, 16 nouvelles leçons d’économie contemporaine, Albin Michel, 2010, p. 157 ; B. Lasserre, « Antitrust : a good deal for all in times of globalization and recession », Competition Policy International, 2011, vol. 7.
[29]C. de Boissieu, op. cit.
[30]J.-P. Jouyet, « Articulation ou désarticulation des régulations nationales et internationales ? », in M.-A. Frison-Roche, Les risques de régulation, op. cit., p. 125.
[31]M.-D. Hagelsteen, « L’organisation française de la concurrence : un modèle qui pourrait être revu », op. cit.
[32]B. Lasserre, « Towards the ECN’s second decade », 2011 et B. Lasserre, “The future of the European Competition Network”, 2013, disponibles sur www.autoritedelaconcurrence.fr.
[33]A. Sen, Ethique et économie, Paris, PUF, 2009.