Intervention lors de la réunion de la section française de l’Institut européen du droit le mercredi 8 juin 2016
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Réunion de la section française de l’Institut européen du droit (ELI)
Conseil d’État - mercredi 8 juin 2016
Intervention de Jean-Marc Sauvé[i], vice-président du Conseil d’État
Madame la présidente,
Mesdames et Messieurs,
Chers collègues,
Je suis heureux d’ouvrir aujourd’hui, avec la présidente Diana Wallis, cette réunion de la section française de l’Institut européen du droit (ELI). Il y a près de quatre ans, en décembre 2012, à l’Université de Panthéon-Assas, nous portions sur les fonts baptismaux cette section, dont les activités et les projets se sont depuis lors développés au sein de l’Institut, lui-même créé en juin 2011 à Paris. Je me réjouis de l’épanouissement de cette jeune, mais déjà solide et fructueuse enceinte de débat et de réflexion, dédiée aux grandes questions que soulèvent la conception, l’application et l’évaluation des droits européens et leur articulation avec les droits nationaux. A l’heure où des divergences, des tensions et même des risques sérieux de sécession à la fois juridiques et politiques apparaissent au sein de l’Europe, nous devons promouvoir et mettre en œuvre des voies de dialogue entre les systèmes juridiques nationaux et européens. Il appartient aujourd’hui à la communauté des juristes et des juges, compte tenu de son poids et de sa place, de prendre des initiatives, de soutenir des projets, d’engager des travaux, de fixer les repères et d’ouvrir des perspectives, bref d’apporter une contribution de qualité à la résolution des difficultés et des maux qui affectent les systèmes juridiques européens et nationaux.
Les pouvoirs publics et nos concitoyens attendent une telle contribution (I), à laquelle l’Institut européen du droit offre une structure, des outils, un appui et des chances d’aboutir (II).
I. La voix de la communauté juridique française est aujourd’hui attendue sur plusieurs sujets d’importance et elle peine encore à bien se faire entendre.
A. Dans le monde globalisé qui est le nôtre et compte tenu du degré actuel d’imbrication des ordres juridiques nationaux et européens, les besoins de concertation et de coopération se sont accrus.
Vous le savez, notre ordre juridique est intégré à celui de l’Union européenne et il est largement ouvert et perméable au droit international. Plus de la moitié des lois adoptées par notre Parlement sont d’origine européenne. Les lois anciennes de nos services publics – égalité, continuité, mutabilité – sont désormais appliquées en tenant compte des standards européens. Des questions de société aussi centrales que la fin de vie, la filiation, la bioéthique, la laïcité, la protection de la vie privée, sont désormais réglées avec des outils et selon des principes renouvelés par l’influence des droits européens. Cette situation n’est pas le fruit du hasard ou d’un « laissez-faire juridique », auquel nous aurions consenti malgré nous ou à l’aveugle. Elle est au contraire la traduction d’une volonté claire et constante du Constituant et du législateur nationaux, en faveur d’une intégration des garanties de l’Etat de droit à l’échelle européenne. Pour autant, il ne suffit pas de vouloir et de décider cette intégration, pour qu’elle se mette en œuvre et s’organise d’une manière cohérente et efficace. En la matière, il n’y a pas de génération spontanée. L’intégration juridique requiert des actions continues et concertées de régulation systémique, sans lesquelles nous tomberions dans un climat d’insécurité et de désordre juridiques. Il en va aussi de l’acceptation sociale des normes appliquées et de la maîtrise de leur interprétation. Dans cette tâche, nous sommes confrontés à une double difficulté. D’une part, face aux questions inédites qui se posent, nous ne disposons pas d’une boîte à outils prête à l’emploi ; nos instruments de régulation sont encore jeunes, lacunaires et perfectibles ; il nous faut par conséquent mettre notre imagination au service de la plus grande rigueur juridique. D’autre part, nous ne saurions nous délester du poids de l’intégration sur les seules institutions qui ont la charge du fonctionnement des organisations supranationales européennes. L’ordre juridique de l’Union européenne, comme, à sa mesure, l’ordre juridique de la Convention européenne des droits de l’Homme disposent de leur propre système institutionnel. Mais leur régulation n’est pas le seul apanage des cours de Luxembourg ou de Strasbourg. Le principe de subsidiarité implique que les Etats assument des responsabilités en la matière et soient aussi quotidiennement « à la manœuvre ». Au-delà, les Etats et les institutions européennes attendent de la société civile et, spécialement, des sociétés savantes juridiques des contre-expertises, des propositions de réforme, une vision et une grille d’analyse du pluralisme juridique. La solution aux difficultés que nous rencontrons ne pourra pas être seulement descendante ; elle doit aussi être ascendante et s’appuyer sur la vitalité d’une communauté juridique et d’une doctrine universitaire qui soient engagées à l’échelle européenne.
B. Pour y parvenir, nous devons promouvoir un esprit d’ouverture et de coopération et nous engager résolument dans la voie d’un dialogue au-delà des frontières.
Nous avons la conviction que toute attitude de fermeture, de repli ou non coopérative serait une stratégie nécessairement perdante et source de graves mécomptes. Il nous faut, dans toutes les professions du droit – juristes ou jurisconsultes des administrations, juges, universitaires, avocats, notaires, huissiers - intégrer dans nos analyses les exigences du droit de l’Union, les solutions adoptées par nos partenaires, le point de vue des cours suprêmes européennes et nationales – non pas au détriment des intérêts légitimes des Etats, mais pour tirer parti de tous ces éléments d’appréciation et pour promouvoir de manière utile ces intérêts. Notre pays rayonnera et valorisera ses atouts stratégiques non pas contre l’Europe, mais avec elle et en son sein. Il est en notre pouvoir de faire bouger les lignes, d’influencer les positions, de peser dans les négociations internationales, à condition de savoir nous rassembler et nous projeter au sein des lieux de décision et de débat. Nous devons ainsi combattre notre propension nationale aux querelles de chapelle, notre goût exacerbé de la polémique, une certaine arrogance, que l’on tient en France pour un signe de distinction, mais qui est vaine et moquée à l’étranger. Nous devons aussi davantage nous impliquer dans la conception et la conduite de projets transfrontaliers et faire entendre d’une manière intelligible la voix de la France, y compris dans la lingua franca du temps, c’est-à-dire l’anglais. La maîtrise de cette langue véhiculaire est précieuse ; elle est même indispensable. Elle ne saurait pour autant faire reculer l’usage de notre langue, là où elle est pratiquée et, spécialement, au sein des institutions européennes. En tant que président du comité de l’article 255 TFUE, j’y suis attaché. Non pas seulement au nom de la défense d’intérêts nationaux, mais parce que le français transmet avec son lexique, ses modes de raisonnement, ses figures et ses représentations une certaine conception du droit et du rôle de l’Etat dans la régulation de nos sociétés. Notre langue offre de ce point de vue un terrain tout à fait propice à la discussion et à l’échange d’idées, mais elle ne doit pas être un écran ou un obstacle, mais au contraire un pont et une voie vers d’autres cultures juridiques. Notre tradition juridique rayonnera ainsi par sa capacité à être un creuset juridique. Au-delà des questions linguistiques, notre ouverture doit se traduire par une présence assidue et active au sein des institutions européennes, mais aussi dans des instances plus informelles : réseaux de coopération, associations internationales, colloques et manifestations en tout genre... Car le forum juridique européen n’est pas un lieu unique et central, il est composé de multiples enceintes où s’expriment les besoins des citoyens européens et où s’élaborent de manière diffuse et incrémentale les moyens d’y répondre.
II. Dans ce contexte, l’Institut européen du droit représente pour la communauté juridique française un lieu privilégié d’expression et d’engagement.
A. Créé le 1er juin 2011 à Paris, l’Institut a pour objet d’initier, de conduire et de faciliter les recherches et les propositions concrètes en droit européen.
Les missions de cette organisation non gouvernementale sont larges. Elle évalue et encourage le développement du droit de l’Union européenne, de ses politiques publiques et de ses bonnes pratiques, au service de l’essor de l’acquis européen et d’une application plus effective du droit de l’Union au sein des Etats membres. L’Institut analyse aussi l’articulation de plus en plus fine et complexe du droit de l’Union avec le droit international « classique » ainsi que le rôle éminent que le premier pourrait jouer dans la régulation du second. L’ELI conduit et facilite en outre les recherches juridiques paneuropéennes et, à cet égard, il prépare, évalue et améliore les principes et les règles qui sont communs aux systèmes juridiques européens. Enfin, il offre un forum de discussion et de coopération aux juristes, quelles que soient leur vocation et leurs fonctions, et, en particulier, aux universitaires, juges, avocats et aux autres professions du droit, qui prennent une part active au développement de l’ordre juridique européen et représentent ensemble une large palette de traditions juridiques. Pour accomplir ses missions, l’Institut a noué des partenariats avec plusieurs acteurs associatifs européens et non européens – comme Unidroit et l’American Law Institute - et il dispose de ses propres structures, qui comprennent, outre l’assemblée générale et le conseil, un comité exécutif et un sénat, au sein duquel a été institué un tribunal arbitral. Il met à disposition de ses membres des moyens humains et financiers, qui ne sont certes pas infinis, mais représentent une aide précieuse pour les projets qu’il soutient. Ces projets peuvent prendre la forme de Statements, qui sont le résultat de projets de court terme donnant une vue d’ensemble des différentes positions sur un sujet donné et, si possible, des pistes de convergence ou de synthèse entre ces positions. Les projets de l’ELI prennent aussi la forme d’ Instruments, qui sont l’aboutissement de projets de moyen-long terme proposant des solutions très abouties à l’appui de réformes législatives. En complément des groupes de travail sur les Statements et les Instruments, l’ELI s’est dotée de structures plus larges et pérennes : les « hubs nationaux », qui rassemblent la communauté juridique à l’échelon d’un pays, et les groupes d’intérêts spéciaux - SIGs (Special Interest Groups), qui portent sur un droit ou une thématique déterminés. Ont notamment été créés des groupes sur le droit administratif, le droit des affaires et financier, le droit de la concurrence, le droit des contrats, le droit du numérique ou encore les droits fondamentaux. Cette réunion sera l’occasion de vous présenter l’ensemble des projets conduits et ceux en cours de réalisation, ainsi que l’activité des différents groupes. Au sein de l’Institut européen du droit, il existe, pour chaque initiative, une structure d’accueil et de soutien et un cadre permettant de conduire jusqu’à leur aboutissement, des travaux d’une grande qualité.
B. Dans cette perspective et sans préempter nos échanges de ce jour, je souhaiterais attirer votre attention sur plusieurs sujets d’importance.
Ces sujets touchent à des pans dynamiques de notre droit public, comme par exemple le droit des sanctions administratives et les principes généraux qui en régissent l’édiction. Il s’agit en particulier des conditions d’application du principe ne bis in idem, que consacrent, d’une manière proche, mais pas identique, notre droit constitutionnel, le droit de l’Union européenne et la Convention européenne des droits de l’Homme – il y aurait à cet égard un travail très fécond d’articulation et de mise en perspective des arrêts Zolotoukhine[ii], Grande Stevens[iii] et Lucky Dev[iv] de la Cour de Strasbourg avec l’arrêt Akerberg Fransson[v] de la Cour de Luxembourg et la décision M. John L. du 18 mars 2015 du Conseil constitutionnel[vi], qui a rendu nécessaire l’ouverture d’un important chantier législatif en France. D’autres sujets de droit public suscitent l’intérêt des juristes et des juges. Ils portent notamment sur l’émergence d’un droit européen des procédures administratives, structuré autour d’un principe commun de bonne administration, dont les composantes se sont ramifiées selon les différentes traditions juridiques nationales et européennes. L’article 41 de la Charte des droits fondamentaux range notamment, sous ce principe, le droit d’être entendu avant l’édiction d’une mesure individuelle défavorable, le droit d’accès à son dossier ou encore l’obligation pour l’administration de motiver ses décisions. La mise en œuvre de ces garanties, également reconnues par les droits nationaux et la Convention européenne des droits de l’Homme, requiert un effort particulier de coordination et de convergence. Pour des raisons évidentes de simplicité et de sécurité juridiques, l’usager des services publics, le chef d’entreprise, le responsable associatif ou le citoyen en général ne sauraient avoir plusieurs visages selon les administrations auxquelles ils s’adressent. A cet égard, nous écouterons avec grand intérêt l’intervention de mon estimé collègue du comité de l’article 255 TFUE, M. Christiaan Timmermans, ancien président de chambre à la Cour de justice de l’Union européenne, sur l’interpénétration progressive du droit administratif européen et des droits administratifs nationaux.
Au-delà du seul domaine du droit public, des sujets plus transversaux m’apparaissent tout à fait stimulants, qu’il s’agisse de l’application concrète des principes de sécurité juridique et de confiance légitime, notamment en matière économique, financière et fiscale, ou encore de l’articulation entre le droit européen et le droit international et, spécialement, de l’extraterritorialité de certains instruments juridiques adoptés à l’étranger, comme par exemple aux Etats-Unis d’Amérique, ou par l’Union européenne. Le Conseil d’Etat connaît de ces sujets d’une manière croissante. La section du contentieux a rendu plusieurs décisions importantes consacrant les attentes légitimes des contribuables et elle se prononcera avant la fin de l’année sur une affaire opposant la société Google à la CNIL, qui pose notamment la question de l’application territoriale des décisions rendues par des autorités administratives nationales de régulation. Notre section du rapport et des études s’est également saisie de cette question lors de ses travaux sur la protection des droits fondamentaux à l’ère numérique, ainsi qu’à l’occasion des conférences du cycle qu’elle organise sur le droit comparé et la territorialité du droit.
Vous le voyez, l’intégration européenne ouvre, à de multiples niveaux, de nouveaux terrains de recherche et d’étude. Ces terrains ne doivent pas rester en jachère et la communauté juridique française doit prendre toute sa part à leur mise en valeur et à leur exploitation. Elle dispose pour cela de plusieurs leviers institutionnels et associatifs. Parmi ces derniers, figure l’Institut européen du droit qui, par ses structures, ses outils et ses équipes apparaît comme l’un des échelons les mieux adaptés et les plus riches. Je remercie chaleureusement sa présidente d’être aujourd’hui parmi nous ainsi que les membres du conseil et du comité exécutif, qui vont vous présenter les projets en cours de réalisation. La contribution de la France aux travaux de l’Institut est à l’évidence d’intérêt national et d’intérêt européen, car notre pays ne saurait ni rester à l’écart des instances transnationales où germent les règles de droit qui lui seront in fine appliquées, ni refuser de partager avec ses partenaires européens les fruits de sa culture juridique et de ses innovations récentes. L’intérêt national rejoint l’intérêt européen et se renforce en son sein, selon une dialectique ainsi résumée par Victor Hugo : « Lors même que nous nous unissons à l’Europe dans une sorte de grande nationalité, la France n’en est pas moins notre patrie, comme Athènes était la première patrie d’Eschyle et de Sophocle. Ils étaient athéniens comme nous sommes français, et nous sommes européens comme ils étaient grecs »[vii].
[i] Texte écrit en collaboration avec Stéphane Eustache, magistrat administratif, chargé de mission auprès du vice-président du Conseil d’État.
[ii] CEDH 10 février 2009, Zolotoukhine, n°14939/03.
[iii] CEDH 4 mars 2014, Grande Stevens, n°18640/10.
[iv] CEDH 27 novembre 2014, Lucky Dev, n°7356/10.
[v] CJUE, Grande chambre, 26 février 2013, Akerberg Fransson, C-617/10.
[vi] CC n°2014-453/454 QPC et n°2015-462 QPC du 18 mars 2015, M. John L. et autres.
[vii] V. Hugo, Les Burgraves, préface, 1842.