Dialogues franco-italiens pour l’Europe, Sciences po Paris
Paris, Jeudi 20 juin 2019
Intervention de Bruno Lasserre[1], vice-président du Conseil d’État
Monsieur le directeur,
Monsieur le président du Conseil d’État d’Italie,
Madame l’ambassadrice d’Italie en France,
Monsieur l’ambassadeur de France en Italie,
Messieurs les présidents,
Mesdames et Messieurs,
Je suis très heureux d’avoir été convié à participer à l’ouverture de la deuxième édition de ces dialogues franco-italiens en compagnie de mon collègue, M. Filippo Patroni Griffi, président du Conseil d’État d’Italie que je retrouve avec grand plaisir. Je crois en effet profondément à l’importance du dialogue entre les États membres de l’Union européenne tant au sein des institutions que dans une logique plus horizontale et bilatérale entre les États membres. A cet égard, je suis très attaché à la relation qui existe entre le Conseil d’État de France et le Conseil d’État d’Italie, deux institutions très anciennes, unies, comme l’a rappelé le président Patroni Griffi, par une histoire proche et des similarités évidentes dans leurs missions – nous sommes tous deux à la fois conseiller du Gouvernement et juge de l’administration – et qui se retrouvent également dans le rôle qu’elles jouent au service de l’État de droit dans leurs pays respectifs. Parmi les Conseils d’État d’Europe, ceux de France et d’Italie sont parmi les plus proches tant dans leur manière de fonctionner que dans leur conception de l’office du juge administratif. Comme vice-président du Conseil d’État de France, ma première visite à l’étranger a d’ailleurs été pour le Conseil d’État d’Italie et, alors que les soubresauts de la politique avaient conduit au rappel temporaire de notre ambassadeur en Italie, j’étais bien présent, à Rome, pour l’installation de mon collègue M. Patroni Griffi.
Cette proximité n’étonne pas lorsque l’on connaît les liens historiques entre nos deux pays et l’intérêt que les juristes français et italiens ont porté au développement de la justice administrative de chaque côté des Alpes. A ces similarités répondent pourtant des différences bien réelles. Nos histoires sont ainsi faites de bifurcations, comme lorsque la loi italienne du 20 mai 1865 a récusé l’influence napoléonienne et, temporairement, confié le contrôle des actes administratifs au juge judiciaire jusqu’en 1889 ; 1889 qui est précisément la date à laquelle le Conseil d’État de France a temporairement réduit son rôle consultatif et est devenu un juge administratif plein et entier avec l’abandon de la théorie du ministre juge, déjà précédée du passage de la justice retenue à la justice déléguée en 1872. Nos organisations juridictionnelles diffèrent également pour tenir compte des spécificités de nos deux pays. Mais ces divergences d’approche, ces dissemblances, sont surtout une source d’enrichissement mutuel. Notre relation est ainsi à l’image d’un couple solide, inscrit dans la durée, qui se nourrit de ses ressemblances autant que de ses différences et qui progresse ensemble grâce à un dialogue nourri.
Et c’est sur cette importante dimension du dialogue européen que je souhaite revenir aujourd’hui en guise de propos introductifs. En effet, s’interroger sur l’avenir de l’Europe ne peut seulement amener une réflexion sur les perspectives économiques de l’Union européenne ou sur la meilleure manière de relever les défis du futur tels que le phénomène migratoire, le réchauffement climatique, la croissance ou l’équilibre entre les générations. Derrière toutes ces questions, il y a une dimension juridique et des juges qui ont joué un rôle très important dans l’intégration européenne. Il ne s’agit pas tant ici de revenir sur la place prise par la Cour de justice de l’Union européenne dans cette histoire – même si elle est non négligeable –, mais bien plus de mettre en avant l’importance du rôle joué par les juridictions nationales pour affermir et défendre les valeurs européennes au sein de l’Union européenne. Comme l’a souligné très justement le président Patroni Griffi, nous avons bâti, au-delà des enjeux économiques, une Europe du droit qui rassemble autour de valeurs et d’objectifs communs. C’est pourquoi, pour reprendre le mot d’un juriste italien très connu de chaque côté des Alpes et célébré pour son importante contribution au droit administratif dans nos deux pays – Sabino Cassese – « Dans l’Europe d’aujourd’hui, nous n’avons plus besoin de guerriers, plus besoin de diplomates, nous avons besoin de juges ». Ces mots demeurent d’une très grande actualité pour trois raisons.
1. Ils le sont, d’une part, car les juges nationaux, français et italiens, ont largement contribué à l’intégration de l’ordre juridique européen dans leurs ordres nationaux respectifs assurant ainsi l’effectivité du droit de l’Union européenne. C’est parce que le droit de l’Union européenne peut se prévaloir de sa primauté en droit interne qu’il parvient à harmoniser et à unifier les dispositions applicables dans les domaines qui relèvent de sa compétence. D’abord réticent, le juge administratif français s’est progressivement converti à ces principes et il a accepté de faire primer les dispositions européennes dans l’ordre juridique interne assurant ainsi leur respect par l’administration. Aujourd’hui, le droit administratif français est en parfait accord avec les principes de primauté et d’effet direct dégagés par la Cour de justice de l’Union européenne. Le Conseil d’État s’est même activement engagé dans la définition du droit européen et de ses contours grâce à une pratique régulière du renvoi préjudiciel – je pense notamment au droit à l’oubli et au déréférencement qui a fait l’objet de plusieurs questions préjudicielles de la part du Conseil d’État de France. Pour ce dernier, l’Union européenne est une source féconde du droit, enrichissant notre corpus juridique et lui donnant une effectivité plus grande dès lors qu’il permet de mieux appréhender les phénomènes transnationaux tels que l’essor du numérique ou les pratiques de dumping fiscal ou social.
2. La citation de Sabino Cassese traduit en outre le rôle majeur joué par tous les juges nationaux et européens pour garantir une protection des droits fondamentaux la plus complète et effective qui soit. C’est en particulier à la Cour constitutionnelle italienne et à la Cour constitutionnelle fédérale allemande que l’on doit l’évolution de la Cour de justice de l’Union sur les droits fondamentaux et leur reconnaissance comme principes généraux du droit de l’Union européenne. Cet apport peut paraître technique, mais il ne doit pas être minimisé tant l’avenir de l’Europe réside aussi dans sa capacité à rester une union de droits, protectrice des personnes qui la composent. Là encore, le Conseil d’État de France a souhaité jouer un rôle actif, n’hésitant pas à transmettre toutes les questions préjudicielles qui lui paraissaient utiles pour faire préciser la portée de certains droits et définir ainsi un paysage commun des droits fondamentaux.
3. Enfin, le rôle des juges sera déterminant dans l’avenir de l’Europe au service de l’État et de l’adaptation de nos sociétés au nouveaux défis du monde global. Le rôle des juges a été toujours été d’accompagner les transformations de la société. Le Conseil d’État de France, comme celui d’Italie, remplit cette mission avec pertinence ayant à cœur de rendre des avis et des décisions concrètes, fondées en droit et praticables. Comme juges, nous voulons en effet être des juges incarnés, capables de changer et de prendre des risques pour apporter des solutions concrètes, apaiser les tensions et réduire les fractures. Cela se voit dans le développement du droit de la concurrence en France – mais aussi en Italie – auquel le Conseil d’État a apporté sa pierre au travers du contrôle des concentrations et des tarifs régulés. Cela se voit aussi dans l’intervention du juge administratif sur des sujets aussi sensibles que la laïcité ou la bioéthique. Sur ces sujets compliqués, ils nous appartient de trouver des réponses apaisantes pour préserver le vivre ensemble.
4. Mais cette action positive au service de l’Europe et des États qui la composent est aujourd’hui minée par une menace qui se fait ressentir avec de plus en plus d’acuité dans certains pays membres : le risque d’une atteinte à l’État de droit au travers, notamment, d’une remise en cause systématique des fondements de l’indépendance et de l’impartialité des juges. Au-delà de la communauté économique qui prévalait aux origines, l’Union européenne est aujourd’hui une communauté de droit unie autour de valeurs fondamentales au nombre desquelles figure l’indépendance de la justice, le pluralisme politique, le respect des minorités et des droits fondamentaux de la personne humaine. Son avenir est résolument ancré dans l’approfondissement de celles-ci et non dans leur remise en cause. Les juges de Sabino Cassese auront à ce titre un rôle à jouer pour défendre leur indépendance et continuer à faire progresser l’État de droit en Europe.
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Ces actions ne reposeront pas sur un juge en particulier et nous devrons tous prendre notre part à la construction du futur de l’Europe, ce qui suppose de notre part une collaboration active et un dialogue approfondi comme ceux que mènent déjà, avec le succès que j’ai rappelé, le Conseil d’État de France et le Conseil d’État d’Italie.
[1] Texte écrit en collaboration avec Sarah Houllier, magistrat administratif, chargée de mission auprès du vice-président du Conseil d’État.