Introduction de Jean-Marc Sauvé lors de la Réunion de l’Institut français des sciences administratives (IFSA), Table ronde consacrée au premier volume des Grandes conclusions de la jurisprudence administrative (1831-1940)
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Réunion de l’Institut français des sciences administratives (IFSA)
Table ronde consacrée au premier volume des Grandes conclusions de la jurisprudence administrative (1831-1940)
Conseil d’Etat, mardi 28 juin 2016
Introduction de Jean-Marc Sauvé[1], vice-président du Conseil d’Etat
Mesdames et Messieurs,
Mes chers collègues,
Je suis heureux d’ouvrir aujourd’hui cette table ronde consacrée, sous le patronage de l’Institut français des sciences administratives (IFSA), à l’ouvrage d’Hervé de Gaudemar et de David Mongoin, intitulé Les grandes conclusions de la jurisprudence administrative, dont le premier tome, couvrant la période 1831-1940, a été récemment publié.
1- Il faut le dire d’emblée : cette périodicité ne réserve pas la lecture de cet ouvrage aux seuls cercles éminents, mais sans doute restreints, des historiens du droit administratif et des membres de la juridiction administrative férus d’archéologie ou de généalogie juridiques. L’ouvrage réunit et rend accessibles des textes épars, parfois difficilement consultables. Il éclaire aussi d’un certain regard l’histoire du droit administratif, sous le double prisme des conclusions des commissaires du Gouvernement – pour respecter l’expression en usage dans la période choisie – et des arrêts du Conseil d’Etat. Chaque notice retrace l’itinéraire professionnel des commissaires et précise le contexte et l’apport des conclusions et chaque conclusion est suivie de l’arrêt tranchant l’affaire sur laquelle elle a été rendue. Cette présentation en « diptyque » montre comment le laconisme des décisions de justice, leur imperatoria brevitas, a été pendant longtemps compensé par le caractère très fouillé et « doctrinal » des conclusions. Mais, si nos modes de rédaction ont évolué et évolueront encore je l’espère, les conclusions n’ont rien perdu de leur richesse et de leur utilité. Selon la formule lampédusienne, il fallait sans doute que tout change pour que tout soit conservé dans l’intérêt des justiciables et de la bonne administration de la justice administrative. Le présent ouvrage, fruit d’un travail scientifique remarquable, nous permet ainsi de jeter un regard neuf et actuel sur la figure emblématique de notre ordre de juridiction.
2- Cette figure, qui n’est pas née avec notre institution, a accompagné l’affirmation de notre mission juridictionnelle. Ses origines remontent à l’Ancien régime, durant lequel les « Sieurs commissaires » ou « Commissaires du Conseil » examinaient les affaires avant qu’elles ne fussent soumises au Conseil du Roi[2]. Sa création par une ordonnance du 12 mars 1831 s’inscrit dans le droit fil du décret du 22 juillet 1806, qui a institué au sein du Conseil d’Etat une « commission du contentieux ». La pratique des commissaires a imposé rapidement, mais sans doute progressivement – l’ouvrage nuance[3] sur ce point l’opinion d’Edouard Laferrière[4] – l’indépendance de leurs fonctions. Car, si, en 1831, l’institution était en apparence le tribut payé à la défense de l’ordre public et des intérêts de l’administration, elle s’est affirmée d’une tout autre manière. Selon une pratique inchangée depuis le milieu du XIXème siècle, le commissaire du Gouvernement « a pour mission d’exposer les questions que présente à juger le recours sur lequel il conclut et de faire connaître, en toute indépendance, son appréciation, qui doit être impartiale, sur les circonstances de fait de l’espèce et les règles de droit applicables ainsi que son opinion sur les solutions qu’appelle, suivant sa conscience, le litige soumis à la juridiction à laquelle il appartient »[5]. Par leurs conclusions, les rapporteurs publics éclairent les formations de jugement sur les tenants et les aboutissant des cas d’espèce dont elles sont saisis, en rappelant le sens et la logique de l’évolution passée du droit et de la jurisprudence ; en montrant sa cohérence et son efficacité, comme ses lacunes, ses imperfections ou les points d’adaptation nécessaires ; en traçant des perspectives et en évaluant différentes options possibles à la lumière des apports de la doctrine et d’éléments de droit comparé ; enfin, en proposant des solutions qui, si elles ne sont pas in fine adoptées, pourront connaître des consécrations tardives, mais éclatantes.
3- Le rapporteur public est ainsi devenu la figure emblématique de notre ordre de juridiction et ce modèle a rayonné au-delà de nos frontières dans d’autres Etats dotés d’une juridiction administrative ainsi qu’à la Cour de justice de l’Union européenne, dont les onze avocats généraux sont ses descendants en ligne directe. S’il est devenu une référence, ce modèle ne s’est pas pour autant figé et, sans perdre son identité, ni toucher à ce qu’ont d’essentiel ses missions, il s’est renouvelé dans le cadre d’une modernisation globale du procès administratif, guidée par l’objectif de mieux prendre en compte le point de vue des justiciables dans le déroulement de nos procédures. Je soulignerai à cet égard plusieurs innovations récentes.
En premier lieu, la place du rapporteur public dans le procès administratif a été consolidée et sécurisée. En réponse aux critiques de la Cour européenne des droits de l’Homme, dans les arrêts Kress[6] et Martinie[7], il a en effet été précisé par un décret du 1er août 2006[8] que le commissaire du Gouvernement n’assiste plus au délibéré dans les tribunaux administratifs et les cours administratives d’appel et qu’au Conseil d’Etat, les parties peuvent demander qu’il n’y assiste pas. La Cour de Strasbourg a jugé, par sa décision Mme Etienne du 15 septembre 2009[9], ce dispositif conforme aux exigences de l’article 6 § 1 de la Convention européenne des droits de l’Homme. Par ailleurs, pour lever tout malentendu, la dénomination de commissaire du Gouvernement a été remplacée par celle de rapporteur public dans les juridictions administratives par le décret n°2009-14 du 7 janvier 2009[10], comme au Tribunal des conflits par un décret n°2015-233 du 27 février 2015[11].
En deuxième lieu, la fonction et le régime des conclusions ont été rappelés et précisés. Comme l’a souligné un arrêt de Section du 21 juin 2013[12], les conclusions « permettent aux parties de percevoir les éléments décisifs du dossier, de connaître la lecture qu’en fait la juridiction et de saisir la réflexion de celle-ci durant son élaboration tout en disposant de l’opportunité d’y réagir avant que la juridiction ait statué ». Par le même arrêt, le Conseil d’Etat a rappelé que « l’exercice de la fonction de rapporteur public n’est pas soumis au principe du caractère contradictoire de la procédure applicable à l’instruction », pour en conclure que, « pas plus que la note du rapporteur ou le projet de décision, les conclusions du rapporteur public - qui peuvent d’ailleurs ne pas être écrites - n’ont à faire l’objet d’une communication préalable aux parties »[13].
En troisième lieu, l’intérêt des conclusions pour les parties a été renforcé dans la continuité de nos pratiques contentieuses. Si le rapporteur public éclaire lors de la séance d’instruction et de l’audience les membres des formations d’instruction et de jugement, il s’exprime aussi en direction des parties au litige. Entre eux, s’instaure un échange singulier, où chacun joue loyalement « cartes sur table ». En amont de l’audience, les parties ont en effet communication dans un délai raisonnable du sens des conclusions, afin « d’apprécier l’opportunité d’assister à l’audience publique, de préparer, le cas échéant, les observations orales qu’elles peuvent y présenter, après le prononcé des conclusions du rapporteur public, à l’appui de leur argumentation écrite et d’envisager, si elles l’estiment utile, la production, après la séance publique, d’une note en délibéré »[14]. Comme l’a souligné la Cour de Strasbourg dans son arrêt Kress du 7 juin 2001, la communication avant l’audience du sens des conclusions aux parties, avec la possibilité pour elles de répliquer en produisant après l’audience une note en délibéré et l’impossibilité pour le rapporteur public, comme pour les membres de la formation de jugement, de soulever d’office un moyen nouveau sans avoir préalablement invité les parties à en débattre font partie des garanties qui assurent le parfait respect du principe du contradictoire – même s’il est clair que le rapporteur public n’est pas une partie, mais un membre de la juridiction. L’obligation pour le rapporteur public de communiquer le sens de ses conclusions avant l’audience a été inscrite « en dur » dans notre code[15] et la jurisprudence administrative en a déterminé les contours[16]. Par l’arrêt de Section du 21 juin 2013 déjà mentionné, a été précisé ce que recouvre le « sens » des conclusions, en distinguant les éléments qui doivent, à peine d’irrégularité, être communiqués aux parties et ceux qui peuvent l’être. D’une part, il incombe au rapporteur public de faire connaître aux parties, dans un délai raisonnable avant l’audience, « l’ensemble des éléments du dispositif de la décision [qu’il] compte proposer à la formation de jugement d’adopter »[17]. Cette exigence s’impose à peine d’irrégularité de la décision rendue sur les conclusions du rapporteur public. D’autre part, il est recommandé à ce dernier de faire aussi connaître aux parties, « en fonction de l’appréciation qu’il porte sur les caractéristiques de chaque dossier, les raisons qui déterminent la solution qu’appelle, selon lui, le litige et notamment d’indiquer lorsqu’il propose le rejet de la requête, s’il se fonde sur un motif de recevabilité ou sur une raison de fond, et, de mentionner, lorsqu’il conclut à l’annulation d’une décision, les moyens qu’il propose d’accueillir »[18]. La communication de ces informations n’est toutefois pas prescrite à peine d’irrégularité de la décision.
En quatrième lieu, le poids des conclusions dans le déroulement du procès administratif s’est accru grâce à une modification de l’ordre des prises de parole à l’audience. Depuis le décret du 7 janvier 2009[19], les parties ont en effet la possibilité de présenter des observations orales et, au Conseil d’Etat, de « brèves observations orales », après le prononcé des conclusions du rapporteur public. Les parties se sont pleinement approprié cette faculté de répliquer oralement aux conclusions, qui va au-delà de ce qu’exigent les standards européens. L’intervention du rapporteur public a pris ainsi un relief accru lors de l’audience, au bénéfice d’une oralité plus riche, plus pertinente et plus efficace. Dans les tribunaux administratifs et les cours administratives d’appel, les parties ne s’expriment d’ailleurs, au terme d’une expérimentation engagée à compter du 1er février 2009[20], qu’après le rapporteur public[21].
Au terme de cette évolution, le statut, les missions et les méthodes de travail du rapporteur public ont été pleinement compris et reconnus par la Cour de Strasbourg. Par une décision d’irrecevabilité Marc-Antoine du 4 juin 2013[22], la Cour a souligné que le rapporteur public ne peut pas être qualifié de partie et qu’il ne se distingue de ses collègues siégeant dans les formations de jugement que par les fonctions particulières qui lui sont confiées de façon temporaire ; que son rôle consiste à exposer publiquement, et en toute indépendance, son opinion sur les questions que présentent à juger les requêtes et sur les solutions qu’elles appellent ; que ses conclusions, qui intègrent l’analyse du conseiller rapporteur à laquelle il a accès, sont de nature à permettre aux parties de percevoir les éléments décisifs du dossier et la lecture qu’en fait la juridiction, leur offrant ainsi l’opportunité d’y répondre avant que les juges n’aient statué. Ces éléments ont permis à la Cour de conclure que « cette particularité procédurale, qui permet aux justiciables de saisir la réflexion de la juridiction pendant qu’elle s’élabore et de faire connaître leurs dernières observations avant que la décision ne soit prise, ne porte pas atteinte au caractère équitable du procès »[23]. Cette analyse est, on le voit, extrêmement proche de celle de l’arrêt de section du 21 juin 2013 précité, qui a été rendu le même mois que la décision Marc-Antoine.
4- Ce bref panorama montre la vitalité de l’institution du rapporteur public. Les récentes réformes du procès administratif ont réaffirmé, consolidé et revalorisé ses missions qui, pour l’essentiel, sont restées les mêmes depuis le milieu du XIXème siècle, mais qui s’inscrivent désormais dans un cadre procédural et des pratiques profondément renouvelés. Il faut à ce titre souligner que, face à la massification des contentieux, le travail du rapporteur public a été préservé et, dans les juridictions du fond, recentré sur son « cœur de métier » grâce à un dispositif de dispense, au périmètre soigneusement circonscrit[24] et dont la mise en œuvre est entourée de solides garanties procédurales[25]. Le rapporteur public est et restera l’un des gages de qualité de la justice rendue par les juridictions administratives. Pour rendre tout à fait compte de la vitalité de cette institution, il faudrait recenser et mentionner les grandes conclusions qui, ces dernières décennies, comme par le passé, ont été le support et l’aiguillon de la jurisprudence administrative. Ce serait là une tâche passionnante et en même temps redoutable, qui mériterait à elle seule un ou deux tomes. Il faut espérer qu’après le présent volume consacré à la période 1831-1940, les auteurs relèveront ce défi.
[1] Texte écrit en collaboration avec Stéphane Eustache, magistrat administratif, chargé de mission auprès du vice-président du Conseil d’État.
[2] Voir N. Rainaud, Le commissaire du Gouvernement près le Conseil d’Etat, éd. LGDJ, 1996, p. 14.
[3]Gaudemar et Mongoin, Les grandes conclusions de la jurisprudence administrative, tome 1, éd. LGDJ, p. 15.
[4] E. Laferrière, Traité de la juridiction administrative et des recours contentieux, éd. Berger-Levrault, 1896, tome I, p. 236.
[5]Selon une formule datant d’un arrêt Gervaise (CE 19 juillet 1957, Rec. 466), réitérée par un arrêt Esclatine (CE 29 juillet 1998, Rec. 320) et, plus récemment, par un arrêt de Section Communauté d’agglomération du pays de Martigues (CE, Sect., 21 juin 2013, Rec. 167).
[6] CEDH 7 juin 2001, Kress c. France, n°39594/98.
[7] CEDH, Grande chambre, 12 avril 2006, Martinie c. France, n°58675/00.
[8] Décret n° 2006-964 du 1er août 2006 modifiant la partie réglementaire du code de justice administrative.
[9] CEDH 15 septembre 2009, Etienne c. France, n°11396/08.
[10] Décret n° 2009-14 du 7 janvier 2009 relatif au rapporteur public des juridictions administratives et au déroulement de l'audience devant ces juridictions.
[11] Décret n° 2015-233 du 27 février 2015 relatif au Tribunal des conflits et aux questions préjudicielles.
[12] CE, Sect., 21 juin 2013, Communauté d’agglomération du pays de Martigues, n°352427, pt. 5.
[13] CE, Sect., 21 juin 2013, Communauté d’agglomération du pays de Martigues, n°352427, pt. 5.
[14] CE, Sect., 21 juin 2013, Communauté d’agglomération du pays de Martigues, n°352427, pt. 6.
[15]Article 1er du décret n°2009-14 du 7 janvier 2009, qui a créé l’article R 711-3 et modifié l’article R 712-1 du code de justice administrative.
[16] Voir en ce qui concerne le régime de la note en délibéré : CE 12 juillet 2002, Leniau, n°236125 ; en ce qui concerne le communication du « sens » des conclusions avant l’audience : CE, Sect., 21 juin 2013, Communauté d’agglomération du pays de Martigues, n°352427 ; voir sur ce point : X. Domino et A. Bretonneau, « De la loyauté dans le procès administratif », AJDA, 2013, p. 1276.
[17]CE, Sect., 21 juin 2013, Communauté d’agglomération du pays de Martigues, n°352427, pt. 6.
[18] CE, Sect., 21 juin 2013, Communauté d’agglomération du pays de Martigues, n°352427, pt. 7.
[19] Article 1er du décret n° 2009-14 du 7 janvier 2009 relatif au rapporteur public des juridictions administratives et au déroulement de l'audience devant ces juridictions, qui a modifié les articles R 732-1 et R 733-1 du code de justice administrative.
[20] Article 2 du décret n° 2009-14 du 7 janvier 2009 relatif au rapporteur public des juridictions administratives et au déroulement de l'audience devant ces juridictions.
[21] Article 7 du décret n°2011-1950 du 23 décembre 2011 qui a modifié l’article R 732-1 du code de justice administrative.
[22] CEDH 4 juin 2013, Marc-Antoine c. France, n°59484/09.
[23] CEDH 4 juin 2013, Marc-Antoine c. France, n°59484/09, § 32.
[24]Art. R. 732-1-1 du code de justice administrative.
[25] Voir en ce qui concerne la possibilité de soulever devant le juge d’appel et, le cas échéant, devant le juge de cassation un moyen tiré de ce que l’affaire ne relevait pas de l’un des contentieux mentionnés à l’article R. 732-1-1 du code de justice administrative : CE 1er avril 2015, Eloku Mboyo, n°377318 ; en ce qui concerne l’obligation pour le juge de soulever d’office, dans certains cas, au titre du champ d’application de la loi, l’irrégularité relative à une dispense de conclusion : CE 15 octobre 2014, Société Geciotel, n°365074 ; en ce qui concerne l’obligation de mentionner, sous peine d’irrégularité, dans l’avis d’audience l’ensemble des informations relatives aux conclusions du rapporteur public : CE 15 décembre 2015, Département de Seine-Saint-Denis, n°380634 ; en ce qui concerne l’obligation de viser, sous peine d’irrégularité, la décision dispensant du prononcé de conclusions, même dans le cas où l’article autorisant la dispense est visé : CE 13 avril 2016, Roth, n°381175