Le « nouveau procès administratif »

Par Jean-Marc Sauvé, Vice-président du Conseil d'Etat
Discours
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Intervention de M. Jean-Marc Sauvé vice-président du Conseil d’État, lors des Troisièmes États généraux du droit administratif "Le juge administratif et les questions de société" à la Maison de la Chimie à Paris le vendredi 27 septembre 2013.

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Troisièmes Etats généraux du droit administratif -Le juge administratif et les questions de société

Maison de la Chimie - Vendredi 27 septembre 2013

Le « nouveau procès administratif »

Intervention de M. Jean-Marc Sauvé[i] vice-président du Conseil d’Etat

 

Madame la vice-présidente du Conseil national des barreaux,

Mesdames et Messieurs les bâtonniers et les présidents,

Mesdames et Messieurs les avocats,

Mesdames et Messieurs les professeurs,

Mesdames et Messieurs,

Chers collègues,

Je suis heureux que, selon une tradition maintenant bien établie, puisque nous en sommes à la troisième édition, le Conseil national des barreaux et le Conseil d’Etat poursuivent leur collaboration en organisant une nouvelle fois des Etats généraux du droit administratif. Les deux premières éditions furent un succès et je ne doute pas qu’il en aille de même de cette troisième manifestation. Le thème choisi cette année intéresse particulièrement la juridiction administrative, puisqu’il porte sur « Le juge administratif et les questions de société » : ce sujet immense est heureusement circonscrit par les quatre ateliers de cet après-midi, qui porteront respectivement sur le droit au logement, le principe de précaution en droit de l’environnement, le juge administratif et la privation de liberté et la notion de harcèlement et de discrimination. Je remercie les intervenants qui ont accepté d’animer ces ateliers.

Introduire un colloque comportant des sujets aussi divers ne revêt pas un caractère de grande évidence. Il serait notamment assez périlleux de prétendre systématiser la place du juge administratif en ce qui concerne les questions de société ou le poids qu’il peut avoir dans le règlement de celles-ci. Il me semble en revanche d’un grand intérêt d’aborder la question sous l’angle choisi pour la table ronde de ce matin, intitulée « Nouvelles attentes de la société, nouveau procès administratif ». C’est plus particulièrement sur la deuxième partie de cette phrase que je voudrais m’arrêter pour, sans empiéter sur la table ronde, évoquer ce qu’est, ou ce que n’est pas, le « nouveau procès administratif ».

Je commencerai à cette fin par quelques observations sur les termes mêmes du sujet (I) avant de revenir sur quelques-unes des caractéristiques de ce « nouveau procès » (II).

I. Le « nouveau procès administratif » : quelques observations sur les termes du sujet

Qu’est-ce que le procès administratif ? Celui-ci peut sans doute être défini, de manière simple, temporellement, comme la période qui s’écoule entre l’introduction de la requête et la solution du litige par le juge administratif. Une telle définition revient à examiner non les normes institutionnelles, relatives à l’organisation de la juridiction, mais celles relatives au procès lui-même[ii]. Avant de construire le sujet, toutefois, c’est à une déconstruction de celui-ci que je vous convie, puisqu’il me semble que le terme de procès administratif est, en contentieux administratif, d’usage fort récent (1) et que, en outre, il est difficile de penser que le procès administratif puisse être nouveau, au sens de rupture avec un procès « ancien » (2).

1. Une recherche étymologique montre que le « procès », en contentieux administratif, est récent !

De manière étonnante, l’utilisation même du terme de procès a en effet été longtemps assez rare en contentieux administratif. Le plus surprenant est sans doute que ce terme n’apparaît, encore aujourd’hui, à aucun moment dans le code de justice administrative. Il n’apparaît pas plus dans la table des matières ou dans l’index des deux « traités historiques » du contentieux administratif : le Traité de la juridiction administrative et des recours contentieux de mon illustre prédécesseur, Edouard Laferrière[iii], et le Cours de contentieux administratif du président Odent[iv]. Seule l’expression, due à Laferrière, de « procès fait à un acte », pour caractériser le recours pour excès de pouvoir, semble avoir traversé les années[v]. Dans son manuel de contentieux administratif, de plus de 1 500 pages, le professeur Chapus emploie parfois le terme de procès, mais le mot n’apparaît à aucun moment dans la table des matières[vi]. L’index est susceptible de nous donner une indication : le terme tant recherché n’apparaît sous la plume du professeur que dans une expression, d’ailleurs entre guillemets, qui est celle de « procès équitable ».

Le mot de « procès » serait donc, c’est une hypothèse, introduit comme une catégorie du contentieux administratif par le biais de la convention européenne des droits de l’homme et, en particulier, de son article 6. La consultation de manuels et traités plus récents conforte cette intuition[vii] : la terminologie de « procès » y est employée pour parler des « principes directeurs du procès administratif ». Tels que présentés, ces principes directeurs reprennent en général à la fois les grandes lignes fondatrices du contentieux administratif, énoncées en particulier dans les dix articles suivant l’article premier du code de justice administrative, mais aussi les apports européens du droit au procès équitable.

Que déduire de ce constat ? Que les termes de « procédure contentieuse », « recours », « instruction », « instance », « audience », « jugement » ou « voies de recours » apparaissent encore suffisants, aujourd’hui, et sans doute plus précis que le terme de procès. Le procès revêt en outre, je le crois, une connotation plus ouverte vers l’extérieur de la juridiction – j’y reviendrai. Passons maintenant au second terme de l’équation, le mot « nouveau ».

2. Dans une perspective anthropologique, le nouveau ne pourra jamais réellement l’être.

Réfléchir à la nouveauté, c’est, implicitement mais nécessairement, penser la rupture et la discontinuité. Or, en matière de procès administratif, c’est un pas qu’il n’est pas aisé de franchir – il n’est qu’à voir avec quelle prudence le juge décide, parfois, de renverser une jurisprudence, pour savoir que le procès administratif ne fait pas, chaque année, l’objet de révolutions.

En outre, l’acte de juger repose sur un ethos, c’est-à-dire à la fois une manière d’être et des valeurs, qui présentent, sous de nombreux aspects, un caractère immuable. Comme le disait le président Labetoulle lors du colloque célébrant le deuxième centenaire du Conseil d’Etat, « à côté de ces évolutions passées, présentes et à venir, rien n’est plus permanent que ce qui est peut-être l’essentiel, ce qui est la manière dont nous concevons, percevons, pratiquons notre façon de vivre ensemble, de travailler et de décider »[viii]. C’est quelque part dans l’ascèse et la rigueur, dans l’exigence de liberté et d’indépendance, dans le débat contradictoire avec les parties et la discussion avec les collègues, que se situe aussi, et peut-être surtout, l’essence du travail du juge. C’est en cela que Daniel Labetoulle pouvait dire, sentiment que je partage en grande partie : « Je ne parviens pas à raisonner en termes de discontinuité, ni moins encore, de rupture ou de révolution ». Il continuait : « Alors : continuité ? Discontinuité ? », pour conclure « ni seulement l’une, ni seulement l’autre »[ix]. Ce propos rejoint au demeurant pleinement celui exprimé récemment, au sujet du droit administratif en général et du procès administratif en particulier, par le président Stirn, selon lequel, en 2013, le droit administratif n’est « ni tout à fait le même, ni tout à fait un autre »[x].

Une perspective anthropologique, axée sur le fonctionnement interne et quotidien de la juridiction administrative, qui observe, si j’ose dire, « le juge administratif en marche », une telle perspective ne peut que, sinon disqualifier, du moins faire émerger avec de sérieuses précautions l’idée qu’existerait un « nouveau procès administratif », marquant une discontinuité, une rupture avec le procès « ancien ».

Et pourtant, chacun le voit, le procès administratif est aujourd’hui différent d’hier. Ainsi que le disait le professeur Chapus en 1998, en ouverture de la journée d’études organisée par le Conseil d’Etat intitulée « Evolutions et révolutions du contentieux administratif » : « Depuis quelques années, on nous a beaucoup changé […] notre justice administrative […] il ne s’est pas agi simplement de remaniements limités, de progressions mesurées et d’innovations prudentes […] il y a eu institution d’un nouveau juge administratif »[xi]. Ce sont ces points que je souhaiterais maintenant aborder. Je le ferai toutefois sans développer trop avant certains sujets, au risque de déflorer la thématique qui sera traitée ce matin.

II. A propos de quelques caractéristiques du nouveau procès administratif

Le « nouveau procès administratif », ce sont tout d’abord trois lois qui ont changé en profondeur la procédure contentieuse : la loi du 31 décembre 1987 portant réforme du contentieux administratif, qui crée les cours administratives d’appel[xii], la loi du 8 février 1995 relative à l'organisation des juridictions et à la procédure civile, pénale et administrative, qui réforme la procédure d’exécution des décisions juridictionnelles[xiii] et la loi du 30 juin 2000 relative au référé devant les juridictions administratives[xiv]. Mais, outre ces clairs changements de cap, c’est aussi par touches successives et moins ostensibles que le procès administratif s’est modifié, du fait tant d’évolutions législatives et réglementaires que jurisprudentielles, voire de l’utilisation d’instruments de droit souple.

Je souhaiterais insister aujourd’hui plus particulièrement sur trois points en ce qui concerne les mutations de la procédure contentieuse : les évolutions des missions du juge tout d’abord (1), les transformations des pouvoirs qui lui sont conférés pour assurer l’effectivité de ses missions ensuite (2) et, en dernier lieu, les changements dans les relations que noue le juge avec les parties au procès (3).

1. Les mutations du procès administratif tiennent tout d’abord aux évolutions des missions du juge.

Plutôt que d’un procès administratif au singulier, l’observateur pourrait être tenté de parler, actuellement, des procès administratifs au pluriel. Dans de nombreux contentieux en effet, les règles de procédure applicables varient pour tenir compte de certaines contraintes et des spécificités de certaines affaires.

L’exemple le plus marquant en est sans doute la réforme des référés, qui a confié au juge administratif la mission de statuer en urgence sur des requêtes présentant souvent des enjeux critiques pour les requérants. La refondation des procédures d’urgence par la loi du 30 juin 2000[xv] a constitué une évolution majeure, tant d’un point de vue juridique que culturel. Juridique, car les procédures d’urgence auparavant existantes étaient profondément insatisfaisantes et ne permettaient pas d’atteindre le but recherché[xvi]. Culturel aussi : lorsque l’on a, comme moi, connu la juridiction administrative avant et après la loi du 30 juin 2000, on sait à quel point, comme le disent Mattias Guyomar et Bertrand Seiller, « longtemps, le modèle judiciaire de la juridiction des référés peina à s’acclimater ». On sait aussi que cette nouvelle mission, voire même « ce nouveau juge », expression en l’espèce appropriée, a permis de moderniser, de « dépoussiérer » l’action d’un juge qui, à force de ne pas pouvoir traiter de l’urgence, aurait perdu ses prérogatives et mis sa propre existence en péril[xvii]. Les référé-suspension et liberté, notamment, permettent désormais au juge d’être en prise avec le temps de l’action administrative. Le juge des référés évolue dès lors dans un cadre procédural très particulier. Il en va de même du juge unique dans certains contentieux, par exemple celui de l’éloignement des étrangers qu’a voulu avec force instituer le président Marceau Long, dès lors que le principe même d’un recours juridictionnel suspensif était décidé par le Gouvernement. De manière générale, il résulte de ces nouvelles missions un contrôle accru du juge sur les décisions de l’administration ainsi qu’une affirmation de son rôle de protecteur des libertés et droits fondamentaux.

Les missions du juge administratif ont également évolué sur d’autres points. Je pense par exemple au nouveau procès constitutionnel, à la suite de l’introduction dans notre droit de la question prioritaire de constitutionnalité, et du rôle de filtre joué par la juridiction administrative comme par la juridiction judiciaire. Sans modifier fondamentalement le procès administratif, il y ajoute une nouvelle étape, marquée par des règles procédurales spécifiques, et il donne un rôle nouveau au juge administratif dans la défense des droits et libertés constitutionnellement garanties.

Il est aussi possible d’évoquer ici le déplacement progressif de la frontière entre juge de l’excès de pouvoir ou de l’annulation et juge de plein contentieux, dont le contentieux des sanctions[xviii] comme celui des contrats[xix] offrent des exemples saisissants, ou d’évoquer encore la transformation de l’office du juge des contrats[xx]. Ces évolutions jurisprudentielles conduisent à transformer non seulement les missions du juge administratif, mais également la coloration du procès administratif et, plus généralement, la façon dont est conçu l’office du juge[xxi].

L’évolution des missions du juge administratif doit encore être mise en perspective dans un contexte plus global, qui est celui de la croissance du contentieux et de la nécessité d’un traitement raisonnablement rapide des requêtes. Deux risques structurels pourraient autrement se réaliser : le premier serait celui d’une juridiction tellement encombrée qu’elle serait sujette à la critique du déphasage total avec les légitimes attentes de la société ; le second serait le risque systémique de condamnations en chaîne pour manquement au droit à un procès équitable consacré à l’article 6§1 de la convention européenne des droits de l’homme[xxii].

Ces risques sont actuellement conjurés devant les juridictions administratives, puisque, toutes affaires confondues et devant toutes les juridictions, la capacité de jugement annuelle est désormais supérieure au stock des affaires en instance – pour le dire autrement, le délai prévisible moyen de jugement est, depuis 2011, assez nettement inférieur à un an à tous les niveaux de la juridiction administrative. En outre, un effort important a été fait pour résorber le stock des dossiers de plus de deux ans en attente de jugement : la part de ces dossiers représentait fin 2012 13 % du stock devant les tribunaux administratifs, moins de 5 % du stock devant les cours administratives d’appel et 6 % devant le Conseil d’Etat. Ces résultats sont le fruit du travail constant et déterminé fourni par les magistrats et les agents de greffe des juridictions administratives. Ils font de la juridiction administrative un ordre de juridiction exemplaire.

La diversité qui a progressivement été introduite dans les procédures de jugement a également été salutaire, en ce qu’elle a permis d’adapter le travail fourni par le juge aux difficultés et aux enjeux de chaque affaire. L’existence de procédures avec un juge statuant seul, la possibilité de dispense de conclusions du rapporteur public, l’existence ou non d’une voie d’appel sont autant de choix procéduraux qui permettent au juge administratif de concentrer ses forces sur les affaires les plus difficiles, sans rien enlever, je le crois, aux garanties dont bénéficient les justiciables et leurs conseils, ni à la qualité de la justice rendue.

2. Mutation des missions, donc, mais le procès administratif se transforme également du fait des pouvoirs que le juge met en œuvre pour assurer ses missions.

Durant le cours de l’instance, tout d’abord, les pouvoirs d’instruction du juge administratif ont été diversifiés et leur mise en œuvre pratique est encouragée. Je pense notamment à la possibilité, ouverte depuis le décret du 22 février 2010[xxiii], de faire appel à un amicus curiae[xxiv] ou de demander un avis sur une question technique qui ne requiert pas d’investigations complexes[xxv]. Ces pouvoirs, – comme les pouvoirs d’instruction plus classiques mais qui, pour certains, vivent une nouvelle jeunesse, comme la procédure d’« enquête à la barre » à laquelle le Conseil d’Etat recourt depuis quelques années de manière accrue – ces pouvoirs permettent au juge de remplir pleinement l’office qui est le sien dans le cadre de la procédure inquisitoire[xxvi].

Les pouvoirs du juge administratif ont aussi été considérablement renforcés en ce qui concerne les effets de ses décisions. Les réformes ayant instauré un pouvoir d’injonction et d’astreinte, par les lois du 16 juillet 1980[xxvii] et du 8 février 1995[xxviii], ont à cet égard été déterminantes. La « hardiesse »[xxix] de la loi du 8 février 1995, notamment, a permis de déconcentrer les pouvoirs auparavant détenus par la section du rapport et des études et la section du contentieux vers les tribunaux administratifs et les cours administratives d’appel. La banalisation des injonctions comme des astreintes a entraîné un changement profond pour le juge administratif et a eu une incidence sans doute non négligeable sur le positionnement de l’administration vis-à-vis de celui-ci.

L’effectivité des décisions du juge administratif en ressort indéniablement renforcée[xxx].Le juge administratif, par ailleurs, n’a pas hésité, de lui-même, à apporter des précisions pour expliciter les conséquences à tirer de l’annulation prononcée[xxxi], voire à prononcer une annulation conditionnelle[xxxii].

 

3. Le procès administratif évolue enfin, car le juge administratif est particulièrement attentif à assumer son rôle de manière impartiale, loyale et ouverte.

Si l’on décrit, comme le fait Denis Salas, le procès comme une « cérémonie de reconstitution du lien social »[xxxiii], l’intervention d’un tiers non partisan permettant de mettre à distance le conflit et d’y trouver une solution, il est dès lors primordial que ce tiers soit irréprochable aux yeux des parties. Cela tient sans doute au statut du juge administratif, dont la qualité de magistrat est désormais reconnue. Cela tient surtout à l’impartialité du juge. Ce sont, on le sait, des questions d’impartialité objective qui ont conduit à des évolutions du procès administratif afin que soient respectées, notamment, les exigences de l’article 6 de la convention européenne des droits de l’homme, telles qu’interprétées par la Cour de Strasbourg.

L’objectif poursuivi par les réformes était d’atteindre une impartialité structurelle incontestable. L’interdiction de la présence du rapporteur public au délibéré, sauf au Conseil d’Etat où les parties peuvent toutefois s’opposer à sa présence[xxxiv], comme la communication du sens des conclusions avant l’audience et la possibilité, pour les parties et leurs conseils, de reprendre la parole après le rapporteur public[xxxv], conduisent ainsi à renforcer l’impartialité objective du procès administratif. La cour européenne des droits de l’homme a au demeurant récemment rejeté, comme manifestement mal fondée, une requête qui contestait la communication au rapporteur public du Conseil d’Etat de la note et du projet d’arrêt du rapporteur, au motif que cette communication serait contraire aux principes du procès équitable[xxxvi].

Outre le rôle du rapporteur public, le cumul des fonctions administratives et juridictionnelles par le Conseil d’Etat a pu poser question ou faire débat[xxxvii]. Il a toutefois été jugé qu’in abstracto, aucune incompatibilité ne pouvait être relevée entre cette double fonction et l’article 6§1 de la convention[xxxviii]. La pratique selon laquelle les membres du Conseil d’Etat qui participent au jugement des recours dirigés contre des actes pris après avis du Conseil ne peuvent prendre connaissance de ces avis, ni des dossiers des formations consultatives, fait en outre désormais l’objet d’une traduction réglementaire[xxxix]. Il en est allé de même auparavant de la pratique selon laquelle un membre du Conseil d’Etat ne peut participer au jugement d’une requête sur un acte dont il a eu à connaître en formation consultative. Les parties peuvent même dans ce cas accéder à la liste des membres du Conseil ayant pris part à la délibération de l’avis[xl]. J’ajouterais enfin que des outils de droit souple permettent également de garantir une meilleure impartialité : c’est le cas de la charte de déontologie, adoptée en 2011, et de l’institution d’un collège de déontologie, dont l’activité est importante.

La relation du juge avec les parties repose sur un deuxième pilier, celui de la loyauté des débats, c’est-à-dire de l’organisation « d’un débat contentieux sans piège et sans surprise »[xli]. Certains des éléments déjà mentionnés vont dans ce sens, comme la possibilité pour les parties de reprendre la parole suite aux conclusions du rapporteur public. D’autres peuvent être évoqués, comme la possibilité ou l’obligation de rouvrir l’instruction après sa clôture ou la production d’une note en délibéré[xlii], l’exigence d’une demande des parties et d’un débat contradictoire pour pouvoir procéder à une substitution de motifs ou le fait que le juge ne puisse procéder d’office à une substitution de base légale ni trancher un litige sur un terrain dont les parties n’auraient pas débattu, sans avoir mis celles-ci à même de présenter leurs observations[xliii]. Ces jurisprudences sont autant de balises sur la voie d’un débat contentieux équilibré et serein.

Outre l’impartialité et la loyauté, c’est également l’ouverture qui caractérise les relations du juge avec les parties. Le développement de l’oralité dans le procès administratif va pleinement dans ce sens, de même que celui des calendriers d’instruction[xliv]. La généralisation des téléprocédures[xlv], permettant les échanges dématérialisés avec les parties et leurs conseils, remodèle encore les relations avec les parties : celles-ci seront plus simples, plus rapides et moins coûteuses, tout en étant techniquement très sûres.

***

Il n’y a pas de doute, le procès administratif a évolué. Le « nouveau procès administratif » est en fait un procès administratif renouvelé. Respectant les principes directeurs d’une bonne justice ainsi que les grands équilibres propres à l’histoire de la juridiction administrative, des considérations d’efficacité, de pragmatisme et d’ouverture ont conduit le juge à franchir des frontières qu’il n’aurait pas imaginé traverser quelques années plus tôt. Au regard des différentes évolutions mentionnées, qui permettent au juge de se projeter dans une nouvelle ère, je crois qu’il ne faut pas regretter ces changements. Ces mutations, en outre, n’ont pas fait oublier ni d’où vient le juge administratif, ni l’essence de ses missions, ni, surtout, ce qui a toujours fait la qualité de la justice qu’il rend. Qu’on me permette ici, pour terminer mon propos, de citer à nouveau le président Labetoulle : « Alors : continuité ? Discontinuité ? Ni seulement l’une, ni seulement l’autre. "C’est en allant vers la mer que le fleuve est fidèle à la source" (Jean Jaurès). Nous avons suivi notre cours. Nous continuerons. Mais nous avons un héritage ; nous venons de lui ; nous lui sommes et lui demeurons fidèles »[xlvi].

[i]Texte écrit en collaboration avec M. Olivier Fuchs, conseiller de tribunal administratif et de cour administrative d’appel, chargé de mission auprès du vice-président du Conseil d’Etat.

[ii]M. Guyomar, B. Seiller, Contentieux administratif, Dalloz, Hypercours, 2010, p. 251 .

[iii] E. Laferrière, Traité de la juridiction administrative et des recours contentieux, Berger-Levrault, 1896.

[iv] B. Odent, Contentieux administratif, Dalloz, 2007.

[v]E. Laferrière, op. cit., p. 561.

[vi]Montchrestien, éd 2008. Le manuel du professeur Pacteau fait, en revanche, mention des « règles fondamentales d’examen des procès administratifs » (Traité de contentieux administratif, PUF, 2008).

[vii]Voir en particulier M. Guyomar, B. Seiller, op. cit, 2010, p. 251 ; M. Deguergue, « Les principes directeurs du procès administratif », in P. Gonod, F. Melleray, P. Yolka, Traité de droit administrtaif, Dalloz, 2011, p. 549.

[viii]D. Labetoulle, « Evolutions et révolutions du contentieux administratif. Conclusions », in Deuxième centenaire du Conseil d’Etat, La revue administrative, PUF, 2001, p. 249.

[ix]Ibid.

[x]B. Stirn, « Le droit administratif vu par le juge administratif », AJDA, 2013, p. 387.

[xi]R. Chapus, « Evolutions et révolutions du contentieux administratif. Ouverture », in Deuxième centenaire du Conseil d’Etat, La revue administrative, PUF, 2001, p. 146.

[xii]Loi n° 87-1127.

[xiii]Loi n° 95-125.

[xiv]Loi n° 2000-597.

[xv] Précitée.

[xvi]Voir ainsi R. Chapus, Droit du contentieux administratif, Montchrestien, 2008, 13e éd., p. 1356.

[xvii]Les justiciables persistaient à demander du juge judiciaire ce qu’ils ne pouvaient obtenir du juge administratif (voir en particulier la retentissante affaire TC, 12 mai 1997, Préfet de police de Pairs c. TGI de Paris, n° 03056, Rec. p. 597).

[xviii]En particulier depuis CE, Ass., 16 février 2009, Société Atom, n° 274000, Rec. p. 25.

[xix]En particulier avec CE, Ass., 16 juillet 2007, Société Tropic Travaux Signalisations, n° 291545, Rec. p. 360.

[xx]CE, Ass., 28 décembre 2009, Commune de Béziers, n° 304802, Rec. p. 509 ; CE, Sect., 21 mars 2011, Commune de Béziers, n° 304806, Rec. p. 117.

[xxi]Sur ce point, qu’il me soit permis de renvoyer à J.-M. Sauvé, « Un corridor de Vasari au Palais-Royal. Autoportraits du juge en son office », AJDA, 2013, p. 1669.

[xxii]CE, Ass., 28 juin 2002, Ministre de la justice c/ Magiera, 239575, Rec. p. 247.

[xxiii] N° 2010-164 relatif aux compétences et au fonctionnement des juridictions administratives

[xxiv]Article R.625-3 du code de justice administrative, possibilité mise en œuvre pour la première fois avec CE, Ass., 11 avril 2012, GISTI, n° 322326, Rec. p. 142.

[xxv]Article R. 625-2 du code de justice administrative.

[xxvi]S’il lui appartient en effet de demander aux parties de lui fournir tous les éléments d’appréciation de nature à établir sa conviction, il convient que, dès lors qu’il est nécessaire que ces échanges soient complétés, le juge puisse mettre en œuvre toutes les mesures d’instruction utiles. Voir en particulier CE, Ass., 30 octobre 2009, Perreux, n° 298348, Rec. p. 408 ; CE, 26 novembre 2012, Cordiere, n° 345108, à paraître au Recueil.

[xxvii]Loi n° 80-539 du 16 juillet 1980 relative aux astreintes prononcées en matière administrative et à l’exécution des jugements par les personnes morales de droit public.

[xxviii]Loi n° 95-125 du 8 février 1995 relative à l'organisation des juridictions et à la procédure civile, pénale et administrative.

[xxix]J.-P. Costa, « L’exécution des décisions juridictionnelles », in Deuxième centenaire du Conseil d’Etat, op. cit., p. 216.

[xxx]Ceci est d’autant plus vrai que de nombreuses techniques destinées à assurer l’équilibre des intérêts en présence dans le procès ont été développées. La rudesse du caractère rétroactif de l’annulation peut être estompée avec la possibilité de moduler dans le temps les effets d’une telle annulation (depuis CE, ass., 11 mai 2004, Association AC ! et autres, n° 255886, Rec. p. 197). Le principe de sécurité juridique a en outre conduit à moduler dans le temps des effets d’un revirement de jurisprudence (depuis CE, ass., 16 juillet 2007, Société Tropic Travaux Signalisation, n° 291545, Rec. p. 360. L’objectif de stabilité des relations contractuelles a eu pour conséquence d’adapter la réponse apportée par le juge à l’importance et aux conséquences de l’illégalité commise (par exemple CE, ass., 28 décembre 2009, Commune de Béziers, n° 304802, Rec. p. 509 et CE, Sect., 21 mars 2011 Commune de Béziers, n° 304806, Rec. p. 117).

[xxxi]CE, ass., 29 juin 2001, Vassilikiotis, n° 213229, Rec. p. 303. Pour une application plus récente, voir par exemple CE, 3 décembre 2010, Société SMP technologie et association de tireurs et autres, n° 332540, Rec. p. 615.

[xxxii]CE, 27 juillet 2001, Titran, n° 222509, Rec. p. 411. Pour une application plus récente, voir par exemple CE, 19 juillet 2010, M. Fristot et Mme Charpy, n° 334014, Rec. p. 777.

[xxxiii]D. Salas, « Procès », in D. Alland, S. Rials (dir.), Dictionnaire de la culture juridique, PUF, 2003.

[xxxiv] Décret n° 2006-964 du 1er août 2006 modifiant la partie réglementaire du code de justice administrative.

[xxxv]Décret n° 2009-14 du 7 janvier 2009 relatif au rapporteur public des juridictions administratives et au déroulement de l'audience devant ces juridictions.

[xxxvi]CEDH, 4 juin 2013, Marc-Antoine.

[xxxvii]Surtout après CEDH, 28 septembre 1995, Procola.

[xxxviii]Voir CEDH, gd. ch., 6 mai 2003 Kleyn c/ Pays-Bas et CEDH, 9 novembre 2006, Sacilor-Lormines.

[xxxix]Article R.122-21-3 du code de justice administrative, introduit par le décret n° 2011-1950 du 23 décembre 2011 modifiant le code de justice administrative.

[xl]Articles R122-21-1 et R122-21-2 du code de justice administrative, introduits par le décret n° 2008-225 du 6 mars 2008 relatif à l’organisation et au fonctionnement du Conseil d’Etat.

[xli]A. Bretonneau et X. Domino, « Chronique de jurisprudence du Conseil d’Etat. De la loyauté dans le procès administratif », AJDA, 2013, n° 32, p. 1276.

[xlii]Voir notamment CE, 12 juillet 2002, Leniau, n° 236125, Rec. p. 278, et CE, Sect., 27 février 2004, Préfet des Pyrénées-Orientales c. Abounkhila, n° 252988, Rec. p. 94.

[xliii]CE, Sect., 3 décembre 2003, El Bahi, n° 240267, Rec. p. 479. La récente décision Chambre de commerce et d’industrie d’Angoulême (CE, Sect. 19 avril 2013 n° 340093, à paraître au Recueil) impose de son côté au juge de recueillir les observations des parties lorsqu’il est envisagé de régler un litige sur un terrain dont il n’avait pas jusqu’alors été débattu, compte tenu des règles issues d’une décision du Conseil d’Etat statuant au contentieux rendue après la date de la clôture de l’instruction. Va dans le même sens l’obligation de recueillir ces observations préalablement à l’usage d’office du pouvoir de modulation dans le temps des effets de l’annulation prononcée (décision Association AC ! précitée).

[xliv]Décret n° 2010-164 du 22 février 2010 relatif aux compétences et au fonctionnement des juridictions administratives.

[xlv]Dans le cadre du décret n° 2012-1437 du 21 décembre 2012 relatif à la communication électronique devant le Conseil d'Etat, les cours administratives d'appel et les tribunaux administratifs.

[xlvi]D. Labetoulle, op. cit., p. 250.