Le Conseil d'État et le développement économique de la France au XIXe siècle

Par Jean-Marc Sauvé, Vice-président du Conseil d'Etat
Discours
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Intervention de Jean-Marc Sauvé du 20 mai 2011, lors de la Journée d’étude organisée par le Comité d’histoire du Conseil d’État et de la juridiction administrative ayant pour thème "Le Conseil d’État et le développement économique de la France au XIXe siècle".

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Le Conseil d’Etat et le développement économique de la France au XIXe siècle

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Le Vendredi 20 mai 2011

 

Conclusion par Jean-Marc Sauvé[i], vice-président du Conseil d’Etat

 

Cormenin, réintégrant le Conseil d’Etat en 1848 en qualité de vice-président, après en avoir démissionné 18 ans plus tôt, confiait à Léon Aucoc, président de la section des travaux publics[ii], sa surprise devant l’évolution qu’avait connue, pendant son absence, le contentieux administratif : « Dans ma jeunesse… nous ne nous occupions que des émigrés, des biens nationaux, des domaines engagés, de la dette publique et des déchéances à opposer aux créanciers de l’Etat ; aujourd’hui, l’on ne parle plus que de travaux publics, de chemins de fer, de chemins vicinaux, de cours d’eau, de contributions directes et d’élections »[iii].

Ce membre du Conseil d’Etat exprimait par ces mots, je le crois, toute l’évolution de son siècle. Un siècle dont les premières années avaient, à bien des égards, été un aboutissement du précédent -l’intervention du professeur Monnier sur l’évolution du Conseil d’Etat entre les deux siècles s’en est fait l’écho-, mais un siècle qui a aussi, progressivement, acquis sa propre singularité, sa propre dynamique, dont le développement économique a été un trait déterminant.

 Cormenin exprimait aussi, par les mêmes mots, le lien étroit qui s’est noué entre le Conseil d’Etat et les enjeux de son temps au XIXème siècle. Conseiller juridique du Gouvernement, fonction à partir de laquelle il était né et s’était d’abord développé, celui-ci a été un acteur important dans la mise en œuvre des réformes entreprises par les régimes qui se sont succédé, en particulier en matière économique. Juge de l’administration, fonction qui, en 1848, était encore en gestation, mais qui n’allait pas tarder à s’épanouir pleinement, le Conseil d’Etat ne pouvait aussi, en cette qualité, que rendre compte par ses travaux des mutations de son temps.

S’il ne semble pas y avoir eu, au cours de ce siècle, de doctrine élaborée et suivie par le Conseil d’Etat en matière économique, ainsi que vient de l’évoquer le président Labetoulle, les travaux de cette journée d’étude ont mis en évidence, d’une part, que le développement économique a été un facteur important dans l’affirmation du rôle du Conseil d’Etat comme institution (I) et, d’autre part,  que le Conseil d’Etat, notamment au travers des hommes qui ont contribué à le construire, a été lui aussi, en retour, un acteur influent de ce développement (II).

I.   Le développement économique au XIXème siècle a été un facteur important de l’affirmation du rôle du Conseil d’Etat comme institution.

Le XIXème siècle est, en France notamment, celui de la révolution industrielle et du développement économique. Il est aussi celui de l’affirmation progressive de la République et de la démocratie. Pour le Conseil d’Etat, ce siècle a été celui de la consécration de son rôle comme conseiller juridique du gouvernement et, in fine, comme juge indépendant de l’administration, garant de l’intérêt général et protecteur des droits des particuliers. A bien des égards cette journée d’étude a montré, je le crois, le lien étroit qui a pu exister entre, d’un côté, la construction de cette institution et l’affirmation des principes fondamentaux du droit public et, d’autre part, le développement économique.

A.- L’affirmation et la pérennisation du rôle du Conseil d’Etat au cours du XIXème siècle sont étroitement liées à la capacité et à la volonté qu’a eues celui-ci d’accompagner le développement et la mise en œuvre des politiques publiques en matière économique. Le Second Empire, notamment, a été un temps fort de cette conjonction entre, d’une part, un Conseil d’Etat, regardé par l’Empereur comme indispensable au bon fonctionnement du régime, et, d’autre part, la mise en œuvre de grands chantiers économiques, au premier rang desquels a figuré la réalisation des grandes infrastructures de transport, c'est-à-dire la construction d’un réseau ferroviaire et le développement des routes, des ports et des voies navigables. Ces chantiers qui avaient commencé dès la Monarchie de juillet et qui se sont prolongés au long de la seconde moitié du XIXème siècle se sont aussi étendus à l’exploitation des mines qui est allée croissant, au développement des installations classées -vous pardonnerez cet anachronisme – ainsi qu’à la gestion et à la distribution de l’énergie - le gaz, puis l’électricité – et des ressources naturelles, comme l’eau, à la fin du siècle. Ces chantiers ont aussi comporté la création d’un réseau de télécommunications -qui a commencé avec le télégraphe électrique et s’est poursuivi avec le téléphone-, les travaux d’assainissement et de mise en valeur de régions, telles que la Sologne, la Dombes, les Landes ou la Champagne pouilleuse et, enfin, de manière plus métaphorique dès lors que je parle de chantiers, la mise en place d’un réseau bancaire moderne dont il fallut accompagner les débuts tâtonnants et les inévitables accidents de parcours ainsi que la transformation rapide du rôle de la Banque de France en celui d’un véritable institut d’émission apte à concourir au financement de l’économie[iv].

Rien de tout cela ne pouvait être entrepris et mené à bien sans le concours, parmi d’autres, du Conseil d’Etat.

1.- L’affirmation du rôle institutionnel du Conseil d’Etat au cours du XIXème siècle s’est traduite, tout d’abord, par le fait que la matière économique s’est peu à peu imposée quantitativement, comme une activité déterminante des missions consultative et contentieuse du Conseil d’Etat, ainsi que le professeur Bouvet et M. Anceau l’ont mis en évidence. Le nombre de textes en matière commerciale examinés par l’ensemble des formations consultatives est ainsi passé, entre 1835 et 1840, de 698 à 2 087[v].  Une même tendance peut être relevée sur la période 1883-1887 : le nombre d’affaires ordinaires en matière administrative[vi] examinées par la section des travaux publics, de l’agriculture, du commerce et de l’industrie est alors passé de 554 à 1 182[vii]. La répartition des matières montre en outre que l’activité consultative dans le domaine économique a été très directement  en relation avec les principaux secteurs porteurs du développement économique au XIXème siècle : sur la période 1835-1844, près d’un quart des avis (2 746 avis, soit 22%) rendus par le comité du commerce l’ont été dans le domaine des ponts, des routes et des chemins de fer et 28% (3 311) dans le domaine des canaux et des rivières[viii]. S’agissant de ce que je nommerai par un grossier anachronisme « l’administration consultative », l’on peut encore relever que, sur la période 1883-1887, quatre places étaient réservées de droit à des membres du Conseil d’Etat dans la Commission mixte des travaux publics, deux dans la Commission de surveillance des caisses d’amortissement et deux dans la Commission de liquidation des comptes des chemins de fer. Et sur les 55 autres principales commissions auxquelles ont participé des membres du Conseil d’Etat au cours de la même période, 15 d’entre elles, soit plus d’un quart (27%) étaient en lien avec des activités économiques : la commission permanente du Congrès international des chemins de fer, par exemple ; le Comité consultatif des Arts et manufactures ; le Conseil supérieur du commerce ou la Commission supérieure des voies de communication[ix], pour ne mentionner qu’un petit nombre d’entre elles. Quant à l’activité contentieuse, elle s’illustre par le fait que, sur la même période 1883-1887, le nombre d’affaires relatives aux chemins de fer et aux tramways est passé de 784 à 1 895.  

2.- L’accompagnement par le Conseil d’Etat du développement des politiques publiques en matière économique au cours du XIXème siècle s’est également traduit par le fait que les questions économiques ont été, à certains égards, un élément structurant de l’organisation et de la composition de cette institution. Le démontre avec éclat la création, par l’ordonnance du 5 février 1838, du comité du commerce, de l’agriculture et des travaux publics, auquel a été confié l’essentiel de l’activité consultative du Conseil d’Etat dans ces domaines. La création de ce comité qui a exactement préfiguré l’actuelle section des travaux publics a d’ailleurs été spécialement motivée par la volonté de donner au Conseil d’Etat une véritable spécialisation en matière économique pour répondre aux attentes des pouvoirs publics. Cette section est celle qui, encore aujourd’hui, est compétente dans tous les domaines économiques : agriculture, industrie, énergie, transports, postes, télécommunications, logement, aménagement et urbanisme, environnement, toutes matières dont le cadre juridique a été profondément transformé par le droit de l’Union européenne. Il s’agissait à l’époque en effet de permettre « un examen étendu » des affaires qui « mettent en jeu les intérêts les plus dignes d’exciter la sollicitude du gouvernement »[x]. En outre, la spécialisation économique semble avoir été, au cours du XIXème siècle, un élément important dans le recrutement des membres du Conseil d’Etat : sur l’ensemble de la période, un nombre qui paraît n’avoir pas été négligeable parmi eux semble avoir été nommé au Conseil d’Etat après avoir exercé des fonctions en lien avec le développement économique et, sans doute, en grande partie, du fait même de l’exercice de telles fonctions, par exemple dans le domaine des chemins de fer, des mines, des routes et canaux, des banques ou en lien avec l’organisation des expositions universelles[xi]. Plusieurs grandes figures du Conseil d’Etat au cours de la période donnent crédit à cette analyse : l’on peut penser au président Alfred Picard, ingénieur des Ponts et Chaussées de formation qui, avant d’être nommé membre du Conseil d’Etat, où il a exercé successivement les fonctions de président de la section des travaux publics et celles de vice-président, avait été, notamment, directeur des routes, de la navigation et des mines, puis directeur des chemins de fer. L’on peut aussi penser à Etienne Collignon, lui aussi polytechnicien et ingénieur des Ponts et Chaussées qui, avant d’être nommé en service ordinaire en 1872, avait occupé, notamment, les fonctions d’ingénieur en chef à la Compagnie des chemins de fer de l’Est. Le sujet donné au concours de l’auditorat en 1884 -« Les chemins de fer d’intérêt local »- peut lui aussi illustrer d’une certaine manière la présence de la matière économique dans le recrutement des membres du Conseil d’Etat[xii].

B.- Le lien étroit entre l’affirmation du rôle du Conseil d’Etat et le développement économique au XIXème siècle résulte aussi, je le crois, de ce que ce développement a exercé une influence qui paraît à tout le moins importante, si ce n’est déterminante, dans la construction, par le Conseil d’Etat, des premiers fondements du droit public.

1.- Tel a été le cas, me semble-t-il, de certains grands principes du droit public et, en particulier, de la dynamique fondamentale qui l’inspire encore aujourd’hui : à savoir « la nécessité de concilier les droits de l'Etat avec les droits privés », selon les termes de l’arrêt Blanco du Tribunal des conflits –arrêt qui n’est d’ailleurs pas sans lien avec des activités économiques-. Cet arrêt, qui constitue encore aujourd’hui, à tout le moins symboliquement, une clef de voûte du droit public français, est à la fois un point de départ, celui du droit public contemporain, mais aussi un point d’arrivée, celui d’une construction forgée progressivement au cours du XIXème siècle par la jurisprudence du Conseil d’Etat, consultative et contentieuse. Si cette analyse mérite sans doute d’être approfondie et précisée, il semble que, dans cette construction, le rôle croissant joué par la matière économique dans l’activité consultative et contentieuse du Conseil d’Etat ait pu être particulièrement important. M. Ribeill, en évoquant, notamment, la participation du Conseil d’Etat à l’élaboration des normes ferroviaires et à l’élaboration des cahiers des charges des compagnies et, donc, des missions de service public confiées à celles-ci, s’en est fait l’écho. Certains travaux écrits de membres du Conseil d’Etat qui ont également été des acteurs importants du développement économique en témoignent aussi : Aucoc, par exemple, que j’ai mentionné au début de mon intervention et qui, après avoir quitté le Conseil d’Etat en 1879, fut président du conseil d’administration de la Compagnie des chemins de fer du midi, a aussi été l’un des premiers grands théoriciens du droit administratif. Les Conférences qu’il a prononcées en qualité de chargé du cours de droit administratif à l’Ecole des Ponts et Chaussées, avant d’autres collègues également éminents, et plusieurs autres de ses ouvrages, notamment son étude intitulée Les tarifs des chemins de fer et l’autorité de l’Etat, révèlent en effet l’existence d’une réflexion théorique approfondie, notamment au travers de l’étude du régime de la concession, sur la « combinaison » entre « l’action de l’Etat et celle de l’industrie privée » qui, selon lui, a permis « l’accomplissement [du service public] en utilisant à la fois les deux forces et en donnant des garanties »[xiii]. L’on peut aussi penser au président Picard, dont l’étude historique sur les chemins de fer français, c'est-à-dire un sujet qui, selon ses propres termes, touchait « de si près à la prospérité et à la grandeur de notre pays », avait pour but, selon lui, d’aider à résoudre les « problèmes » liés à cette activité économique « au mieux de l’intérêt public »[xiv].

2.- Autant qu’à l’émergence et au développement des principes fondamentaux du droit public, la matière économique a fortement contribué à la naissance et à la consolidation de plusieurs régimes juridiques qui sont, encore aujourd’hui, au cœur du droit administratif. Le professeur Pacteau a montré la volonté du Conseil d’Etat d’élaborer un régime juridique qui garantisse la spécificité administrative des concessions de service public. Mais d’autres régimes trouvent aussi leur origine dans des contentieux liés au développement économique, dont le Conseil d’Etat a eu à connaître. L’on peut ainsi penser au régime de la responsabilité pour dommages de travaux publics au travers, notamment, d’un avis contentieux du 28 juillet 1849, Chemin de fer de Rouen au Havre, par lequel le Conseil d’Etat a estimé que la responsabilité des dégradations causées aux tiers par les sous-traitants à l’occasion des travaux de mise en place des chemins de fer reposait, en principe entièrement, sur le concessionnaire[xv]. C’est également à propos d’un contentieux relatif aux chemins de fer que le Conseil d’Etat a amorcé, par un arrêt Lesbats du 25 février 1864[xvi], le contrôle du détournement de pouvoir. Et c’est aussi en lien avec l’évolution technologique – le passage de l’éclairage au gaz à l’éclairage électrique- qu’ont été posées, dans la jurisprudence, les prémisses du principe de mutabilité des services publics : je pense, bien sûr, au grand arrêt de la jurisprudence administrative du 10 janvier 1902, Compagnie nouvelle du Gaz de Deville-lès-Rouen[xvii]. Au-delà de cet arrêt, le Conseil d’Etat, en même temps qu’il définissait le service public et fixait son régime juridique, s’est attaché à déterminer le régime des contrats publics et, en particulier, celui des concessions de service public à la jonction des intérêts publics et des activités économiques privées, comme le soulignait Aucoc. La place actuelle des entreprises françaises dans le domaine de la gestion déléguée ou des services d’intérêt économique général est certes d’abord due au savoir-faire et au dynamisme de nos industriels. Mais elle ne peut se comprendre indépendamment de la doctrine administrative et de la jurisprudence contentieuse que le Conseil d’Etat a forgée à la fin du XIXème et au début du XXème siècle.

II.- Autant que le lien entre le développement économique et l’affermissement du rôle du Conseil d’Etat et du droit public au cours du XIXème siècle, les travaux de ce jour ont également permis de souligner le rôle actif que le Conseil d’Etat, comme institution et par ses membres, a joué en faveur de ce développement.

A - Ce rôle est, bien évidemment, celui de sa jurisprudence consultative et contentieuse. Plusieurs pistes de réflexion ont été émises aujourd’hui, notamment, sur l’existence d’une philosophie économique du Conseil d’Etat qui aurait pu, ou non, se prolonger sur l’ensemble du XIXème siècle et aussi sur le soutien apporté par le Conseil d’Etat à l’interventionnisme économique qui s’est affirmé au cours de ce siècle. Il serait à cet égard particulièrement intéressant de disposer d’une analyse détaillée et, à tout le moins sur certaines périodes, exhaustive du sens des avis et des arrêts rendus par le Conseil et de leur impact effectif sur le développement économique de secteurs d’activité particuliers. Mais, à l’évidence, cette investigation de longue haleine aurait excédé l’objet de cette journée d’étude, aussi riche et intéressante fût-elle. Les travaux d’aujourd’hui ont néanmoins permis de mettre en évidence l’existence, sur l’ensemble de la période, d’un rôle particulièrement actif du Conseil d’Etat et de ses membres en faveur du développement économique.  

Il serait toutefois présomptueux d’en déduire que le Conseil d’Etat dont l’activité a témoigné du développement économique au XIXème a été, nettement plus qu’un reflet, un acteur important, voire déterminant, de ce développement. Du moins, peut-il être affirmé qu’il l’a accompagné, et même favorisé.

Ce rôle, le Conseil d’Etat l’a joué continûment en dépit des changements de régime qui ont parfois menacé son existence, comme en 1814-1815 ou en 1870, et de la perte de ses attributions législatives à partir de la Troisième République. Sa puissance sous le Second Empire qui, selon Pierre Milza[xviii], a excédé celle du Sénat, voire même à ses débuts, celle du Corps législatif et aussi des ministres qui ne faisaient guère contrepoids à l’Empereur et n’étaient pas en mesure de résister à ce dernier, ne doit pas dissimuler l’influence que le Conseil d’Etat n’a pas cessé d’exercer au long du siècle sur la gestion des affaires publiques.

Cette puissance ne doit pas non plus masquer l’irritation et, parfois, l’exaspération qu’a pu susciter le Conseil aux yeux de certains réformateurs, voire du chef de l’Etat lui-même sous le Second Empire.

« Au Conseil d’Etat, écrit l’ancien républicain Darimon, devenu député de la Seine, Napoléon III passe pour un grand utopiste. Toutes les fois qu’arrive au grand rôle un projet portant l’estampille du cabinet de l’Empereur, on le rogne, on le taille, on le châtre, on l’arrache de telle sorte qu’il est voué à un avortement certain ». Propos auquel font écho ceux mêmes du Souverain : « Le Conseil d’Etat, dira-t-il, renferme certainement une foule d’esprits éclairés, mais les réformes l’effraient. Il a toujours quelque texte à m’opposer. J’aurais fait beaucoup plus pour les classes ouvrières que je ne l’ai fait si j’avais rencontré dans le Conseil un puissant auxiliaire[xix]». Napoléon III visait, il est vrai, plutôt les réformes sociales que les réformes économiques, lorsqu’il stigmatisait ainsi le Conseil. Plusieurs projets présentés par le gouvernement se sont ainsi heurtés à son opposition[xx] . Sous la IIIème République, le Conseil d’Etat fut socialement plus bienveillant, comme l’a montré, notamment, la mise en place – c’est l’apport de l’arrêt Cames[xxi] – d’un régime de responsabilité pour risque professionnel pour les agents de l’Etat destiné à suppléer l’absence de véritable législation sur les accidents du travail.

B- Faute de pouvoir mesurer plus précisément la contribution du Conseil d’Etat au développement économique, il convient de s’intéresser à ses membres et à leur rôle.

1.- Il n’est pas douteux qu’un effectif important de membres se soient personnellement investis dans le développement des activités économiques au travers, notamment, des fonctions qu’ont exercées nombre d’entre eux à des postes de direction de sociétés en lien avec les principaux secteurs emblématiques du développement économique de la France au XIXème siècle. Ainsi que M. Ribeill l’a montré, 32 administrateurs de compagnies des chemins de fer, parmi ceux recrutés avant 1914, ont été membres du Conseil d’Etat, dont 11 ont occupé des fonctions de président de ces compagnies et 3 celles de vice-président. Sur les 21 directeurs qui se sont succédé au Conseil général des mines entre 1810 et 1900, 16 d’entre eux ont été membres du Conseil d’Etat, de même que 7 des 12 gouverneurs de la Banque de France entre 1806 et 1900[xxii]. La participation des membres du Conseil d’Etat au développement économique s’est aussi manifestée par le fait que 16 d’entre eux, sur les 51 qui ont occupé cette fonction au cours du XIXème siècle, ont été ministres des finances et que 12 ont été ministres du commerce, des travaux publics, de l’agriculture ou de l’industrie. Parmi eux, Eugène Rouher, qui a été vice-président du Conseil d’Etat, a joué un rôle de premier plan de 1855 à 1863 dans la mise en place du réseau ferroviaire,[xxiii] précisément en sa qualité de ministre de l’agriculture, du commerce et des travaux publics. Partisan résolu du libre échange, il a également exercé une influence majeure dans la négociation du traité de commerce du 23 janvier 1860 avec l’Angleterre. Jules Baroche, également vice-président du Conseil d’Etat durant la première décennie de l’Empire, fut ministre sans portefeuille au cours de la seconde et s’occupa à ce titre des questions commerciales. D’autres noms peuvent également être cités qui sont gardés en mémoire comme étant ceux de membres du Conseil d’Etat étroitement liés à la révolution industrielle : celui de Le Play, en particulier. Polytechnicien et ingénieur des mines, il a à ce titre été mandaté par le prince Demidoff pour diriger l’exploitation des mines de l’Oural[xxiv]. Comme membre du Conseil d’Etat, il a été le rapporteur de la plupart des textes qui ont libéralisé la Boulangerie et il est à l’origine d’importants travaux de réflexion sur l’industrie. André Silhol, de son côté, auditeur, puis maître des requêtes sous la IIIème République, qui fut rapporteur du comité de l’Exposition universelle de 1900 et vice-président de la Compagnie des chemins de fer du midi, demeure présent dans la mémoire de la juridiction administrative contemporaine : l’hôtel particulier qui porte son nom à Nîmes et qu’il a fait édifier à un jet de pierre de la gare par l’architecte Léon Feuchères, également maître d’œuvre de la préfecture du Gard, a quitté le patrimoine familial pour être finalement affecté, après plusieurs mutations, à divers services publics. En dernier lieu, il héberge depuis le 1er novembre 2006 le tout nouveau tribunal administratif de Nîmes.

2.- La contribution des membres du Conseil d’Etat au développement économique de la France au XIXème siècle a aussi été une contribution doctrinale. Le président Picard et Le Play se sont tous deux particulièrement distingués dans ce domaine. Le premier au travers, notamment, de son étude historique intitulée Les chemins de fer français[xxv] et du Bilan d’un siècle[xxvi], qui est le rapport général rédigé par l’intéressé à la suite de l’Exposition universelle de 1900. Ce rapport s’est d’ailleurs illustré, en comparaison avec ceux des précédentes expositions universelles, par une modification substantielle du plan, plaçant désormais l’éducation et l’enseignement en tête du premier volume : signe de l’héritage de Gambetta et marque des débuts de la  IIIème République qui ont vu l’éducation et les préoccupations scientifiques et intellectuelles prendre une place de premier plan dans le développement économique[xxvii]. Les écrits sociologiques de Le Play sont, quant à eux, bien connus –l’on peut penser en particulier au rapport qu’il a rédigé en qualité de Commissaire général des Expositions universelles de 1855 et 1862, intitulé  La  Réforme sociale en France déduite de l’observation comparée des peuples européens. La conclusion de cet ouvrage y expose une véritable doctrine économique et sociale. Michel Chevalier, polytechnicien, ingénieur de mines et saint-simonien en vue, Jules Lamé-Fleury[xxviii], également polytechnicien et ingénieur des mines, secrétaire du conseil général des mines, mais aussi Clément Colson, futur président de la section des finances et vice-président du Conseil d’Etat, qui publia un Traité d’économie politique, certes plus tardif, se sont aussi distingués par leurs écrits en matière économique[xxix]. Ce qui ne manque pas de frapper, c’est que l’implication des membres du Conseil d’Etat dans la réflexion et l’action économiques ne s’est pas limitée à des personnes qui auraient été nommées au Conseil sur le tard au titre de services rendus auparavant précisément dans le champ économique, mais qu’elle s’est aussi étendue à des membres issus de l’auditorat ou ayant effectué une partie significative de leur carrière au sein du Conseil, dont ils ont exprimé, reflété et contribué à forger les vues et la culture.

C.- Le développement économique de la France au XIXème siècle, c’est aussi le rayonnement de l’industrie et du commerce français. Et de ce rayonnement, les membres du Conseil d’Etat ont été des acteurs importants. 

1.- D’abord du fait d’une participation active, dans l’exercice d’activités externes au Conseil d’Etat, au développement industriel et économique d’autres Etats. J’ai évoqué Le Play, qui fut à la tête de plus de 25 000 ouvriers à la direction des mines de l’Oural. L’on peut aussi penser à Collignon, qui a été maître d’œuvre des travaux exécutés en Russie par une compagnie française qui y avait des concessions pour des lignes de chemin de fer[xxx]. L’on peut également mentionner Eloi Béral, qui a réalisé plusieurs missions en Turquie et au Proche-Orient en sa qualité d’ingénieur des mines et qui est l’auteur d’une étude sur les mines argentines, ou encore Jean-Baptiste Boussingault, directeur de mines en Amérique du sud, mais aussi Frédéric Hély D’Oisseul, président de la Banque d’Indochine et de la Banque française du Brésil. L’on peut aussi songer, bien sûr, à Michel Chevalier encore, qui obtint la première concession du tunnel sous la Manche, même si ce tunnel n’a pas alors été une réussite incontestable et donc mémorable. Il est vrai que les débuts d’Eurotunnel ont eux-mêmes été, un siècle et demi plus tard, particulièrement laborieux.

2. Le rayonnement économique français auquel le Conseil d’Etat, au travers de ses membres, a particulièrement contribué, c’est aussi celui des expositions universelles, qui ont été évoquées par Mme le président de Boisdeffre. Frédéric Le Play et Alfred Picard, là encore, en ont été des figures marquantes, je l’ai évoqué. Henri Chardon fut également secrétaire général de l’exposition de 1900 et Jules Ozenne, commissaire général de l’exposition de Londres en 1871. Ce dernier a également été l’auteur du rapport général sur les expositions internationales de Londres en 1871, 1872 et 1874, de Vienne en 1873 et de Philadelphie en 1876. Si la présence de membres du Conseil d’Etat parmi les instances organisatrices de ces expositions n’est pas nécessairement significative en termes numériques, elle n’en témoigne pas moins, je le crois, eu égard notamment aux fonctions importantes qu’ils y ont occupées, de la place et du rôle du Conseil d’Etat dans le développement économique au cours du XIXème siècle.

Mon illustre prédécesseur, Alfred Picard, le membre du Conseil d’Etat que j’ai le plus souvent mentionné au cours de cet exposé, a introduit son étude historique sur les chemins de fer français, en rappelant que « Les leçons du passé sont […], en matière d’administration comme en toute chose, le guide le plus sûr et l’on ne saurait en recueillir avec trop de soin les précieux enseignements ». Je m’approprie pleinement cette réflexion : regarder le passé, ce n’est pas être nostalgique. En tout cas, pas pour le Conseil d’Etat, ni pour la juridiction administrative. Et bâtir un avenir que nous espérons meilleur ne saurait conduire à faire table rase du passé, ni à partir de rien. Le passé est un socle, une fondation, qu’il nous faut connaître et déchiffrer pour continuer de construire le présent et préparer l’avenir.

Ce colloque nous rappelle ainsi la légitimité du Conseil d’Etat en matière économique et l’ancienneté de l’engagement de l’institution et de ses membres dans ce domaine. Au cours du XXème siècle, le Conseil n’a pas cessé d’être fidèle à cet héritage, par sa jurisprudence, ses avis et ses travaux en la matière, comme par la présence de ses membres dans ce secteur – dans l’industrie, le commerce, la banque, la régulation économique, comme par exemple au Comité, puis au Conseil et enfin à l’Autorité de la concurrence : il est d’ailleurs symptomatique que ces instances aux responsabilités croissantes aient toujours à ce jour été présidées par des membres du Conseil d’Etat. Des remarques analogues pourraient être faites sur les autorités de régulation économique à caractère sectoriel. Mais au-delà des destins personnels dont la cohérence et la conjonction « font » presque « système », voire « structure », la jurisprudence économique du Conseil d’Etat, qu’elle émane de ses formations administratives ou de ses formations contentieuses, a pris un nouvel essor, spécialement au cours des trois dernières décennies pour répondre aux nouveaux défis de la globalisation, de la concurrence et du désarmement douanier.

Le Conseil d’Etat s’est en effet imposé dans notre vie publique par la cohérence, la solidité et la force de ses avis et arrêts dans un contexte marqué par de profondes mutations économiques et une spectaculaire ouverture à la concurrence, qui n’a pas estompé les autres composantes, anciennes ou plus récentes, de l’intérêt général. Sa légitimité ne procède pas seulement de son expérience générale en matière de droit et de gouvernance publique, de sa capacité à concilier l’intérêt général et les intérêts particuliers, comme de sa connaissance et de sa maîtrise d’un vaste éventail de politiques publiques. Elle procède aussi, et de plus en plus, de ses capacités et de son autorité en matière économique sur des sujets de plus en plus complexes. Ce faisant, le Conseil d’Etat est devenu un acteur déterminant de la refondation du droit public économique.

Alors qu’est souvent stigmatisé le manque de compétences, de formation ou d’expérience des juges en matière économique, ce grief n’est jamais articulé contre le Conseil d’Etat ou ses membres dont, au contraire, sont en règle générale loués l’expertise, le réalisme et le pragmatisme en ce domaine.

 Il est évident qu’à cet égard l’identité du Conseil d’Etat, liée à la formation et aux parcours professionnels de ses membres comme aux missions de l’institution, est sur la longue durée d’une grande stabilité dans un contexte qui pourtant a été transformé depuis plus d’un siècle par les mutations spectaculaires de l’action publique et par des changements économiques, juridiques et déontologiques majeurs.

La connaissance de notre passé, dont j’ai rappelé le caractère essentiel, fait l’objet des soins attentifs du Comité d’histoire du Conseil d’Etat et de la juridiction administrative, qui ne dispose bien sûr d’aucun monopole en la matière et qui est à la fois pluraliste dans sa composition (enseignants-chercheurs, membres de la juridiction administrative, personnes qualifiées…) et ouvert à de nouvelles adhésions. Directement ou indirectement, le Conseil d’Etat lui-même ne revendique pas la maîtrise de sa propre histoire, même si, de temps à autre, c'est-à-dire rarement, il arrive qu’il s’y intéresse. Après ces rappels de principe, je peux, sans encourir de trop sévères griefs, saluer l’action de notre comité d’histoire et le remercier chaleureusement d’avoir organisé ce riche colloque. J’exprime en particulier ma reconnaissance au président du comité, mon collègue le président Jean Massot, à ses membres et aux personnes qui contribuent à ses travaux d’avoir mené à bien cet ambitieux projet. Je remercie également Mme Emmanuelle Flament-Guelfucci, conservateur du patrimoine, qui dirige le département de la bibliothèque et des archives du Conseil d’Etat pour son efficace participation à l’organisation de ce colloque. Je remercie enfin chacun des intervenants qui ont accepté de contribuer à cette importante et stimulante journée d’étude et qui nous ont fait bénéficier de leurs recherches et de leurs réflexions. Cette journée a permis de mettre en évidence une part, à bien des égards ignorée, de l’action du Conseil d’Etat dans la vie française du XIXème siècle et de montrer à quel point celui-ci, comme toute la juridiction administrative, est hier comme aujourd’hui au cœur de l’évolution économique, sociale et politique de notre pays ; autrement dit au cœur de la cité.

 

[i] Texte écrit en collaboration avec M. Timothée Paris, premier conseiller de tribunal administratif et de cour administrative d’appel, chargé de mission auprès du vice-président du Conseil d’Etat.

[ii] Celui-ci démissionna du Conseil d’Etat en juillet 1879 par solidarité avec ses collègues épurés par la République.

[iii] Cité par Léon Aucoc, « Une page de l’histoire du droit administratif », in Revue critique de législation et de jurisprudence, 1895, p. 304. In Le Conseil d’Etat, son histoire à travers les documents d’époque (1799-1974), Editions du CNRS, Paris, 1974, p. 356.

[iv] Voir sur ce point P. Milza, Napoléon III, Perrin éd. Paris, 2004, notamment le chapitre 14 La politique économique et sociale de Napoléon III pp. 464 et sq.

[v] Source : Compte général des travaux du Conseil d’Etat et de ses comités pendant les années 1835, 1836, 1837, 1838 et 1839, Paris, Imprimerie Royale, février 1840. 

[vi] Ce nombre ne prend pas en compte les affaires en matière législative.

[vii] Source : Compte général des travaux du Conseil d’Etat depuis le 1er janvier 1883 jusqu’au 31 décembre 1887, Paris, Imprimerie nationale, 1890.

[viii] D’après les chiffres cités in Le Conseil d’Etat, son histoire à travers les documents d’époque (1799-1974), précité, p. 346.

[ix] Source : Compte général des travaux du Conseil d’Etat depuis le 1er janvier 1883 jusqu’au 31 décembre 1887, précité.

[x] Rapport au Roi par le Garde des Sceaux, in Compte général des travaux du Conseil d’Etat et de ses comités pendant les années 1835, 1836, 1837, 1838 et 1839, précité p. VIII.

[xi] Sur un échantillon de 33 membres du Conseil d’Etat couvrant l’ensemble de la période, environ 21 d’entre eux ont été nommés après avoir exercé des fonctions économiques. L’échantillon n’est pas nécessairement représentatif et devrait être, pour être complet, rapporté à l’ensemble des membres, mais il donne l’indication d’une tendance.

[xii] Source : Compte général des travaux du Conseil d’Etat depuis le 1er janvier 1883 jusqu’au 31 décembre 1887, précité.

[xiii] L. Aucoc, Les tarifs des chemins de fer et l’autorité de l’Etat, Dunod, Paris, 1880, p. 5.

[xiv] A. Picard, Les chemins de fer français, étude historique sur la constitution et le régime du réseau, Paris, J. Rotschild ed. 1884, T. I, p. II.

[xv] Arrêt analysé in A. Blanche, Contentieux des chemins de fer ou exposé de la jurisprudence administrative et judiciaire en matière de chemins de fer, Imprimerie administrative de Paul Dupont, Paris, 1861, p. 81.

[xvi] Arrêt analysé in Le Conseil d’Etat, son histoire à travers les documents d’époque (1799-1974), précité, p. 513.

[xvii] Rec p. 5 ; S. 1902.3.17, note Hauriou.

[xviii] Pierre Milza, op. cit. pp.297 à 301.

[xix] Cette analyse et cette citation sont extraites de l’ouvrage de Pierre Milza susmentionné pp. 300 et 301.

[xx] Notamment la suppression du livret ouvrier, l’adoption d’un système d’assurances pour les travailleurs agricoles, la fixation autoritaire du prix du pain. cf. Pierre Milza op. cit. p. 300.

[xxi] CE 21 juin 1895, Cames, Rec p.509 concl. Romieu.

[xxii] Analyse effectuée par le département de la bibliothèque et des archives du Conseil d’Etat à partir, notamment, de l’annuaire des membres du Conseil d’Etat.

[xxiii] Voir sur ce point P. Milza, op. cit. pp. 351-352.

[xxiv] Voir sur ce point I. Gouzévitch et D. Gouzévitch, Les contacts franco-russes dans le monde de l'enseignement supérieur technique et de l'art de l'ingénieur, Cahiers du Monde russe et soviétique, Vol. 34, No. 3 (Jul. - Sep., 1993), pp. 345-367

[xxv] Précité.

[xxvi] A. Picard, Exposition universelle internationale de 1900 à Paris. Le bilan d'un siècle (1801-1900), Imprimerie nationale, Paris, 1907.

[xxvii] Voir sur ce point X. Ruyckelynck, Les hommes de l’exposition universelle de 1889 : le cas Alfred Picard, Le Mouvement social, n°149, oct-dec 1989.

[xxviii] Jules Frédéric Lamé-Fleury écrivit, notamment, De la législation minérale sous l’ancienne monarchie » (1856) et un Code annoté des chemins de fer en exploitation (1861).

[xxix] Voir sur ce point M. Pomey, Les polytechniciens au Conseil d’Etat, in Le Conseil d’Etat, son histoire à travers les documents d’époque (1799-1974), précité p. 957.

[xxx] Cf Irina Gouzévitch and Dmitri Gouzévitch, Les contacts franco-russes dans le monde de l'enseignement supérieur technique et de l'art de l'ingénieur. Précité.