La valorisation économique des propriétés des personnes publiques

Par Jean-Marc Sauvé, Vice-président du Conseil d'Etat
Discours
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Intervention de Jean-Marc Sauvé, vice-président du Conseil d'État lors du colloque organisé le 6 juillet 2011 dans le cadre des entretiens du Conseil d'État en droit public économique

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Les entretiens du Conseil d’Etat en droit public économique

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La valorisation économique des propriétés des personnes publiques

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Mercredi 6 juillet 2011

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Introduction par Jean-Marc Sauvé[1]

vice-président du Conseil d’Etat

 

Mesdames, Messieurs les présidents et les professeurs,

Mesdames, Messieurs,

Chers collègues,

C’est pour moi un réel plaisir d’ouvrir aujourd’hui une nouvelle rencontre des Entretiens du Conseil d’Etat en droit public économique. Depuis maintenant quatre années, ces Entretiens permettent de faire connaître les travaux du Conseil d’Etat et de répondre aux interrogations qu’ils peuvent susciter, mais également, et je dirais même avant tout, de nouer des relations suivies avec l’ensemble des praticiens du droit. La justice, j’en suis convaincu, se doit de saisir toutes les opportunités pouvant concourir à l’amélioration de sa qualité et de son accessibilité. Pour bien juger, comme pour bien conseiller, il faut être en prise avec les réalités et maîtriser les enjeux économiques et sociaux qui façonnent les questions de droit. En d’autres termes, le juge ne saurait se placer hors du siècle, ni paraître ignorer sa part de responsabilité dans les évolutions de la société. Je me réjouis donc de votre présence et vous remercie d’avoir répondu à l’invitation du Conseil d’Etat à ces Entretiens consacrés à la valorisation économique des propriétés des personnes publiques.

Les personnes publiques ont progressivement pris conscience de la valeur économique de leurs biens. Elles se sont tout d’abord appliquées à mieux connaître la consistance de leur patrimoine, comme si, ainsi que l’évoquait Mérimée lorsqu’il était inspecteur général des monuments historiques, la France avait longtemps été « trop riche pour savoir tout ce qu’elle possède »[2]. Cette démarche, qui relève du bon sens mais avait été négligée, est maintenant bien engagée, même si elle est encore incomplète, comme la Cour des comptes l’a récemment souligné[3].

La nécessité de valoriser les propriétés des personnes publiques s’est aussi imposée depuis deux à trois décennies, parce que ces biens doivent générer des ressources financières, qu’ils ont des besoins propres de rénovation, de reconstruction et de financement ou qu’ils peuvent servir de support à des activités économiques. Elle s’est renforcée avec la logique de performance qui est au cœur de la loi organique relative aux lois de finances et de la révision générale des politiques publiques. La recherche de la rentabilité est devenue pour les collectivités publiques un besoin autant qu’une contrainte, mais elle suscite plusieurs interrogations : quels biens valoriser ? Comment les valoriser  et jusqu’où ? A cet égard, la question des limites de la valorisation avait déjà été formulée en son temps par Victor Hugo : le poète dénonça les « vautours » ayant démoli le château de L’Arbresle, vendu à un propriétaire peu scrupuleux, qui n’en avait conservé qu’une tour louée à la commune pour servir de prison[4]. Valoriser économiquement les biens publics ne doit pas conduire à sacrifier d’autres exigences d’intérêt général, telles que la préservation de leur intégrité ou de leur valeur patrimoniale ou encore leur affectation à un service public. Dans une histoire inachevée, la valorisation des propriétés publiques a, ces dernières années, connu des innovations majeures et des développements fulgurants, mais elle demeure lestée par quelques principes cardinaux, historiques mais toujours actifs, ou nouveaux.

Si la reconnaissance d’un droit de propriété des personnes publiques sur leurs biens s’est accompagnée d’une multiplication des instruments de valorisation de ceux-ci (I), il demeure essentiel d’assurer la conciliation de cet objectif avec les autres composantes fondamentales de l’intérêt général (II).

I. La reconnaissance d’un droit de propriété des personnes publiques sur leurs biens s’est accompagnée d’une multiplication des instruments de valorisation de ceux-ci.

A. La consécration de la propriété publique comme notion fondatrice du droit administratif des biens a confirmé, dans le cadre général de la rationalisation de l’action publique, la prégnance de l’objectif de valorisation économique du patrimoine des personnes publiques, en même temps qu’elle amplifiait la dynamique amorcée antérieurement.

1. Le trait le plus marquant des évolutions récentes est en effet sans aucun doute l’affirmation de la propriété pleine et entière des personnes publiques sur leurs biens.

La reconnaissance d’une propriété des personnes publiques sur leur domaine public avait longtemps fait l’objet de réserves, d’une partie de la doctrine notamment– l’on peut penser en particulier à Proudhon - [5]. Mais la jurisprudence administrative n’avait jamais exclu cette propriété[6] que le Conseil Constitutionnel avait explicitement consacrée par sa décision du 26 juin 1986, en jugeant que la protection constitutionnelle du droit de propriété valait aussi pour la propriété de « l’Etat et des autres personnes publiques »[7]. La même année, un rapport du Conseil d’Etat[8] insistait sur la nécessité de moderniser les règles applicables à la propriété des personnes publiques et dressait un constat sévère : le droit domanial, caractérisé par un empilement de textes successifs, un mille-feuille procédural ainsi que des modes de gestion des biens disparates, était devenu trop rigide, trop complexe et peu efficace.

Il importait dès lors de redonner à ce droit une cohérence, afin qu’il soit animé par une vision d’ensemble et structuré selon des principes clairs. Cet objectif a été atteint avec l’adoption, en 2006, du code général de la propriété des personnes publiques[9]. La structure de ce texte traduit son objet : à l’approche classique fondée sur la distinction entre le domaine public et le domaine privé, les auteurs de ce code, parmi lesquels la présidente Christine Maugüé, qui nous fait le plaisir de participer aux débats de ce matin, ont substitué une approche fondée sur la propriété[10]. Or, si la notion de domaine public renvoie fondamentalement à l’idée de protection, la propriété suggère pour sa part la valorisation.

Le choix a également été fait de définir plus restrictivement le domaine public. Quelques évolutions ont été à cet égard particulièrement marquantes. A « l’aménagement spécial », critère régulièrement critiqué du fait de son caractère insuffisamment réducteur, le code a substitué le critère de « l’aménagement indispensable »[11]. Il a également donné une définition plus stricte de « l’accessoire indissociable »[12], illustrant là encore la nette volonté dont il a procédé, de limiter le caractère attractif de la domanialité publique. L’exclusion expresse de certains biens du domaine public, notamment les immeubles à usage de bureaux ainsi que les bois et les forêts relevant du régime forestier, confirme cette tendance[13].

2. La voie ouverte par le nouveau code à une meilleure valorisation économique des propriétés des personnes publiques a correspondu à une réorganisation des structures administratives et à un effort de rationalisation de l’action publique, en particulier sous l’effet de la révision générale des politiques publiques (RGPP)

Celle-ci se traduit par de nouvelles politiques de valorisation des propriétés publiques. En témoigne la création de France Domaine, opérateur unique représentant l’Etat-propriétaire. En témoigne également l’ambitieuse politique de cession de biens immobiliers par l’Etat, dont le bilan est généralement présenté comme positif sur le plan financier. Sans doute peut-on néanmoins s’interroger, à l’instar d’une partie de la doctrine[14], sur les limites de cette politique et sur les conditions à remplir pour que la cession du patrimoine constitue la meilleure option, notamment à long terme, en termes de valorisation des biens des personnes publiques. A l’évidence, des erreurs parfois spectaculaires ont déjà été commises. M. Dubost, chef du service France Domaine, pourra sans aucun doute nous faire part de son analyse sur ce sujet et répondre à de légitimes questionnements.

Sans anticiper sur le futur colloque qui sera consacré en fin d’année à la valorisation du patrimoine immatériel, les évolutions législatives et réglementaires récentes en matière de données publiques montrent également le passage progressif d’une vision budgétaire et financière, reposant sur la création de nouvelles recettes liées à la communication de ces données, à une politique plus dynamique de diffusion gratuite et de valorisation des données par les acteurs économiques. Le but poursuivi est de favoriser l’innovation et le développement économiques grâce à la réutilisation libre et gratuite d’importants gisements de données[15]. Cette approche en termes d’open data illustre l’idée selon laquelle la valorisation économique des biens publics ne saurait être exclusivement financière.

B. Le code général de la propriété des personnes publiques, conjugué avec d’autres textes, permet aussi de multiplier les possibilités offertes aux personnes publiques de valoriser leurs biens, que ceux-ci relèvent du domaine public ou du domaine privé.

1. S’agissant du domaine public, la reconnaissance à l’occupant domanial de droits réels, droits qui sont « le langage du droit de propriété » selon la juste expression du professeur Gaudemet [16]- a été une étape déterminante. Ces droits permettent la valorisation d’un bien par le biais d’outils juridiques découlant de la notion de propriété, tels que le crédit-bail. De nombreux textes ont reconnu de tels droits depuis une vingtaine d’années, au premier rang desquels la loi du 5 janvier 1988, autorisant les collectivités territoriales à consentir sur leur domaine public des baux emphytéotiques administratifs (BEA) et la loi du 25 juillet 1994, posant le principe d’un droit réel du titulaire d’une autorisation d’occupation temporaire sur le domaine public artificiel de l’Etat[17]. En dehors de contrats classiques tels que les contrats de mobilier urbain, les instruments se sont depuis lors multipliés : BEA ouverts aux établissements publics de santé depuis l’ordonnance du 4 septembre 2003 ou BEA dits « de valorisation », créés par la loi du 23 juillet 2010, qui permettent la restauration, la réparation ou la mise en valeur d’un bien immobilier appartenant à l’Etat ou aux chambres consulaires. L’on peut également penser aux partenariats public-privé, la loi du 28 juillet 2008[18] ayant explicitement reconnu la possibilité, pour les cocontractants de l’administration dans le cadre de tels contrats, d’exploiter « le domaine, les ouvrages, les équipements ou les biens immatériels, à l’occasion d’activités étrangères aux missions de service public de la personne publique et qui ne leur portent pas préjudice »[19].

L’articulation de ces différents textes peut toutefois s’avérer délicate et la juridiction administrative s’est efforcée de donner une plus grande cohérence aux différents instruments adoptés, dans sa mission contentieuse[20] comme dans sa fonction consultative. L’avis rendu par le Conseil d’Etat en 2009 sur les partenariats publics-privés dits « institutionnalisés »[21] en témoigne : il met en évidence l’inadéquation de ces instruments au regard de la structure actuelle du droit des contrats publics.

Sans doute serait-il nécessaire de poursuivre ces efforts de clarification et d’unifier autour de grands principes ces régimes juridiques qui, pour l’instant, restent disparates. Ainsi, les conditions pour recourir au crédit-bail sont différentes selon les instruments, de même que, par exemple, les modalités de la transmission des droits réels. Sur ces points, les échanges que vous aurez aujourd’hui permettront d’approfondir utilement les réflexions en cours.

2. De manière générale, la valorisation des biens privés des personnes publiques est soumise à moins de contraintes que celle du domaine public. L’aliénation des biens de l’Etat est ainsi possible, depuis le décret du 4 novembre 2004, non seulement par adjudication, mais aussi par cession amiable avec mise en concurrence[22]. Cette dynamique de valorisation ne peut cependant s’affranchir du respect de certaines règles. Le principe d’incessibilité à vil prix notamment, qui rejoint la prohibition plus générale des libéralités pour les personnes publiques, permet de garantir que le patrimoine des collectivités n’est pas bradé.

3. Le code général de la propriété des personnes publiques favorise en outre une circulation volontaire des biens entre personnes publiques, voire avec certaines personnes privées. Sont ainsi clarifiés les mécanismes de convention de gestion sans changement d’affectation et de transfert de gestion avec changement d’affectation[23]. Cette fluidité dans la gestion des biens publics contribue pleinement à une meilleure valorisation de ceux-ci.

Les propriétés publiques et, de manière éminente, le domaine public ont été et restent, par la voie historique du règlement ou de la permission de voirie et la voie nouvelle des instruments juridiques créés ces dernières décennies, le siège ou le support de nombreuses missions de service public[24]. Elles peuvent aussi servir d’assiette à des opérations d’intérêt général ou des activités économiques concourant à un intérêt public, sans pour autant présenter le caractère de services publics. Elles peuvent aussi tout simplement être valorisées économiquement et financièrement. Elles sont, autrement dit, « l’assiette d’un nombre toujours croissant de services d’intérêt général, et […] un bien dont l’administration doit assurer, dans l’intérêt collectif, la meilleure exploitation », selon les termes du commissaire du gouvernement Chenot, dans ses conclusions sur l’arrêt Compagnie maritime de l’Afrique orientale du 5 mai 1944[25]. Le profit ne doit cependant pas devenir « l’épée de chevet » des personnes publiques qui, ici comme ailleurs, doivent se garder de la cupidité qui ronge l’Avare de Molière et ne sauraient tout mesurer à cette seule aune.

II. L’objectif de valorisation économique doit être concilié avec les autres composantes fondamentales de l’intérêt général

Cette conciliation met en balance l’objectif de valorisation économique, non seulement avec la protection des propriétés publiques nécessaire à l’action administrative, mais également avec la protection tout aussi nécessaire des opérateurs économiques.

A. Pour répondre aux besoins de l’action administrative, il est tout d’abord nécessaire de concilier l’impératif de valorisation économique, la protection des propriétés publiques et les autres règles et principes généraux du droit public.

1. En ce qui concerne les principes protecteurs de la propriété publique, l’application jurisprudentielle du principe d’incessibilité à vil prix illustre la nécessaire conciliation d’intérêts publics différents ou contradictoires. Dans les arrêts Commune de Fougerolles et Commune de Mer [26], le Conseil d’Etat a ainsi adopté une démarche constructive : ce principe peut être écarté, lorsque la cession est justifiée par des motifs d’intérêt général et comporte des contreparties suffisantes. Dans la seconde affaire, il ne s’agissait pas, comme cela se produit fréquemment, d’une contrepartie en termes de création d’emplois, mais d’aide à l’intégration d’une population d’origine étrangère par la création d’activités culturelles, éducatives et sportives. Le Conseil d’Etat a fait preuve sur ce point d’une réelle créativité.

D’autres principes sont plus discutés. Je pense par exemple au principe d’inaliénabilité, ainsi qu’à son corollaire, le principe d’imprescriptibilité, consacrés par l’article L. 3111-1 du code général de la propriété des personnes publiques[27]. Les conséquences de ces principes sont multiples : interdiction des aliénations, des actions possessoires des particuliers, de la copropriété ou encore des baux commerciaux. Ils n’ont toutefois pas empêché l’octroi aux occupants de droits réels sur le domaine public, ni la constitution de servitudes pour certains riverains du domaine. Faut-il aller plus loin et redéfinir ces principes, voire les supprimer, comme cela est parfois proposé ? Cette question mérite d’être débattue. Le principe d’insaisissabilité trouve également place dans le nouveau code[28]. Sa formulation actuelle est source d’interrogations. Un tel avantage, accordé aux établissements publics industriels et commerciaux, ne doit-il pas être assimilé à une aide d’Etat incompatible avec le libre jeu de la concurrence ? Ce principe n’est-il pas en outre susceptible de faire obstacle à l’exécution d’une décision de justice et, par voie de conséquence, de contrevenir à l’une des exigences du droit à un procès équitable, ainsi que le suggère l’affaire du port de Campoloro[29] ? De cette jurisprudence, il résulte que l’exigence d’exécution des décisions de justice pourrait se heurter à l’impératif de bon fonctionnement des services publics dont la collectivité condamnée a la charge.

On le voit, les principes du droit public protègent le domaine et la propriété publics et garantissent une meilleure conciliation des différentes composantes de l’intérêt général, sous le contrôle du juge. Mais ils suscitent aussi de légitimes interrogations, voire des critiques virulentes, auxquelles les travaux de ce jour apporteront, je n’en doute pas, des éléments de réponse.

2. Le droit des propriétés publiques se caractérise également par le maintien d’un régime spécifique de droit public contraignant pour protéger l’affectation du bien à l’intérêt général. Le principe de continuité du service public joue à cet égard un rôle prépondérant, notamment en ce qui concerne la maîtrise de la sortie des biens du domaine public, lorsqu’ils sont affectés à un service public. Le Conseil constitutionnel affirme ainsi de manière constante que « le déclassement d'un bien appartenant au domaine public ne saurait avoir pour effet de priver de garanties légales les exigences constitutionnelles qui résultent de l'existence et de la continuité des services publics auxquels il reste affecté »[30]. On comprend aisément l’intérêt de cette jurisprudence, qui concourt à la sauvegarde de l’assise immobilière des services publics[31].

L’affectation des biens au service public et, plus généralement, à l’intérêt général, nécessite donc d’être protégée. La persistance de la théorie des mutations domaniales, admise dès 1909 par la décision Ville de Paris du Conseil d’Etat et confirmée par une décision récente Commune de Proville [32], y contribue également, l’Etat jouant le rôle de garant de l’affectation du domaine à un but d’intérêt public. Cette possibilité de procéder à un changement autoritaire de l’affectation des dépendances du domaine public des collectivités locales est toutefois vivement critiquée et même dénoncée par une partie de la doctrine. Il n’est pas contestable qu’elle pose question quant à son articulation avec le droit de propriété et le principe de libre administration des collectivités territoriales. Sur ce point également, je ne doute pas que les débats d’aujourd’hui ne soient féconds.

L’existence et la vigueur des principes que j’ai rappelés imposent donc une judicieuse conciliation entre les différentes composantes de l’intérêt général et rappellent que la spécificité de l’action administrative et, en particulier, la continuité des services publics ne sauraient être méconnues.

B. La préservation des composantes fondamentales de l’intérêt général doit néanmoins s’articuler également avec la protection légitime des opérateurs économiques.

1. En premier lieu, malgré les sujétions qui pèsent sur eux, la protection des acteurs économiques occupant le domaine public est de mieux en mieux assurée. Certes, la situation de l’occupant domanial est précaire sur le domaine public[33], mais les titres d’occupation tendent de plus en plus à s’inscrire dans la durée. Si ces titres sont aussi révocables, le cocontractant frappé d’une résiliation dans l’intérêt général est en droit d’obtenir réparation du préjudice direct et certain résultant de la résiliation de la convention d’occupation domaniale avant son terme, tel que la perte des bénéfices et des dépenses exposées pour cette occupation[34].

L’occupation privative du domaine public ne peut en outre être permise à titre gratuit, ce qui contreviendrait au principe d’égalité devant les charges publiques. Le paiement d’une redevance d’occupation domaniale tient néanmoins clairement compte de la situation économique de l’occupant et, précisément, des avantages comme des désavantages de toutes natures qui lui sont procurés[35] [36]. Par conséquent, dans son avis rendu le 22 janvier 2008[37], relatif à l’attribution d’une quatrième licence de troisième génération[38], le Conseil d’Etat a, au terme d’une analyse économique solidement argumentée, constaté l’existence de barrières à l’entrée sur le marché et que l’avantage que pourrait retirer le quatrième opérateur de l’occupation du domaine public serait vraisemblablement inférieur à celui qu’il en aurait retiré au moment où les premières licences avaient été accordées. Il en a déduit qu’il paraissait possible d’accorder au quatrième opérateur un niveau de redevance et des modalités financières différents de ceux retenus pour l’attribution des licences initiales, afin de rétablir une plus grande égalité entre opérateurs et de créer les conditions d’une meilleure concurrence sur le marché, pour autant que cet avantage reste proportionné aux « handicaps » à compenser et à ce qui est nécessaire pour améliorer durablement la situation de la concurrence sur le marché. En outre, pour des motifs d’intérêt général, cette redevance n’est pas due dans certains cas, notamment lorsque l’occupation « est la condition naturelle et forcée de l'exécution de travaux ou de la présence d'un ouvrage, intéressant un service public qui bénéficie gratuitement à tous »[39]. Depuis 2009, le titre d’occupation peut également être « délivré gratuitement aux associations à but non lucratif qui concourent à la satisfaction d'un intérêt général »[40].

2. En second lieu, la protection des opérateurs économiques est assurée par l’application, dans le respect des exigences du droit de l’Union, des règles de la concurrence et du principe de liberté du commerce et de l’industrie. Les propriétés publiques étant le siège d’activités économiques, on sait, en particulier depuis l’arrêté Société EDA  [41] , qu’il appartient aux personnes publiques de respecter ces règles lorsqu’elles prennent des actes de gestion du domaine ou des mesures de police en rapport avec ce domaine. Le juge administratif, sur ce point également, assure toutefois une conciliation de cette exigence avec d’autres impératifs. Cela résulte par exemple nettement de la décision Département de la Vendée du 30 juin 2004[42], dont il ressort que la difficulté d’accès aux installations domaniales justifie que l’autorité administrative accorde des facilités particulières pour l’utilisation du domaine public à la régie départementale, assurant la desserte de l’île d’Yeu, aux dépens d’une société privée.

Le juge administratif a également réaffirmé récemment son refus de soumettre, par une construction prétorienne ad hoc, la passation des conventions d’occupation domaniale aux règles de publicité et de mise en concurrence[43]. Cette solution paraît raisonnable, compte tenu de la difficulté qu’il y aurait eue à définir par la voie jurisprudentielle un tel régime : le pouvoir normatif du juge rencontre des limites qu’il faut savoir reconnaître. C’est ainsi que la définition d’un tel régime devrait répondre à de nombreuses questions : quel devrait être son champ d’application ? Concernerait-il tous les titres emportant occupation du domaine public ? Selon quelles modalités de publicité et de mise en concurrence ? Ces questions épineuses seront, je n’en doute pas, approfondies aujourd’hui dans une perspective moins juridictionnelle que législative.

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Le droit applicable aux propriétés des personnes publiques a, chacun le mesure, subi de profondes mutations ces dernières décennies. Structuré autour de l’idée de propriété, le code général de la propriété des personnes publiques permet, avec d’autres instruments et dans le sillage des politiques de rationalisation de l’action publique, une meilleure valorisation des biens publics. Toutefois, les autres dimensions de l’intérêt général ne sont, bien entendu, pas absentes : elles sont ou doivent être prises en compte par diverses mesures de protection des biens ou de garantie de l’affectation de ceux-ci à des missions de service public ainsi que par la conciliation des intérêts publics en présence, ce qui implique de ne pas méconnaître non plus les règles de la concurrence.

De nombreuses questions, que je les aie évoquées ou non, restent toutefois en suspens. Elles justifient pleinement la tenue de ce colloque aujourd’hui. La qualité et la diversité des intervenants, que je remercie de leur présence, et qui représentent tant la juridiction administrative que les collectivités publiques, les acteurs économiques, les professions du droit et, bien sûr, la doctrine, laisse escompter un dialogue fructueux. Je tiens à remercier particulièrement Michel Pinault, président de la section de l’administration, et Olivier Schrameck, président de la section du rapport et des études, qui ont bien voulu présider les deux tables rondes de cette journée, consacrées à la valorisation par les personnes publiques de leur domaine et à la cession des propriétés des personnes publiques. Mes remerciements vont également à Bernard Stirn, président de la section du contentieux, qui ouvrira les débats cet après-midi, ainsi qu’à Roland Peylet, président adjoint de la section des travaux publics, et au professeur Yves Gaudemet, qui ont accepté de conclure, à deux voix, ces Entretiens.

L’organisation de ce colloque n’aurait pas été matériellement possible sans le concours de l’ENA, qui a bien voulu nous prêter ses locaux, plus spacieux et plus adaptés que ceux du Palais-Royal. Enfin, la section du rapport et des études du Conseil d’Etat, par son président, ses membres, ses agents et ses stagiaires, a construit et organisé cette journée, qui s’annonce d’ores et déjà comme un réel succès par le nombre et la qualité des participants à ces Entretiens. Je lui en exprime toute ma reconnaissance.

Je forme enfin le vœu que les débats de ce jour soient féconds et qu’ils contribuent à enrichir la réflexion sur ces sujets et à tracer des perspectives d’avenir.

 

[1] Texte écrit en collaboration avec M. Olivier Fuchs, conseiller de tribunal administratif et de cour administrative d’appel.

[2] Discours prononcé en 1854 à la Société des antiquaires de Normandie, cité par A. Fermigier, « Mérimée et l’inspection des monuments historiques », Les lieux de mémoire, tome 1, p. 1608.

[3] Cour des comptes, Certification des comptes de l’Etat, Exercice 2010, disponible sur http://www.ccomptes.fr/fr/CC/documents/RCE/Rapport_certification_comptes_etat_exercice_2010.pdf, pp. 65 et sq.

[4] V. Hugo, Le château de l’Arbresle, poème composé en 1825 : « Va cueillir, villageoise / La fraise et la framboise (…) A huit milles d’Amboise / A deux milles de Tours / C’est là que sont les tours / Les tours et les tourelles / Du château de L’Arbresle / Bien connu des vautours ».

[5] Y. Gaudemet, Traité de droit administratif. Droit administratif des biens (t. 2), LGDJ, 13e éd., 2008, p. 5 et s.

[6] Voir par exemple CE, 17 janvier 1923, Piccioli, Rec. p. 44.

[7] Décision n°86-207 DC du 26 juin 1986, Loi autorisant le gouvernement à prendre diverses mesures d’ordre économique et social.

[8] Conseil d’Etat, Réflexions sur l’orientation du droit des propriétés publiques, rapport adopté par la Section du rapport et des études en juin 1986.

[9] Ordonnance n° 2006-460 du 21 avril 2006 relative à la partie législative du code général de la propriété des personnes publiques, J.O.R.F. du 22 avril 2006.

[10] Voir notamment C. Maugüé, G. Bachelier, « Genèse et présentation du code général de la propriété des personnes publiques », AJDA, 2006, p. 1073 et s.

[11] Article L. 2111-1 du code général de la propriété des personnes publiques.

[12] Article L. 2111-2 du code général de la propriété des personnes publiques.

[13] Articles L. 2211-1 et L. 2212-1 du code général de la propriété des personnes publiques. Le législateur s’inscrit, en ce qui concerne les forêts, dans la lignée de la position adoptée par le Conseil d’Etat dans sa décision ONF c/ Abamonte (28 novembre 1975, Rec. p. 602).

[14] Le professeur Yolka (« Un Etat sans domaine ? », AJDA, 2003, p. 1017) s’interroge ainsi : « Jusqu'où ira la rétraction des patrimoines publics ? (…) cette perte de la maîtrise domaniale aura un coût. Coût financier, parce que la méthode - céder pour relouer - emprunte au sapeur Camember : on ne vend qu'une fois, et c'est pour longtemps ; d'où l'appauvrissement des administrations, des loyers en plus et des recettes d'exploitation en moins. C'est sacrifier le long terme au temps court (…) Coût symbolique, aussi : l'assise du service public risque d'être ébranlée (…). Il n'est jamais bon que le Roi soit nu ».

[15] Voir notamment l’ordonnance n°2005-650 du 6 juin 2005 relative à la liberté d'accès aux documents administratifs et à la réutilisation des informations publiques, le décret n° 2011-194 du 21 février 2011 portant création d'une mission « Etalab » chargée de la création d'un portail unique interministériel des données publiques et la circulaire du 26 mai 2011 relative à la création du portail unique des informations publiques de l'Etat « data.gouv.fr » par la mission « Etalab ».

[16] Y. Gaudemet, « La circulation des propriétés publiques », JCP N, 2006, étude n°1343.

[17] Loi n°88-13 du 5 janvier 1988 d'amélioration de la décentralisation et loi n°94-631 du 25 juillet 1994 complétant le code du domaine de l'Etat et relative à la constitution de droits réels sur le domaine public.

[18] Loi n° 2008-735 du 28 juillet 2008 relative aux contrats de partenariat.

[19] Ordonnance n° 2004-559 du 17 juin 2004 sur les contrats de partenariat, dans sa rédaction issue de la loi du 23 juillet 2008 précitée, article 11.

[20] Dans un important avis du 31 janvier 1995, le Conseil d’Etat a par exemple confirmé que le droit réel conféré à l’occupant domanial peut être utilisé pour la réalisation d’un ouvrage qui sera mis, par voie de bail, à la disposition du service de l’Etat. L’Etat peut en outre assortir ce droit réel de la description des éléments du programme correspondant à l’utilisation qu’il veut faire de l’immeuble. D’autres décisions permettent de clarifier les distinctions entre les divers instruments de valorisation, tel l’arrêt Société J.-C. Decaux (CE, 4 novembre 2005, n° 247299, Rec. p. 476 avec les conclusions de D. Casas).

[21] Section de l’administration, avis n°383264 du 1er décembre 2009, in Conseil d’Etat, Rapport public 2010, Activité juridictionnelle et consultative des juridictions administratives, p. 353.

[22] Décret n° 2004-1175 du 4 novembre 2004 relatif aux modalités d'aliénation du domaine privé immobilier de l'Etat et portant modification du code du domaine de l'Etat.

[23] Voir notamment les articles L. 2123-2 et L. 2123-3 du code général de la propriété des personnes publiques.

[24] CE sect. 29 janvier 1932 Société des Autobus antibois Rec. p. 117 ; 5 mai 1944, Compagnie maritime de l’Afrique orientale Rec. p. 129

[25] Conclusions Chenot sur CE 5 mai 1944 Compagnie maritime de l’Afrique orientale, précité, RDP 1944, pp. 241 et sq.

[26] CE, 3 novembre 1997, Commune de Fougerolles,  Rec. p. 391 ; CE, 25 novembre 2009, Commune de Mer c/ Pépin et Raoul, n°310208, Rec. p. 472.

[27] Article L. 3111-1 du code général de la propriété des personnes publiques : « Les biens des personnes publiques mentionnées à l'article L. 1, qui relèvent du domaine public, sont inaliénables et imprescriptibles ».

[28] Article L. 2311-1 du code général de la propriété des personnes publiques.

[29] CE, 18 novembre 2005, Société fermière de Campoloro et autre, n°271898, Rec. p. 515 ; CEDH, 26 septembre 2006, Société de gestion du port de Campoloro et autre c/ France, n°57516/00.

[30] Voir notamment la décision n° 2005-513 DC du 14 avril 2005, Loi relative aux aéroports.

[31] On remarquera que, conciliant cet impératif avec celui de valorisation, l’article L. 2142-2 du code crée un intéressant mécanisme de déclassement anticipé, aux termes duquel le déclassement de l’immeuble peut intervenir dès lors que la désaffectation a été décidée, alors même que les nécessités du service public justifient que cette désaffectation ne prenne effet que dans un délai, fixé par l’acte de déclassement, qui ne peut être supérieur à trois ans.

[32] CE 16 juillet 1909, Ville de Paris, Rec. p. 707 et 23 juin 2004, Commune de Proville, Rec. p. 259.

[33] Voir par exemple CE, 5 janvier 2009, Association « Société centrale d’agriculture, d’horticulture et d’acclimatation de Nice et des Alpes-Maritimes », n° 305021, Rec. p. 20.

[34] CE, 31 juillet 2009, Société Jonathan Loisirs, n° 316534, Rec. T. p. 739.

[35] Article L. 2125-3 du code général de la propriété des personnes publiques.

[36] Ces bases de calcul rapprochent désormais les redevances domaniales des redevances pour service rendu, pour lesquelles « le respect de la règle d’équivalence entre le tarif de la redevance et la valeur de la prestation ou du service peut être assuré non seulement en retenant le prix de revient de ce dernier, mais aussi, en fonction des caractéristiques du service, en tenant compte de la valeur économique de la prestation pour son bénéficiaire », ainsi que l’a jugé le Conseil d’Etat dans son arrêt d’Assemblée du 16 juillet 2007, Syndicat national de défense de l'exercice libéral de la médecine à l'hôpital et Syndicat national de chirurgie plastique reconstructrice et esthétique</INT>, Rec. p. 349.

[37] CE Section des travaux publics - Avis n° 381.124 du 22 janvier 2008.

[38] Les fréquences radioélectriques font partie du domaine public par détermination de la loi (article L. 2111-17 du code général de la propriété des personnes publiques, reprenant les dispositions de la loi du 30 septembre 1986 sur la liberté de communication). Leur utilisation constitue donc un mode d’occupation privatif du domaine public (article L. 2124-26).

[39] Article L. 2125-1 du code général de la propriété des personnes publiques.

[40] Même article, dans sa rédaction issue de l’article 121 de la loi n° 2009-526 du 12 mai 2009 de simplification et de clarification du droit et d'allègement des procédures.

[41] CE, 26 mars 1999, Société EDA, n°202260, Rec. p. 107 avec les conclusions de J.-H. Stahl.

[42] CE, 30 juin 2004, Département de la Vendée, n°250124, Rec. p. 277.

[43] CE, 3 décembre 2010, Ville de Paris et Association Paris Jean Bouin, n°338272, à publier au Recueil Lebon.