La sanction : regards croisés du Conseil d’État et de la Cour de cassation

Par Jean-Marc Sauvé, Vice-président du Conseil d'Etat
Discours
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Intervention de Jean-Marc Sauvé, vice-président du Conseil d'État, lors du colloque "La sanction: regards croisés du Conseil d'État et de la Cour de cassation", le vendredi 13 décembre 2013.

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La sanction : regards croisés du Conseil d’État et de la Cour de cassation

Colloque du vendredi 13 décembre 2013

 

Allocution de Jean-Marc Sauvé[1],

vice-président du Conseil d’Etat

 

Monsieur le Premier président de la Cour de cassation,

Monsieur le Procureur général près la Cour de cassation,

Madame le membre du Conseil constitutionnel,

Monsieur le Contrôleur général des lieux de privation de liberté,

Mesdames et Messieurs les présidents,

Mesdames et Messieurs,

Mes chers collègues,

 

C’est toujours un honneur et un plaisir que de pouvoir m’exprimer devant vous, dans la Grand’ chambre de la Cour de cassation, aujourd’hui sur ce thème d’intérêt commun qui transcende les ordres de juridiction : la sanction. Je vais m’efforcer, après la double introduction du Premier président de la Cour de cassation et du Procureur général près de cette Cour, d’apporter un point de vue d’« administrativiste » et, plus généralement, de publiciste sur le thème de la présente journée. Il n’est certes pas question d’empiéter sur les quatre tables rondes qui auront lieu aujourd’hui et traiteront du sujet sous tous ses aspects, mais plus simplement de cerner à grands traits quelques enjeux et quelques problématiques générales, tels qu’ils me semblent émerger en droit public.

Traiter du sujet des sanctions est une ambition qui n’est pas exempte de difficultés. La première trouve son origine, si l’on me permet de faire un appel aux catégories psychanalytiques, dans le surmoi des juristes, c’est-à-dire dans le poids démesuré que revêt la notion de sanction dans l’inconscient juridique, au point que l’on a parfois pu assimiler droit et contrainte ou sanction. Chez Kelsen, par exemple, la sanction est revêtue d’une charge herculéenne, celle d’être la caractéristique intrinsèque de l’ordre juridique. Le maître autrichien, dans les premières pages de sa Théorie pure du droit, écrit ainsi que le « droit est un ordre de contrainte » et que « la notion de sanction peut être étendue à tous les actes de contrainte ». De cette double affirmation – le droit comme ordre de contrainte et la sanction comme acte de contrainte –, la théorie du droit est certes aujourd’hui revenue. Mais le fait de penser le droit comme un ordre social original reposant sur des mécanismes de sanction contraignants qui en assurent l’application demeure aujourd’hui encore un « lieu commun de la culture juridique »[2].

Plutôt que de définir la sanction comme un acte de contrainte, sans doute peut-on la voir, à l’instar du philosophe du droit Norberto Bobbio, comme une obligation secondaire destinée à garantir une obligation primaire, c’est-à-dire une obligation surgissant, dans la très grande majorité des hypothèses, en cas d’absence de mise en œuvre de l’obligation primaire[3]. S’éloignant d’une définition large de la sanction, on se rapproche alors d’une acception stricte, telle qu’elle est le plus souvent entendue aujourd’hui, de la sanction comme une décision qui inflige une peine selon une procédure organisée à cette fin. C’est très clairement dans le champ répressif que l’on se situe alors et c’est bien ainsi que la sanction est entendue par les organisateurs de ce colloque.

Dans ce cadre, la sanction pénale apparaît comme l’arme répressive naturelle. Romieu, dans ses conclusions sous l’arrêt du Tribunal des conflits de 1902 Société immobilière de Saint-Just, disait d’ailleurs que « le mode d’exécution habituel et normal des actes de la puissance publique est la sanction pénale confiée à la juridiction répressive »[4]. Quelle peuvent, dès lors, être la place du pouvoir répressif de l’administration, son efficacité, sa légitimité ? Comment encadrer ce pouvoir ? Quel contrôle exercer sur les sanctions ? Ces questions, autour desquelles s’articulent les tables rondes de ce colloque, justifient à elles seules pleinement notre réunion, dont je remercie chaleureusement les inspirateurs et les organisateurs. Sur ce sujet plus que sur d’autres, nous avons besoin de « regards croisés », nous devons échanger et débattre, au-delà de la traditionnelle ligne de partage et, parfois, de démarcation entre droit public et droit privé, pour pouvoir saisir les évolutions majeures du droit des sanctions et aborder les défis futurs.

Je crois que la question des sanctions est d’autant mieux choisie qu’en cette matière, peut-être surtout d’ailleurs en ce qui concerne les sanctions administratives, nous nous situons encore au milieu du gué : le mouvement entamé d’efflorescence des sanctions administratives n’a en effet pas encore été conduit à son terme et il expose à de nombreux défis. Je porterai donc d’abord un regard critique sur le chemin parcouru ces dernières décennies en matière de sanctions administratives, avant de m’interroger sur les perspectives et les questions qui restent à trancher.

 

I. Regards critiques sur le chemin parcouru

L’histoire récente des sanctions administratives peut, schématiquement, être décrite au travers d’un double mouvement

 

1. Celui, en premier lieu, du développement rapide des sanctions administratives au cours des dernières décennies. Leur essor a en particulier tenu, depuis les années 1970, à l’avènement de l’Etat régulateur, dans lequel un certain nombre d’autorités administratives ont été dotées par la loi d’un pouvoir répressif, en particulier pour encadrer des champs précis d’activités économiques et assurer la protection de certaines libertés. Il est de fait indéniable que le développement des autorités administratives indépendantes s’est accompagné d’un formidable essor des sanctions administratives[5], conduisant au demeurant à confier un tel pouvoir à des personnes publiques autres que celles le détenant traditionnellement, comme l’administration fiscale, les autorités détentrices de pouvoirs de police économique ou du pouvoir disciplinaire dans les administrations.

On procéderait toutefois à un raccourci historique erroné, si l’on entendait borner le développement des sanctions administratives à cette seule période – les quatre dernières décennies – et ce pour au moins deux raisons. Tout d’abord, ces sanctions existent depuis longtemps : il en va ainsi, par exemple, des sanctions disciplinaires prises à l’encontre des agents publics. Ensuite, la répression administrative s’est révélée inhérente au développement des interventions notamment économiques et sociales de l'Etat, qu’il s’agisse de l’Etat de police ou de l’Etat-providence, et elle a conduit à la multiplication des possibilités de sanction, en particulier en matière fiscale, dans le domaine de la circulation ou des transports ou encore dans ceux de l’environnement et de la santé[6].

L’administration dispose donc aujourd’hui d’imposants pouvoirs répressifs. Ceux-ci contrastent étonnamment avec le doute initial, voire la défiance, ayant accompagné le développement des sanctions administratives. Les critiques portaient à la fois sur l’atteinte à la séparation des pouvoirs, l’autorité administrative exerçant un pouvoir juridictionnel ou quasi-juridictionnel, et sur le déficit des garanties accordées à l’administré[7]. Le professeur Jean-Marie Auby en déduisait, en 1952, que les sanctions administratives non disciplinaires « ne pourraient s'appliquer aux relations générales de l’Etat et des citoyens sans supplanter d'une manière inadmissible le droit pénal »[8]. La possibilité qu’un tel régime de sanctions puisse « trouver ses marques » dans un Etat de droit a aussi pu être questionnée, notamment par le professeur Franck Moderne[9].

Le fait est que des considérations multiples tenant principalement à des motifs d’efficacité, par exemple lorsque la masse des infractions rend illusoire le recours à la justice pénale, ou des motifs de technicité, ainsi de la surveillance des activités économiques, ont conduit à l’efflorescence du pouvoir répressif de l’administration[10]. Comme on le sait, le Conseil constitutionnel a validé dans son principe le recours à de tels procédés, sous la réserve qu’ils soient exclusifs de toute privation de liberté[11].

 

2. Quoique délicate, l’acculturation des sanctions administratives dans notre droit s’est bien produite et leur essor s’est accompagné du développement des garanties accordées aux personnes visées par ces sanctions. Il s’agit du second mouvement permettant de décrire l’histoire récente du pouvoir répressif de l’administration.

Deux temps peuvent là aussi être identifiés. Le domaine des sanctions administratives a tout d’abord été propice à l’épanouissement progressif des droits de la défense. L’exigence, posée par l’article 65 de la loi du 22 avril 1905, de la communication du dossier au fonctionnaire menacé de sanction[12], d’abord, puis, surtout, l’avènement des principes généraux du droit à partir du milieu du XXe siècle[13] ont permis de bâtir un édifice remarquable de protection des droits fondamentaux, qui est propre au pouvoir répressif de l’administration. Sur ces principes, se sont aussi greffées des garanties supplémentaires de procédure instituées par des textes législatifs et réglementaires de plus en plus nombreux et explicites, au premier rang desquels la loi du 11 juillet 1979 généralisant l’obligation de motivation des décisions individuelles défavorables, notamment de celles qui infligent des sanctions[14]. Le contrôle du juge administratif sur les décisions prononçant des sanctions s’est aussi progressivement renforcé[15], l’Assemblée du contentieux du Conseil d’Etat ayant en dernier lieu, par une décision du 13 novembre 2013, fait tomber l’un des derniers bastions du contrôle minimum, limité en particulier à celui de l’erreur manifeste d’appréciation, en matière de sanctions disciplinaires, en décidant que le juge devait désormais exercer un entier contrôle, non seulement sur la qualification juridique des faits reprochés à un agent public (constituent-ils une faute de nature à justifier une sanction ?), ce qui est le cas depuis longtemps[16], mais aussi sur le caractère proportionné de la sanction retenue à la gravité des fautes qui l’ont justifiée[17].

Le deuxième temps de cette évolution a été ce que de nombreux auteurs ont qualifié de mouvement de « pénalisation » de la répression administrative[18] . Ce mouvement s’est développé à la convergence, principalement, des jurisprudences constitutionnelle et européenne, qui tendent à gommer la distinction entre sanctions administratives et pénales : le Conseil constitutionnel préfère la notion de « sanction ayant le caractère d’une punition »[19], tandis que la Cour européenne des droits de l’homme cherche avant tout à savoir si la mesure prise entre dans la « matière pénale »[20], qualification qui emporte l’application au moins partielle de l’article 6 de la convention.

Il en résulte l’émergence d’un droit, au moins en partie commun, de la répression, autour, en particulier, des grands principes que sont ceux de légalité et de non-rétroactivité des délits et des peines, de nécessité, de personnalité et de proportionnalité des peines, de rétroactivité de la loi pénale plus douce ainsi que le principe non bis in idem. Des principes procéduraux ont également été dégagés : motivation de la décision, droit au recours, séparation des autorités de poursuite, d’instruction et de jugement…

Les dernières décennies ont donc été marquées par une multiplication des sanctions administratives comme par un développement des garanties attachées à l’exercice du pouvoir répressif de l’administration. On peut donc, c’est désormais une évidence, « punir sans juger », pour reprendre le titre d’un ouvrage célèbre[21], mais on ne peut « punir sans limites », et c’est heureux dans un Etat de droit, ces limites résidant dans les garanties accordées aux personnes sanctionnées pour les protéger de tout arbitraire en la matière. Le chemin parcouru est assurément important. Mais de nombreuses questions se posent encore et de multiples défis restent à résoudre. Quelles sont donc les perspectives des sanctions administratives et de leur régime juridique ?

 

II. L’horizon des sanctions administratives

Sans prétendre à l’exhaustivité, je souhaite aborder, en quatre points brièvement exposés, quelques lignes des débats qui seront approfondis aujourd’hui.

 

1. Tout d’abord, la définition de la sanction reste sujette à interrogation. Il n’est certes plus possible aujourd’hui de dire, comme l’affirmait le Conseil d’Etat en 1995, que « la notion de sanction administrative compte parmi l’une des moins assurées du droit administratif »[22]. Mais il demeure parfois difficile d’identifier une sanction administrative et, en particulier, de la distinguer d’une mesure de police. Ce qui est en cause n’est finalement pas tant la définition abstraite de ces catégories juridiques que leur mise en œuvre concrète[23]. Or, comme l’a montré le professeur Petit dans une étude récente[24], la « pénalisation » du régime des sanctions administratives a accentué les différences entre ces dernières et les mesures de police administrative, rendant d’autant plus crucial l’enjeu de l’opération de qualification.

On constatera, au demeurant, que l’application du droit de l’Union européenne peut à l’inverse conduire à réduire l’écart entre ces deux régimes. L’article 41 de la Charte des droits fondamentaux, qui consacre le principe de bonne administration et, notamment, le droit d’une personne d’être entendue avant que ne soit prise à son encontre une mesure individuelle qui l’affecterait défavorablement s’applique ainsi,selon la cour administrative d’appel de Lyon, à des mesures de police telles que, par exemple, l’édiction d’une obligation de quitter le territoire français[25]. Des éclairages durables sur cette question devraient prochainement être apportés par la Cour de justice de l’Union européenne, qui a été saisie de questions préjudicielles en la matière, notamment par les tribunaux administratifs de Melun et de Pau. La Cour de justice, dès maintenant, a laissé entrevoir l’analyse qui pourrait être la sienne sur la portée de cet article de la Charte dans l’hypothèse, qui n’est pas radicalement différente, de la rétention d’un étranger au cours d’une procédure administrative[26] : la violation du droit d’être entendu peut, selon la Cour, être invoquée à bon droit dans cette affaire, mais elle n’entraîne la levée de la mesure de rétention prise dans le cadre de cette procédure que si celui qui l’invoque a été effectivement privé de la possibilité de faire valoir sa défense d’une manière telle que cette procédure aurait pu aboutir à un résultat différent.

 

2. En deuxième lieu, la convergence des droits conduit à interroger la persistance de la spécificité ou du caractère propre des sanctions administratives.

Tout d’abord, jusqu’où aller dans la « pénalisation » et dans l’application de principes juridictionnels à des autorités administratives ? Le mouvement actuel est celui de leur extension progressive aux différentes étapes de la procédure de sanction : phase d’instruction, phase de saisine ou d’autosaisine de l’autorité compétente pour prononcer la sanction et, dans une certaine mesure, phase d’enquête, avec l’idée que certaines garanties devraient s’appliquer dès ce stade, qui est celui du recueil des informations et des visites domiciliaires et qui oriente la procédure subséquente[27].

Mais si l’on va trop loin dans la pénalisation de la procédure conduisant à des sanctions administratives, ce mouvement pourrait conduire à nier l’intérêt même de cette forme de répression. C’est sans doute pourquoi la jurisprudence, tant nationale qu’européenne, admet une applicabilité différenciée des exigences de l’article 6 de la convention européenne des droits de l’homme, dès lors notamment que l’acte attaqué n’est pas juridictionnel au sens du droit interne. La Cour européenne des droits de l’homme poursuit elle-même un tel raisonnement : elle module ainsi les garanties de l’article 6, qui « ne doivent pas nécessairement s’appliquer dans toute leur rigueur aux sanctions qui relèvent du droit pénal au sens conventionnel, mais non au sens du droit interne »[28]. En d’autres termes, c’est un équilibre, au demeurant assez complexe, qu’il convient de trouver entre l’efficacité de la procédure de sanction et les légitimes garanties reconnues à la personne sanctionnée.

 

3. Le troisième point que je souhaite mentionner concerne le rôle du juge et le contrôle qu’il est amené à exercer en matière de sanctions. Je l’ai déjà évoqué, le contrôle que met en œuvre le juge administratif a fortement évolué. Il n’est toutefois pas certain que l’équilibre aujourd’hui trouvé soit pérenne. Si l’extension du contentieux de pleine juridiction en la matière n’est pas une hypothèse d’actualité, elle ne saurait non plus être exclue à terme. Ce contentieux présente en effet l’avantage de « garantir plus sûrement la compatibilité avec la convention européenne des droits de l’homme et la constitutionnalité de dispositifs de sanctions », selon les termes de ma collègue Claire Legras, rapporteure publique dans l’affaire ATOM de 2009. Il permettrait en particulier une application plus aisée de certains principes, comme celui de la rétroactivité in mitius : ces éléments ont précisément milité dans cette affaire en faveur du passage du contrôle de l’excès de pouvoir à celui de pleine juridiction (au sens français du terme), pour les recours dirigés contre les sanctions infligées aux administrés[29].

 

4. J’en viens à mon quatrième point et dernier point, qui est relatif au cumul des sanctions dans le contexte de la globalisation.

Cette question semblait réglée par la jurisprudence du Conseil constitutionnel, qui s’est en particulier prononcé, à de multiples reprises, sur l’incidence du principe de proportionnalité sur le montant global des peines en cas de cumul des sanctions[30], mais aussi sur la possibilité d’un cumul des qualifications[31] comme d’un cumul des poursuites[32] au regard du principe de nécessité des peines. Si par ailleurs le principe d’égalité devant la loi pénale ne permet pas en principe que des mêmes faits puissent être sanctionnés par des peines distinctes comportant d’importantes variations, cette jurisprudence récente[33] qui concerne des peines « alternatives » et non pas cumulatives ne devrait pas affecter le cumul de sanctions, notamment administratives et pénales.

Le débat sur le cumul des sanctions pourrait toutefois être réactivé du fait du droit européen et, en particulier, de l’article 50 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne. La Cour de justice de l’Union européenne, conduite en février 2013[34] à se prononcer sur le sujet en matière de sanctions fiscales, a retenu que cet article ne s’opposait pas à un cumul des sanctions pénales et fiscales, sous réserve que la sanction fiscale n’ait pas, en réalité, un caractère pénal. La lecture des conclusions de l’avocat général Cruz Villalón sur cette affaire laisse toutefois entrevoir de possibles évolutions, en lien avec la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme[35].

Enfin, sans doute convient-il de mentionner les difficultés qui peuvent s’élever en ce qui concerne le cumul des sanctions européennes et nationales ou encore le cumul de sanctions prononcées pour les mêmes faits dans plusieurs Etats[36].

 

 

Ces divers points, parmi d’autres qui seront aujourd’hui au centre des discussions, illustrent l’importance du sujet qui nous réunit. Le droit des sanctions administratives est encore en cours de construction. Ses mutations conduisent à interroger, plus profondément, le sens même de la peine et les fonctions que notre société attribue au pouvoir répressif, cette question traversant aussi les ordres de juridiction.

Après le colloque intitulé « Santé et justice : quelles responsabilités ? », je ne peux donc que me réjouir que soit organisée cette nouvelle manifestation, conçue conjointement par la Cour de cassation, que je remercie de nous accueillir aujourd’hui, et le Conseil d’Etat. Leurs regards croisés sont essentiels. Sartre écrivait que « c’est à partir du regard des autres que nous nous assumons comme nous-mêmes »[37]. Il serait possible d’ajouter que c’est à partir du regard des autres que nous pouvons découvrir d’autres aspects de nous-mêmes et prendre mieux conscience de ce que nous sommes et qu’adoptant un regard réflexif, nous pouvons, sait-on jamais ?, devenir meilleurs. Je ne doute pas que cette journée permette d’y parvenir.

[1] Texte écrit en collaboration avec M. Olivier Fuchs, conseiller de tribunal administratif et de cour administrative d’appel, chargé de mission auprès du vice-président du Conseil d’Etat.

[2] A. Laquièze, « Sanction », in D. Alland, S. Rials, Dictionnaire de la culture juridique, 2003, PUF.

[3] Bien que, comme le souligne N. Bobbio, il ne faille pas exclure l’existence, certes plus rare, de sanctions positives.

[4] TC, 2 décembre 1902, Société immobilière de Saint-Just, Rec. p. 713 avec les conclusions Romieu.

[5] Conseil d’Etat, Les pouvoirs de l’administration dans le domaine des sanctions, Paris, La Documentation Française, 1995.

[6] M. Delmas-Marty et C. Teitgen-Colly, Punir sans juger ? De la répression administrative au droit administratif pénal, Economica, 1992.

[7] H.-M. Crucis, E. Breen, « Sanctions administratives », Jcl Adm., fasc. 108-40, §5.

[8] J.-M. Auby, « Les sanctions administratives en matière de circulation automobile », D., 1952, chron. p. 111.

[9] Selon qui le pouvoir répressif de l’administration « trouve difficilement ses marques dans un Etat de droit » (F. Moderne, « Le pouvoir de sanction administrative au confluent du droit interne et des droits européens », RFDA, 1997.1).

[10] Voir Conseil d’Etat, op. cit.

[11] Cons. const., 28 juillet 1989, déc. n° 89-260 DC. Selon le Conseil constitutionnel, ni « le principe de la séparation des pouvoirs », ni « aucun principe ou règle de valeur constitutionnelle » ne font « obstacle à ce qu'une autorité administrative, agissant dans le cadre de prérogatives de puissance publique, puisse exercer un pouvoir de sanction ».

[12] Disposition toujours applicable. Pour une application récente, voir CE, 30 décembre 2009, Institut de France, n° 304379, Rec. p. 801.

[13] A partir de CE, Ass., 26 oct 1945, Aramu Rec. p. 213 et CE, Sect., 5 mai 1944, Dame Veuve Trompier-Gravier, Rec. p. 133 ; RDP, 1944, p. 256, concl. Chenot.

[14] Loi n° 79-587 du 11 juillet 1979 relative à la motivation des actes administratifs et à l’amélioration des relations entre l’administration et le public. Certains textes imposaient certes auparavant cette motivation, comme l’ordonnance du 4 février 1959 relative au statut général des fonctionnaires, mais celle-ci prévoyait aussi de nombreuses exceptions et cette obligation ne concernait finalement que certaines catégories de fonctionnaires de l’Etat. Constituent d’autres exemples de garanties prévues par des textes législatifs et réglementaires l’obligation de consultation d’un comité avant le prononcé d’une sanction (ainsi de l’article 4 du décret n° 48-599 du 27 mars 1948 portant règlement d’administration publique pour l’application de la loi n° 46-1055 du 15 mai 1946 relative à l’usage de l’insémination artificielle des animaux domestiques) ou l’obligation de convoquer au moins quinze jours en avance le contrevenant qui doit comparaître devant une commission et possibilité pour lui de se faire représenter par un avocat (article 6 de l’arrêté interministériel du 24 juin 1960 portant application de l’article L.18 du code de la route).

[15] Qu’il me soit permis de renvoyer ici à J.-M. Sauvé, « La motivation des sanctions administratives », 10 février 2012, intervention lors du 27e colloque des Instituts d’études judiciaires, in Les sanctions en droit contemporain, vol. 2, Dalloz, 2013, p. 113.

[16] CE, 17 mai 1933, Dlle Giraud, Rec. p. 531.

[17] CE, Ass., 13 novembre 2013, M . Dahan, n° 347704, à paraître au Recueil.

[18] Voir, par exemple, M. Delmas-Marty et C. Teitgen-Colly, op. cit. ; J. Petit, « Police et sanction », JCP A, mars 2013, n° 2073.

[19] Selon le Conseil constitutionnel, il résulte des dispositions de l’article 8 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789, comme des principes fondamentaux reconnus par les lois de la République, qu’une peine ne peut être infligée qu'à la condition que soient respectés le principe de légalité des délits et des peines, le principe de nécessité des peines, le principe de non-rétroactivité de la loi pénale d'incrimination plus sévère ainsi que le principe du respect des droits de la défense. Ces exigences ne concernent pas seulement les peines prononcées par les juridictions répressives « mais s'étendent à toute sanction ayant le caractère d'une punition même si le législateur a laissé le soin de la prononcer à une autorité de nature non judiciaire » (décision n° 87-237 DC du 30 décembre 1987, Loi de finances pour 1988 ; décision n° 88-248 DC du 17 janvier 1989, Loi modifiant la loi n° 86-1067 du 30 septembre 1986 relative à la liberté de communication). Le Conseil constitutionnel précise « qu’appliquée en dehors du droit pénal, l'exigence d'une définition des infractions sanctionnées se trouve satisfaite, en matière administrative, par la référence aux obligations auxquelles le titulaire d'une autorisation administrative est soumis en vertu des lois et règlements » (décision n° 88-248 DC précitée). De même, reprenant en substance une formulation du Conseil d’Etat (CE, 7 juillet 2004, Ministre de l’intérieur, de la sécurité intérieure et des libertés locales, n° 255136, Rec. p. 298), le Conseil constitutionnel a précisé que, « appliquée en dehors du droit pénal, l’exigence d’une définition des manquements sanctionnés se trouve satisfaite, en matière disciplinaire, dès lors que les textes applicables font référence aux obligations auxquelles les intéressés sont soumis en raison de l’activité qu’ils exercent, de la profession à laquelle ils appartiennent ou de l’institution dont ils relèvent » (décision n° 2011-199 QPC du 25 novembre 2011). Le Conseil constitutionnel a utilisé à de très nombreuses reprises la notion de « sanction ayant le caractère d’une punition » (voir par exemple les décisions n° 89-260 DC du 28 juillet 1989 et n° 92-311 DC du 29 juillet 1992 ou, plus récemment, les décisions n° 2012-225 QPC du 30 mars 2012 et n° 2013-329 QPC du 28 juin 2013). S’il déduit des circonstances de l’espèce que la mesure n’est pas une sanction ayant le caractère d’une punition, les principes issus de l’article 8 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789 ne peuvent trouver à s’appliquer (par exemple la décision n° 2011-114 QPC du 1er avril 2011 – en l’espèce, n’a pas le caractère d’une punition la déchéance des fonctions de juge consulaire prononcée à la suite de certaines condamnations pénales).

[20] Depuis CEDH, 8 juin 1976, Engel et autres. Ainsi, la sanction de retrait de points du permis de conduire relève-t-elle de la matière pénale au sens de la convention (CEDH, 23 septembre 1998, Malige c. France), contrairement aux décisions relatives à l’expulsion des étrangers (CEDH, 5 octobre 2000, Maaouia c. France).

[21] M. Delmas-Marty et C. Teitgen-Colly, op. cit.

[22] Conseil d’Etat, op. cit., p. 35.

[23]Ibid.

[24] J. Petit, « Police et sanction », op. cit.

[25] CAA Lyon, 14 mars 2013, Halifa, n° 12LY02704.

[26] CJUE 10 septembre 2013, M. G. et N. R., n° C-383/13 PPU, AJDA, 2013, p. 2307, chron. M. Aubert, E. Broussy et H. Cassagnabère.

[27] CE, sect., 6 novembre 2009, Société Inter Confort, n° 304300. Voir aussi les propos de M. Guyomar tenus lors de la table ronde sur L’entreprise et les droits fondamentaux : le procès équitable (Conseil constitutionnel, 5 avril 2012), parus aux Nouveaux cahiers du Conseil constitutionnel, 2012, n° 37. Il a été jugé récemment  que l’article 6 « s’applique seulement à la procédure de sanction ouverte par la notification de griefs et par la saisine de la commission des sanctions » par l’autorité sanctionnatrice, en l’espèce le collège de l’Autorité des marchés financiers, « et non à la phase préalable des enquêtes ». Ces enquêtes doivent toutefois se dérouler « dans des conditions garantissant qu’il ne soit pas porté une atteinte irrémédiable aux droits de la défense des personnes auxquelles des griefs sont ensuite notifiés » (CE, 12 juin 2013, Société Natixis, n° 349185, à paraître aux tables du Recueil).

[28] CEDH, gd ch., 23 novembre 2006, Jussila c/ Finlande, § 43.

[29] CE, 16 février 2009, Société Atom, n° 274000, Rec. p. 26. Le passage au plein contentieux a aussi été confirmé en matière de retrait d’une carte de résident au titre de l’article L.314-6 du code de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile (CE, 10 juin 2009, Mme Zheng, n° 318898, Rec. p. 747) et de retraits de points du permis de conduire (CE, 9 juillet 2010, Berthaud, n° 336556, Rec. p. 287).

[30] Voir en particulier Cons. const., 22 avril 1997, décision n°97-389 DC et Cons. const., 30 décembre 1997, décision n° 97-395 DC (cons. 41 : « Considérant que, toutefois, lorsqu'une sanction administrative est susceptible de se cumuler avec une sanction pénale, le principe de proportionnalité implique qu'en tout état de cause, le montant global des sanctions éventuellement prononcées ne dépasse pas le montant le plus élevé de l'une des sanctions encourues ; qu'il appartiendra donc aux autorités administratives et judiciaires compétentes de veiller au respect de cette exigence »).

[31] Le principe de nécessité des peines, ainsi, « n’interdit pas au législateur de prévoir que certains faits puissent donner lieu à différentes qualifications pénales » (décision n° 2010-604 DC du 25 février 2010).

[32] Ainsi, « le principe de la nécessité des peines ne fait pas obstacle à ce que les mêmes faits commis par une même personne puissent faire l'objet de poursuites différentes aux fins de sanctions de nature disciplinaire ouadministrative en application de corps de règles distincts devant leurs propres ordres de juridictions » (décision n° 2012-289 QPC du 17 janvier 2013).

[33] Décision n° 2013-328 QPC du 28 juin 2013, Association Emmaüs Forbach.

[34] CJUE, 26 février 2013, Åkerberg Fransson, aff. C-617/10.

[35] Voir aussi L. Delgado, « Mise en œuvre du droit de l’Union et principe ne bis idem… Précisions jurisprudentielles sur l’applicabilité de la Charte des droits fondamentaux », 11 mars 2013, disponible sur http://www.gdr-elsj.eu/2013/03/11/droits-fondamentaux/mise-en-oeuvre-du-droit-de-lunion-et-principe-ne-bis-in-rem-precisions-jurisprudentielles-sur-lapplicabilite-de-la-charte-des-droits-fondamentaux/.

[36] E. Rosenfeld, J. Veil, « Sanctions administratives, sanctions pénales », Pouvoirs, janvier 2009, n° 128, p. 61.

[37]L’être et le néant.