« La France est une République… laïque…»

Par Jean-Marc Sauvé, Vice-président du Conseil d'Etat
Discours
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Intervention de Jean-Marc Sauvé, vice-président du Conseil d’État, lors du dîner annuel de la Grande Loge de France, le samedi 21 septembre 2013.

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« La France est une République… laïque… »

Dîner annuel de la Grande Loge de France, le samedi 21 septembre 2013

Intervention de Jean-Marc Sauvé[i] ,vice-président du Conseil d’Etat

Monsieur le Grand-Maître,

Monsieur le Premier ministre,

Mesdames, Messieurs,

Disons-le d’emblée, le titre de mon intervention est tronqué. Car la première phrase de l’article 1er de notre Constitution dispose que « la France est une République indivisible, laïque, démocratique et sociale ». Je vous propose, pour ce soir, de laisser de côté le caractère indivisible, démocratique et social de notre République, ce qui ne veut pas dire que j’y renonce – ce serait pour un vice-président du Conseil d’Etat plus qu’une faute, une dangereuse apostasie.

La laïcité est une notion qu’il peut être périlleux de manier. Je ne saurais dire si, comme l’écrivait Jean Rivero, le mot sent autant la poudre[ii] qu’à une époque où la laïcité était dite « de combat », lorsque Gambetta s’exclamait à la tribune de la Chambre des députés, le 4 mai 1877 : « Le cléricalisme ? Voilà l’ennemi ! ». Si les passions qui ont accompagné l’émergence de la laïcité se sont au fil du temps apaisées, elles résonnent toujours vivement dans la sphère publique, comme l’attestent certaines controverses ayant accompagné l’adoption de la loi interdisant la dissimulation du visage dans l’espace public[iii] ou de récents arrêts de la Cour de cassation relatifs au port du voile sur les lieux de travail [iv].

Le Conseil d’Etat a participé, aux côtés du constituant et du législateur, à la construction des fondements de la laïcité et à son affirmation progressive, tout en veillant particulièrement au respect des libertés, qui sont à la fois le socle et la limite de ce principe (I). Face aux nouvelles questions qui émergent, quelques pistes de réflexion méritent d’être esquissées sur ce que devrait être la « déclinaison » actuelle de ce principe (II).

 

I. La construction de la laïcité a dessiné une conception originale de notre République.

« Domine, Salvam fac Rem Publicam » : ainsi commençait la prière pour la République[v], notamment celle instituée par la loi constitutionnelle du 16 juillet 1875. La loi du 9 décembre 1905 de séparation des Eglises et de l’Etat a mis fin, de manière radicale et non sans de forts antagonismes[vi], au régime concordataire et, aussi symboliquement que juridiquement, au lien qui unissait dans notre histoire le pouvoir temporel et le pouvoir spirituel – elle est, selon l’expression du Conseil d’Etat, la « clé de voûte de la laïcité »[vii]. Sur cette base, s’est construite de manière finalement consensuelle (1) une conception de la laïcité qui demeure, encore aujourd’hui, singulière (2).

1. La laïcité n’a pu se construire, comme beaucoup de droits et de libertés dans notre pays, qu’à partir de l’Etat et en prenant appui sur lui et, au cas particulier, en s’adossant à l’émergence d’une République laïque : celle-ci repose, outre sur la séparation des Eglises et de l’Etat, sur les idées de neutralité et d’égalité mais aussi sur le respect des libertés, y compris bien entendu des libertés religieuses[viii].

Le principe d’égalité, tout d’abord, suppose l’absence de religion d’Etat et un traitement similaire des cultes. Ces deux points sont clairement entérinés par la loi de 1905, comme le montre par exemple son article 2 selon lequel « la République ne reconnaît, ne salarie ni ne subventionne aucun culte », sous réserve d’exceptions législatives[ix] dont certaines résultent de la loi de 1905 elle-même. Le Conseil d’Etat a toujours scrupuleusement veillé, au début du 20ème siècle comme aujourd’hui[x], à éviter toute subvention cachée, attribuée en particulier par les collectivités locales, à différents cultes, sans toutefois prohiber les financements non directement cultuels, dès lors qu’ils répondent à un intérêt public clairement identifié.

Tout aussi important est le principe de neutralité des services et des agents publics, qui comporte de multiples ramifications[xi]. La plus remarquable est l’affirmation de la neutralité du service public de l’enseignement déjà contenue, pour l’enseignement primaire, dans la loi du 28 mars 1882[xii]. La neutralité est alors conçue strictement comme l’absence de manifestation par les enseignants de toute conviction religieuse dans l’exercice de leurs fonctions[xiii] et, s’agissant des élèves, comme le respect de toutes les croyances[xiv]. Ce devoir de neutralité s’étend, plus généralement, à tous les agents publics et s’énonce simplement de la manière suivante : le fait pour un agent de « manifester dans l’exercice de ses fonctions ses croyances religieuses, notamment en portant un signe destiné à marquer son appartenance à une religion, constitue un manquement à ses obligations »[xv].

Mais la construction française de la laïcité, et en particulier la loi du 9 décembre 1905, est avant tout libérale. C’est bien le sens de l’article premier de cette loi, qui proclame : « La République assure la liberté de conscience. Elle garantit le libre exercice des cultes sous les seules restrictions édictées […] dans l'intérêt de l'ordre public ». La liberté est en son cœur, c’est-à-dire à la fois la liberté de conscience, mais aussi la liberté de vivre sa religion dans la sphère privée comme, avec certaines restrictions toutefois, dans la sphère publique. Le juge administratif applique d’ailleurs en cette matière le régime des libertés publiques, selon lequel la liberté est la règle et la restriction de police l’exception[xvi]. Il s’en est suivi une jurisprudence nuancée, mais clairement libérale, sur les sonneries de cloches, les processions ou les convois funéraires[xvii], qui n’est d’ailleurs pas dépourvue d’enseignements pour le temps présent.

Après des décennies de tensions, voire de combats, c’est parce que la laïcité a été résolument ancrée dans les libertés qu’elle a pu s’imposer, de manière pacifiée, comme un concept-clé sur lequel est fondée la République.

 

2. Cette conception repose désormais aussi sur un socle européen commun, mais elle demeure singulière.

Le cœur de ce socle européen commun est constitué par l’article 9 de la convention européenne des droits de l’homme[xviii] et l’article 10 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne[xix], qui visent à garantir la liberté de pensée, de conscience et de religion ainsi que la liberté de manifester sa religion ou ses convictions. Ces textes ne traitent pas directement des relations entre Eglises et Etats, mais ils expriment une conception entièrement centrée sur les libertés religieuses et les limitations qu’il est possible d’y apporter. Partant de là, le juge européen a esquissé un cadre commun dont le principe directeur me paraît être la protection, parmi d’autres libertés, du pluralisme religieux, l’Etat ne devant pas intervenir de manière arbitraire ou non proportionnée afin de limiter celui-ci[xx]. C’est, de fait, une figure de l’Etat comme arbitre neutre et impartial de l’exercice de ces droits qui émerge[xxi]. Pour le reste, la Cour européenne des droits de l’homme adopte le plus souvent une approche toute en retenue, laissant une marge d’appréciation importante aux Etats. La comparaison de deux arrêts de cette Cour permet de bien saisir la démarche casuistique mise en œuvre. Dans une première affaire (Leyla Sahin c. Turquie[xxii] ), la Cour a considéré que l’interdiction de porter le foulard islamique à l’université pouvait, eu égard à la marge d’appréciation dont disposent les Etats, être considérée comme une ingérence nécessaire dans une société démocratique, en particulier compte tenu de l’impact que peut avoir ce symbole sur les tiers qui ne le portent pas dans un pays où la grande majorité de la population est de confession musulmane. Dans une seconde affaire (Lautsi c. Italie [xxiii]), la Cour a estimé que la présence de crucifix dans les écoles publiques en Italie ne constituait pas une atteinte  au principe de liberté de conscience et au droit à l’instruction, sauf à ce qu’elle ait conduit à une forme d’endoctrinement. Cette deuxième solution, qui peut sembler contredire la première, est au contraire en ligne avec elle : la Cour reconnaît en effet, dans les deux cas, la marge d’appréciation dont disposent les Etats pour juger que, sauf caractère disproportionné, la mesure contestée ne porte pas atteinte aux libertés énoncées dans la Convention.

Dans ce cadre, la singularité française, fruit de notre histoire, perdure. Singularité, tout d’abord, du fait de l’inscription du principe même de laïcité dans la Constitution, les principes de neutralité et d’absence de reconnaissance des cultes par l’Etat ayant été récemment déduits par la jurisprudence constitutionnelle comme une composante du principe de laïcité[xxiv], alors que la grande majorité des Etats européens mettent eux l’accent sur la liberté d’opinion et de religion ainsi que sur la liberté de manifester sa religion, seuls certains d’entre eux ayant érigé au niveau constitutionnel la séparation entre Etat et cultes. Singularité également, car le modèle de stricte séparation des Eglises et de l’Etat, tel qu’il est généralement présenté, ne va pas sans quelques limites[xxv]. Ainsi, par exemple, du régime concordataire qui demeure en Alsace-Moselle ou encore de certains régimes spécifiques applicables outre-mer[xxvi]. Ainsi, encore, de la difficile question de la propriété et de la mise à disposition des lieux de culte, les lois du 9 décembre 1905 et du 2 janvier 1907 ayant transféré aux communes ou à l’Etat la propriété des églises et des cathédrales. Singularité, enfin, de la prégnance des principes d’unité et d’indivisibilité de la République, ainsi que du principe d’égalité des individus[xxvii], qui conduit à refuser tout communautarisme. La France présente donc un modèle original, presque unique, de laïcité, qui ne correspond pas aux modèles traditionnellement dégagés hors de ses frontières.

La laïcité de notre République apparaît donc comme une idiosyncrasie française, produit de son histoire, et comme un élément constitutif de l’identité nationale. Ce modèle, qui a permis une approche apaisée de la place des religions dans l’espace public, est-il remis en cause par les questions nouvelles qui se posent actuellement ?

 

II. Face aux nouvelles questions qui se posent, notre conception de la laïcité républicaine doit être approfondie.

1. Après une longue période d’apaisement, de nouvelles questions apparaissent en effet sous l’influence de multiples facteurs.

Le « retour du religieux », tout d’abord, qui se caractérise à la fois par un réinvestissement par les fidèles de sphères qu’ils avaient pu, un temps, délaisser, et par le développement de nouveaux cultes. Les conséquences en sont nombreuses. L’une des plus marquantes en est sans doute la transformation du cadre judéo-chrétien qui occupait tout l’espace religieux dans notre société et avec lequel composaient historiquement les pouvoirs publics. Elle se traduit à la fois par une mutation interne des religions autrefois concordataires, comme le montre par exemple le développement rapide des mouvements évangéliques, et par l’émergence d’autres cultes, en particulier, au regard du nombre des pratiquants, le culte musulman. Cette recomposition cultuelle majeure s’effectue en outre dans un contexte social sensible, lié aux problématiques d’intégration et, parfois, à une situation économique et sociale défavorisée. Ce contexte favorise sans doute en partie les revendications identitaires et la détermination dans la défense des préceptes religieux, par exemple les exigences vis-à-vis du respect des interdits cultuels (ainsi du rejet des transfusions sanguines par les témoins de Jéhovah[xxviii]). Ce contexte est d’autant plus sensible qu’il favorise, dans l’espace public comme dans l’espace privé, le développement d’amalgames (par exemple, entre une religion et une nationalité), de préjugés ou, parfois, d’attitudes ou de revendications d’exclusion.

Je n’ai pas de qualité particulière pour m’exprimer sur les interprétations sociales et philosophiques qui ont déjà été données de ces phénomènes[xxix]. Je suis en revanche certain qu’est incompatible avec la conception française de la République laïque toute idée de confrontation entre cultures ou traditions religieuses ou encore le simple déni des nouvelles formes d’expression religieuse.

Le contexte que j’ai évoqué engendre de nouveaux défis, la plupart du temps d’un grand intérêt sur le plan juridique. Le plus discuté a concerné le port des signes religieux, que ce soit à l’école ou, plus généralement, sur les lieux de travail. L’affirmation réitérée de certains interdits cultuels au regard des principes d’égalité et de continuité du service public fait également débat. Ce sont les interdits alimentaires qui sont invoqués et avec lesquels il faut composer dans les cantines ; ce sont les refus de soins parfois essuyés par les personnels soignants des hôpitaux – je le mentionnais auparavant – ou encore le refus d’être soigné par une personne du sexe opposé ; c’est encore la question de la prise en compte de fêtes ou de jours de repos religieux dans les services publics. Enfin, se pose avec acuité la question des lieux de culte, dont le déficit est parfois criant, en particulier pour les religions n’ayant pas bénéficié à cet égard des opportunités que l’histoire a offertes à d’autres. Quelles sont, dès lors, les voies à suivre pour surmonter ces difficultés ?

 

2. De telles questions qui méritent débat doivent être traitées avec mesure en évitant toute forme de simplisme. J’évoquerai pour ma part quelques pistes de réflexion.

Tout d’abord, sur le fond du problème. Sans doute une réaffirmation des principes inhérents à notre pacte républicain est-elle nécessaire pour prendre acte de certaines évolutions. L’une des lignes directrices doit en être que la liberté est la règle et la restriction à la liberté, l’exception. Pour qu’une réelle liberté de conscience et de culte soit possible, il faut d’abord que chacun en ait les moyens. Ceci suppose, notamment, de rechercher des solutions au déficit des lieux de culte, en particulier en ce qui concerne les mosquées. Le président du Conseil français du culte musulman soulignait ainsi l’année dernière qu’il conviendrait de doubler la surface disponible pour la prière[xxx]. L’interdiction de subventionnement direct n’interdit certes pas d’autres types de partenariat avec les collectivités publiques, dans le respect du principe de neutralité à l’égard des cultes et du principe d’égalité, notamment par le mécanisme des baux emphytéotiques[xxxi]. Mais il apparaît que ces instruments ne suffisent pas à résoudre entièrement la question des lieux de culte, alors surtout qu’il est fréquent, au niveau local, que des résistances se fassent jour à l’implantation de tels édifices[xxxii]. De même, il semble qu’il faille, sous réserve des exigences de l’ordre public, être ouvert sur la question des aumôneries dans les services publics[xxxiii]. Il convient en effet de permettre l’exercice effectif des libertés religieuses. Sans doute notre conception de la République laïque pourrait-elle donc évoluer pour mieux tenir compte du pluralisme religieux[xxxiv].

En contrepoint, on ne peut transiger sur le fait que la liberté de religion doit être restreinte, dès lors qu’elle va à l’encontre de principes républicains ou d’autres droits et libertés ; il faut, une fois le principe de restriction posé, être clair et ferme sur son application. La conciliation entre principes contradictoires n’est certes pas aisée ; elle doit reposer sur la mise en œuvre d’un principe de proportionnalité correctement apprécié entre la liberté de vivre et manifester sa religion et certaines limites intangibles, comme les droits et libertés d’autrui, l’ordre et la sécurité publics, la neutralité des services publics ou le principe d’égalité. La liberté de religion ne peut, par exemple, restreindre indûment le droit à l’enseignement en ce qu’elle imposerait de parler ou de ne pas parler de certains sujets. Elle ne peut non plus entrer en conflit avec le principe d’égalité et prévaloir sur lui. Elle ne peut davantage conduire à mettre en péril la santé des personnes ou le bon fonctionnement du service public, par exemple dans le secteur hospitalier. La liberté de religion et celle de manifester ses croyances religieuses ne peuvent non plus conduire à accepter dans l’espace public des comportements prosélytes qui seraient agressifs ou attentatoires à la liberté de chacun soit d’avoir d’autres croyances, soit de ne pas croire. La réaffirmation et, si nécessaire, une nouvelle expression du pacte républicain présenteraient sur ces sujets une réelle utilité.

Quel doit être, dans cette dialectique, le rôle respectif de la loi et de la jurisprudence ?

L’intervention du législateur est dans certains cas pleinement justifiée et peut constituer le degré adéquat de réponse à un problème. La Représentation nationale est ainsi la mieux à même de définir, avec solennité et dans le cadre constitutionnel existant, le contenu du pacte républicain, ce que le législateur a entendu faire en particulier en 2004 avec la loi sur le port de signes religieux à l’école[xxxv]. La généralité et l’uniformité de l’instrument législatif constituent en outre des atouts, mais ceux-ci peuvent aussi dans certains cas se transformer en faiblesses, dans la mesure où la loi ne peut toujours prendre en compte la diversité des situations. C’est pourquoi il ne faut envisager de légiférer dans ces matières qu’avec mesure.

Le juge occupe également une place de choix dans la mise en œuvre du pacte républicain, comme le prouvent les très nombreuses décisions de justice sur les signes religieux, sur les subventions pouvant bénéficier aux cultes ou encore sur l’exercice des libertés religieuses. Mais le juge n’est que l’interprète de la loi qu’il applique à chaque situation concrète. C’est à la fois un grand et un bien modeste pouvoir. Il ne lui appartient pas de refonder ou de faire évoluer le pacte républicain ; mais il peut l’exprimer, l’accompagner, le mettre en œuvre ou en orienter l’application.

Il me semble que deux voies méritent d’être encore plus explorées qu’elles ne le sont actuellement. La première est celle de la concertation entre les pouvoirs publics et les communautés religieuses, chacun devant prendre sa part dans la résolution des problèmes posés, chacun devant travailler dans un esprit d’ouverture et de dialogue. Ensuite, je tiens à insister sur l’importance des instruments de droit souple dans la régulation des relations entre la puissance publique et les cultes. Le vivre-ensemble peut certes être exprimé dans des instruments de droit contraignant, la loi ou le règlement, mais il prospère aussi par des moyens autres. La récente Charte de la laïcité à l’école en constitue un exemple. Elle illustre une approche volontariste plutôt qu’exclusivement contraignante, qui mérite sans doute d’être développée. L’instrument de la circulaire permet également de mettre en œuvre avec souplesse le principe de laïcité dans les services publics. Dès 1967, une circulaire encourageait ainsi les chefs de services de l’Etat à délivrer les autorisations d’absence nécessaires aux agents désireux de participer aux cérémonies célébrées à l’occasion des principales fêtes propres à leur confession, sous réserve que cette absence soit compatible avec le fonctionnement normal du service.

 * * *

La France est une République laïque. Cette définition lapidaire n’en finit pas de faire surgir de nouveaux questionnements d’un point de vue tant juridique que philosophique, social et politique, car notre société n’est pas immobile : elle ne cesse d’évoluer. L’interrogation majeure qui se pose aujourd’hui est la suivante : comment répondre aux défis d’une société pluriculturelle, au sens de pluralisme cultuel, sans renoncer à ce qui fait l’essence de la tradition républicaine, c’est-à-dire à la neutralité de l’Etat et des services publics ; au respect du principe d’égalité des cultes et des personnes ; et à la consécration de la liberté de croire comme de celle de ne pas croire ? A cette fin, le concept français de laïcité reste pleinement opérant. Car en l’absence de reconnaissance du pluralisme religieux et des acquis intangibles de notre tradition, l’adhésion à la République et à la Nation française risquerait d’être moins marquée, confortant des attitudes de défiance qui affleurent déjà ici ou là. Reconnaître ce pluralisme sans ouvrir la porte au communautarisme, voilà ce qui reste à approfondir ou à construire. Parler de laïcité c’est encore aujourd’hui, plus d’un siècle après la loi de 1905, l’assurance de provoquer des discussions animées, voire passionnées. Nous aimons certes les débats d’idées dans notre pays. Mais aujourd’hui, notre responsabilité est d’assumer complètement notre héritage laïc pour relever avec fermeté et sérénité les défis actuels et éviter que des débats légitimes ne dégénèrent en incompréhensions et en anathèmes. L’avenir de notre société ne se construira ni sur le déni des religions et de leurs nouvelles formes d’expression, ni sur leur hégémonie, mais sur l’affirmation claire et sereine des valeurs de la République et, chaque fois que cela est nécessaire, sur leur réinterprétation ou leur nouvelle « déclinaison ».

[i]Texte écrit en collaboration avec M. Olivier Fuchs, conseiller de tribunal administratif et de cour administrative d’appel, chargé de mission auprès du vice-président du Conseil d’Etat.

[ii]« Laïcité : le mot sent la poudre » (J. Rivero, « La notion juridique de laïcité », Rec. Dalloz, 1949, chron. n° XXXIII, p. 147).

[iii]Loi n° 2010-1192 du 11 octobre 2010.

[iv]Cass., ch. sociale, 19 mars 2013, n° 11-28835 et Cass., ch. sociale, 19 mars 2013, n° 11-28845.

[v]« Seigneur, sauve la République… ». La prière pour les Assemblées procédait de la Constitution : « Le Dimanche qui suivra la rentrée [parlementaire], des prières publiques seront adressées à Dieu dans les églises et dans les temples pour appeler son secours sur les travaux des Assemblées » (article premier de la loi constitutionnelle du 16 juillet 1875 sur les rapports des pouvoirs publics, abrogée par la loi constitutionnelle du 14 août 1884).

[vi]Voir par exemple J.-M. Mayeur, « La crise de la séparation », in Le Conseil d’Etat et la liberté religieuse, deux siècles d’histoire, Deuxième Centenaire du Conseil d’Etat, Revue administrative, PUF, 2001, p. 281.

[vii]Conseil d’Etat, Un siècle de laïcité, Rapport public annuel pour 2004, La Documentation française.

[viii]Parmi les très nombreuses références sur ce sujet, voir en particulier, en ce qui concerne le rôle du Conseil d’Etat : G. Le Bras, « Le Conseil d’Etat, régulateur de la vie paroissiale », EDCE, 1950, n° 4, p. 63 et J. Barthélemy, « Le Conseil d’Etat et la construction des fondements de la laïcité », in Le Conseil d’Etat et la liberté religieuse, deux siècles d’histoire, op. cit., p. 287.

[ix]CE 16 mars 2005, Ministre de l'outre-mer c/ Gouvernement de la Polynésie française, n° 265560, Rec. p. 168 ; Cons. Const., décision n° 2009-591 DC du 22 octobre 2009, Loi tendant à garantir la parité de financement entre les écoles élémentaires publiques et privées sous contrat d'association.

[x]Voir en particulier J. Barthélemy, op. cit., p. 290 et X. Domino et A. Bretonneau, « Le sacré et le local », AJDA, 2011, p. 1667. Voir aussi les cinq arrêts d’Assemblée du 19 juillet 2011, aux conclusions E. Geffray (Rec. p. 372) : Commune de Trélazé, n°308544, Rec. p. 371 ; Fédération de la libre pensée, n°308817, Rec. p.392 ; Communauté urbaine du Mans – Le Mans Métropole, n°309161, Rec. p. 393 ; Commune de Montpellier, n°313518, Rec. p. 398 ; Mme Vayssière, n°320796, Rec. p. 395.

[xi] Voir en particulier A. Louvaris, Le principe de neutralité des services publics. Eléments pour une synthèse, thèse dactylographiée, Paris II, 1995.

[xii]CE, 30 avril 1909, Commune de Saint-Memie, Rec. p. 432.

[xiii]Cette conception trouve une interprétation « absolutiste » dans CE, 10 mai 1912, Abbé Bouteyre, Rec. p. 553. Cet arrêt valide la décision du ministre de l’instruction publique refusant d’admettre le requérant à prendre part au concours de l’agrégation de philosophie au motif que l’état ecclésiastique auquel il s’était consacré s’opposait à ce qu’il soit admis dans le personnel de l’enseignement public. La doctrine s’accorde généralement pour dire qu’il est douteux que cette position soit aujourd’hui toujours celle du Conseil d’Etat (voir ainsi le commentaire aux GAJA).

[xiv]M. Combarnous, « L’enfant, l’école et la religion », in Le Conseil d’Etat et la liberté religieuse, deux siècles d’histoire, op. cit., p. 316.

[xv]CE, avis, 3 mai 2000, Mlle Marteaux, n° 217017, Rec. p. 169.

[xvi]Voir par exemple CE, 14 mai 1982, Association internationale pour la conscience de Krisna, n° 31102, p. 179.

[xvii]Voir en particulier les arrêts CE, 19 février 1909, Abbé Olivier, Rec. p. 181 (processions) ; CE, 13 janvier 1909, Abbé Martin, n°33219 et CE, 2 février 1912, Abbé Broussard, n°40587 (sonneries de cloches).Voir en particulier G. Le Bras, op. cit. et J. Barthélemy, op. cit.

[xviii]Aux termes de cet article 9 : « 1) Toute personne a droit à la liberté de pensée, de conscience et de religion ; ce droit implique la liberté de changer de religion ou de conviction, ainsi que la liberté de manifester sa religion ou sa conviction individuellement ou collectivement, en public ou en privé, par le culte, l'enseignement, les pratiques et l'accomplissement des rites. 2) La liberté de manifester sa religion ou ses convictions ne peut faire l'objet d'autres restrictions que celles qui, prévues par la loi, constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité publique, à la protection de l'ordre, de la santé ou de la morale publiques, ou à la protection des droits et libertés d'autrui ». Deux autres stipulations de la convention sont également particulièrement importantes : son article 14 relatif à l’interdiction des discriminations ainsi que l’article 2 du premier protocole à la convention, aux termes duquel : « Nul ne peut se voir refuser le droit à l’instruction. L’Etat, dans l’exercice des fonctions qu’il assumera dans le domaine de l’éducation et de l’enseignement, respectera le droit des parents d’assurer cette éducation et cet enseignement conformément à leurs convictions religieuses et philosophiques ».

[xix]Aux termes du premier alinéa de cet article : « Toute personne a droit à la liberté de pensée, de conscience et de religion. Ce droit implique la liberté de changer de religion ou de conviction, ainsi que la liberté de manifester sa religion ou sa conviction individuellement ou collectivement, en public ou en privé, par le culte, l'enseignement, les pratiques et l'accomplissement des rites ».

[xx]Sur ce point, voir F. Tulkens, « The European convention on human rights and Church-State relations: pluralism vs. pluralism », Cardozo Law Review, juin 2009, p. 2575. Voir également T. Massis, C. Pettiti, La liberté religieuse et la Convention européenne des droits de l’homme, Bruylant, 2004.

[xxi] F. Tulkens, Ibid.

[xxii]CEDH, gd. ch., 10 novembre 2005, Leyla Sahin c. Turquie.

[xxiii]CEDH, gd. ch., 18 mars 2011, Lautsi c. Italie.

[xxiv]Décision n° 2012-297 QPC du 21 février 2013, Association pour la promotion et l’extension de la laïcité. Le principe de séparation des cultes et de l’Etat avait déjà été reconnu comme ayant un niveau constitutionnel, le Conseil d’Etat l’ayant qualifié de principe fondamental reconnu par les lois de la République (CE, 6 avril 2001, Syndicat national des enseignants du second degré, n° 219379, Rec. p. 170).

[xxv]Voir M. Troper, « French secularism, or laïcité », Cardozo Law Review, février 2000, p. 1276 et s.

[xxvi]Ainsi, « en Guadeloupe, en Martinique, à La Réunion, à Saint-Barthélemy et à Saint-Martin, il n’y a aucune prise en charge de la rémunération des ministres du culte. À Mayotte, les ministres des cultes sont rémunérés par les missions religieuses. À Saint-Pierre-et-Miquelon, dans les îles de Wallis et Futuna, en Polynésie française, en Nouvelle-Calédonie et dans les Terres australes et antarctiques françaises, le régime des cultes est organisé par le décret-loi Mandel du 16 janvier 1939 (décret-loi du 16 janvier 1939 instituant outre-mer des conseils d’administration des missions religieuses), modifié le 6 décembre 1939. Dans ces territoires, l’exercice du culte est assuré par des missions religieuses qui disposent de la personnalité juridique, gèrent leurs biens et rémunèrent leurs ministres du culte » (commentaire de la décision n° 2012-297 QPC du 21 février 2013). En Guyane, le statut des Eglises demeure régi par une ordonnance royale de Charles X (12 novembre 1828) relative au Gouvernement de la Guyane française. En application des dispositions de cette ordonnance, les membres du clergé y sont rétribués sur le budget du département, après agrément de l’autorité préfectorale, sur demande de l’autorité religieuse, qui propose également leur mutation et leur radiation (CE, 9 octobre 1981, Beherec, n° 18649, Rec. p. 358).

[xxvii]Le Conseil constitutionnel a ainsi eu l’occasion de préciser que le principe de laïcité interdit à « quiconque de se prévaloir de ses croyances religieuses pour s'affranchir des règles communes régissant les relations entre collectivités publiques et particuliers », rejoignant ainsi l’exigence d’égalité (décision n° 2004-505 DC du 19 novembre 2004, Traité établissant une Constitution pour l’Europe).

[xxviii]CE, Ass., 26 octobre 2001, Mme Senanayake, n°198546, Rec. p. 514.

[xxix]Voir par exemple les interprétations de M. Gauchet, La religion dans la démocratie, Gallimard, 1998 et R. Debray, Le feu sacré. Fonctions du religieux, Fayard, 2003.

[xxx]Le Monde, 24 juillet 2012.

[xxxi]CE, Ass., 19 juillet 2011, Mme Vayssière, n° 320796, Rec. p. 396. Voir aussi l’article L.1311-2 du code général des collectivités territoriales.

[xxxii]Les tensions locales sont ainsi parfois portées à leur comble, avec des réunions de conseil municipal ou de conseils de quartier délicates, voire avec des modifications par les communes de leur document d’urbanisme pour empêcher de telles implantations (pour un exemple récent concernant la ville de Mulhouse, voir « Pas de mosquée dornachoise pour Millî Görüs », L’Alsace, 13 septembre 2013).

[xxxiii]Le deuxième alinéa de l’article 2 de la loi du 9 décembre 1905 concernant la séparation des églises et de l’Etat rappelle expressément la possibilité d’inscrire aux « budgets [de l’Etat, des départements et des communes] les dépenses relatives à des services d’aumônerie et destinées à assurer le libre exercice des cultes dans les établissements publics tels que lycées, collèges, écoles, hospices, asiles et prisons ».

[xxxiv]J. Habermas, « ‘The political. The rational meaning of a questionable inheritance of political theology », in E. Mendieta et J. Vanantwerpen (dir.), The power of religion in the public sphere, 2011, Columbia University Press, p. 15.

[xxxv]Loi n° 2004-228 du 15 mars 2004 encadrant, en application du principe de laïcité, le port de signes ou de tenues manifestant une appartenance religieuse dans les écoles, collèges et lycées publics.