Intervention lors du colloque organisé par le comité d’histoire du Conseil d’État et de la juridiction administrative le 24 novembre 2014.
Lundi 24 novembre 2014 - discours d’Édouard Balladur
Monsieur le Vice-Président, Mesdames et Messieurs, mes chers collègues,
Vous avez bien voulu me demander de m’exprimer à l’occasion des quarante ans de la disparition de Georges Pompidou. Je l’ai accepté de grand cœur, ma relation avec lui durant plus de dix ans et le souvenir tellement présent que j’en conserve m’y incitaient.
Permettez-moi de le rappeler, je ne l’ai pas connu lorsqu’il était membre du Conseil d’Etat puisque j’y suis entré plusieurs années après son départ. A la fin de 1963, alors Premier ministre, il a, sans me connaître, fait appel à moi pour que je rejoigne son cabinet. J’imagine qu’il le fit à l’instigation de deux hommes aujourd’hui disparus et qui furent l’un et l’autre maîtres de conférence à l’ENA où je bénéficiai de leur magistère : Jean Donnedieu de Vabres, alors secrétaire général du gouvernement et François-Xavier Ortoli, alors directeur du cabinet du Premier ministre. Lorsqu’il me reçut, il m’expliqua que je serais essentiellement chargé des questions sociales et des problèmes juridiques et administratifs. C’était un très vaste domaine, celui, avec le secteur économique, où les compétences propres du Premier ministre étaient les plus lourdes, et sa responsabilité la plus engagée. Il tenait à ce qu’en toutes circonstances fut maintenu un climat de confiance avec les interlocuteurs du gouvernement. Pour cela, me dit-il, il ne faut jamais leur tenir un double ou un triple langage selon ce que l’on croit être leur intérêt, mais leur dire clairement ce que l’on pense, ses intentions et ne jamais leur mentir. Durant les dix années que je passais auprès de lui, j’eus l’occasion de constater que c’était là son attitude constante, aussi bien dans le domaine national qu’international ; il y voyait le seul moyen d’établir avec ses interlocuteurs, français ou étrangers, malgré les divergences de points de vue, des relations stables et confiantes. En outre, il n’était guère porté à masquer sa pensée, mais plutôt enclin à l’affirmer avec éclat, sans se soucier de l’opinion courante. Il lui arrivait d’y mettre quelque provocation.
On a rappelé ce que fut la carrière de Georges Pompidou, exceptionnelle à bien des égards, à la fois par son déroulement et son aboutissement. Il avait coutume de dire qu’il était en quelque sorte soumis à un rythme septennal : sept ans dans l’enseignement à Marseille et à Paris, sept ans au Conseil d’Etat, sept ans dans des activités privées, à peu près sept ans à Matignon. Il le disait lorsqu’il commençait son mandat présidentiel en 1969, sans se douter qu’il ne le terminerait pas.
Je voudrais rappeler un moment de cette carrière, celui où, à Matignon, il dirigea durant six mois le cabinet du Général de Gaulle, Président du Conseil :
En 1958, celui-ci se consacrant essentiellement aux questions posées par l’avenir de l’Algérie et la rénovation de nos institutions publiques, lui avait confié le rôle d’un véritable alter ego, au centre de l’activité réformatrice dont portent la trace les multiples ordonnances publiées à cette époque. Selon Georgette Elgey, dans la conclusion de son livre sur la IVe République, on peut voir en lui, à cette époque, une sorte de vice-président du Conseil : « Il veille, écrit-elle, à ce que l’harmonie règne au sein du gouvernement, règle les conflits qui peuvent naître entre les uns et les autres … » Entre le général de Gaulle et lui, l’osmose est telle qu’il n’est pas besoin de notes pour ordonner ou rendre compte, ils s’informent l’un et l’autre de vive voix ; avec les ministres ou les membres du cabinet, Pompidou entretient des rapports oraux directs ou par téléphone, si bien qu’il n’en demeure guère de traces écrites. Selon le témoignage d’Olivier Guichard, de Gaulle lui aurait dit en 1959 : « L’Histoire ne saura jamais tout ce qu’a fait Pompidou dans ces six mois d’organisation de la Ve République. » Il fut également, avec Roger Goetze, la cheville ouvrière du comité présidé par Jacques Rueff qui préparait la réforme économique et monétaire, en même temps que, secondé par Raymond Janot, il présidait le Comité interministériel d’experts chargés de mettre au point le texte de la nouvelle constitution.
Plus tard, ce fut un Premier ministre exceptionnel, non seulement par sa compétence et son esprit de mesure, par son intuition des attentes des Français, par la vigueur de son caractère, qui l’amena parfois à avoir des opinions différentes de celles de de Gaulle pour lequel il éprouvait admiration et attachement, mais surtout parce qu’il avait une vue très claire de ce qui lui paraissait essentiel : doter la France d’une force économique sans laquelle, affirmait-il, rien ne serait possible ni pour améliorer le progrès social, ni pour assurer l’indépendance nationale. A ses yeux, tout devait être subordonné à cet objectif ; le renouveau industriel qu’a connu la France pendant les onze années de sa présence au pouvoir est largement dû à l’acharnement avec lequel il mit en œuvre tous les moyens nécessaires pour y parvenir, sans se soucier des critiques, toujours les mêmes, à croire que si l’on se préoccupe du dynamisme de l’économie, c’est qu’on est fermé aux préoccupations sociales. J’eus moi-même l’occasion de le vérifier.
Revenons au Conseil d’Etat où il a passé sept années dont il gardait un très bon souvenir. Il fut un rapporteur remarqué à la section du Contentieux et suffisamment apprécié par tous pour être élu secrétaire général de l’Association des membres du Conseil d’Etat, bien qu’il fût à l’époque également chef du cabinet du général de Gaulle, alors loin d’un pouvoir auquel il s’opposait avec vigueur. C’est bien la marque de la liberté de l’esprit qui régnait au Conseil d’Etat. Elle y règne toujours, le numéro des républiques n’y change rien.
Pourquoi a-t-il réussi au Conseil d’Etat ? Non seulement parce qu’il s’y plaisait, qu’il goûtait la liberté laissée à chacun dans ses opinions comme dans ses comportements dès lors qu’était respectée une tolérance réciproque qui est le visage de la politesse, mais parce que, plus fondamentalement, il y avait une sorte de connivence entre la forme de son esprit et les habitudes de pensée du Conseil. Il m’en a parlé souvent, parfois d’un ton un peu moqueur, avec une sorte d’ironie amicale « N’oublions jamais, me disait-il, qu’au Conseil d’Etat les arrêts comme les avis se limitent à la question qui est posée et au sujet que l’on doit traiter, ce qui n’est pas seulement une volonté de prudence mais surtout une ascèse intellectuelle qui manifeste le désir de s’en tenir à son rôle sans le dépasser et d’assurer ses pas ». Il ajoutait : « Il n’est jamais plus heureux que lorsqu’il peut se dispenser de trancher une question qui ne lui est pas posée, ou qui selon lui ne se pose pas, et ne manque pas de le faire savoir dans ses décisions. Avez-vous observé combien souvent ses arrêts comportent la formule : « sans qu’il soit besoin de … ». Il appréciait également la concision des décisions et leur style, à ses yeux un peu pour la même raison : ne pas trop en dire, ne pas se lier les mains en évoquant des questions hors du sujet, être bref pour ne pas prêter à la critique ou à l’ambiguïté par des développements diffus, voire flous. « Le style du Conseil d’Etat c’est son esprit même » m’a-t-il dit plusieurs fois, en bon disciple de Malherbe. J’ajoute qu’il appréciait que le Conseil, dans ses avis comme dans ses arrêts, n’ait pas une conception fétichiste du droit et tienne compte des réalités. C’était ce qu’il appelait le bon sens qui, contrairement à ce que l’on peut croire, n’est pas une forme du scepticisme intellectuel, mais plutôt une manifestation d’honnêteté de l’esprit. Lorsqu’il fut membre du Conseil constitutionnel, il eut l’occasion de le démontrer, comme cela a été rappelé lors du colloque réuni il y a quelques mois, ce qui lui valut d’y acquérir une autorité qu’en son temps le Président Léon Noël a soulignée.
C’était un homme complexe, il livrait peu de lui-même, malgré son apparente disponibilité. S’il n’y en eut peut-être pas dans notre histoire de plus mal connu, il en est en grande partie responsable : sa réserve, son horreur de l’emphase, fondées sur le respect de soi-même et des autres, ont contribué à donner de sa personne et de son caractère une image incomplète. Les qualités qui lui sont le plus fréquemment reconnues ne sont pas celles qui font rêver : réalisme, opiniâtreté, prudence, solidité. Certes, il n’en était pas dépourvu. Mais suffiraient-elles à expliquer sa vie ?
On peut rappeler les chances que Georges Pompidou eu eues, qu’il a su saisir, et qui l’ont conduit à la tête de la France. Mais ces chances n’expliquent pas tout. D’autres ont eu les mêmes, et leur vie n’en a pas été bouleversée comme le fut la sienne.
Qu’on me permette ici de l’évoquer tel que je l’ai connu. Deux qualités en lui dominaient toutes les autres. Tout d’abord, les facultés de l’esprit : intuition, rapidité, mémoire, précision de l’analyse ; goût de ramener les questions à quelques données simples et claires en les débarrassant de tous les faux-semblants, la destruction de la comédie, en somme ; aptitude à dégager l’essentiel en donnant un éclairage nouveau à des problèmes examinés mille fois, à les replacer dans une perspective historique pour mieux apercevoir l’avenir. Souvent, l’on était frappé par la nouveauté d’une idée, d’une affirmation simple, à la fois inattendue et évidente, tellement indiscutable qu’on se défendait mal du sentiment de sa vérité presque banale. C’était ce qu’il appelait le bon sens, nom ordinaire donné à la première vertu de l’esprit, le jugement.
La seconde qualité était le courage, dont il a témoigné toute sa vie durant : pour s’affirmer et tenir son poste dans les moments les plus difficiles, comme en mai 1968, sans rien céder sur l’essentiel ; pour faire front, face à la calomnie, et la réduire au silence ; pour défendre l’indépendance de la nation sans en rien laisser prescrire, au prix parfois d’une solitude dont il n’avait pas le goût, mais dont il estimait qu’il fallait courir le risque. Dans les derniers mois de sa vie, il en a fait la pratique quotidienne, comme si elle allait de soi. De cela, il ne parlait guère.
Je l’ai entendu dire bien souvent : « Si vous connaissez l’orthographe et le calcul mental, vous êtes dans une petite minorité, et si vous y ajoutez le bon sens et le courage, alors vous êtes un homme exceptionnel ».
S’il est resté inconnu, c’est sans doute qu’il détestait les effusions et les confidences. Mais c’est aussi que les divers aspects de sa personnalité en faisaient un homme souvent insaisissable, rebelle à toute définition simple.
Avec le sens de la relativité des choses, il était le contraire d’un sceptique, et manifestait un attachement constant à ses convictions comme à ses amitiés ; cuirassé d’indifférence par nécessité et devoir d’Etat, il était d’une sensibilité très vive et d’une grande fidélité ; autoritaire, il avait le goût de la discussion, du contact avec autrui, le besoin d’expliquer, une préférence pour les hommes dotés d’une forte personnalité, qui prennent leurs risques et savent s’affirmer ; prudent et circonspect, il s’impatientait devant la lenteur de l’exécution une fois la décision prise ; volontiers ironique et même mordant, il manifestait beaucoup de scrupules dans ses rapports avec les hommes, évitant de froisser leur sensibilité ou de léser leurs intérêts légitimes ; aimant réfléchir, peser le pour et le contre, avec le goût de la méditation longuement menée en solitaire, il se décidait très vite et sans retour dans les moments difficiles, comme en mai 1968, où il fallait faire face à une menace de guerre civile, ou en août 1971, quand il tenta de mettre la France à l’abri des désordres monétaires internationaux qui n’ont pas cessé depuis plus de quarante ans ; réaliste, il avait le scrupule de ne pas faire naître, par ses promesses ou ses propos, des espoirs qui seraient déçus, et pourtant il demeurait optimiste ; attaché à la tradition, il était également soucieux du progrès de la France, mais voulait avancer d’un pas tel qu’il ne fût pas obligé de reculer ou de contraindre ; partisan de l’ordre, dans lequel il voyait la seule garantie de la liberté, il croyait à la nécessité d’un mouvement qui intégrerait les aspirations nouvelles dans une histoire qu’il concevait comme un constant renouvellement ; imprégné de ses fonctions, en acceptant comme un fardeau la solitude, il était d’un abord simple, facilement de plain-pied avec son interlocuteur, désireux de rencontrer et de comprendre ; réaliste, il a eu des vues prémonitoires, par exemple sur la pénurie alimentaire alors qu’il n’était question que de surproduction agricole, sur la crise de l’économie internationale quand beaucoup n’étaient préoccupés que des méfaits de la croissance, sur les dangers menaçant la liberté, qui n’est jamais un fait acquis irréversible ; on le présentait comme ayant le goût des compromis : il en avait le sens mais il savait être intraitable, tel un Romain du temps de la république.
Il n’a pas rempli son rôle à la tête de l’Etat de manière exclusive, contrairement à ce qui a souvent été dit. Certes, il voulait être informé de tout, et considérait que les initiatives importantes du gouvernement devaient être préalablement discutées avec lui : « Nous n’avons pas chacun un secteur dont nous sommes respectivement responsables ; nous ne devons pas faire les choses séparément, mais ensemble », a-t-il dit un jour au Premier ministre. Il envisageait ses rapports avec lui comme une collaboration quotidienne, tout en souhaitant lui laisser une large liberté d’appréciation, d’action et de décision. A la vérité, il devait prendre sur lui pour accepter une décision qu’il ne croyait pas bonne. S’il s’efforçait de faire la part des choses, ce n’était pas par indifférence.
Il travaillait beaucoup, très régulièrement et très rapidement. Il avait le goût des textes, de l’écrit, de ce qu’il écrivait et de ce qu’on lui écrivait, pour mettre en forme sa propre pensée, et connaître celle d’autrui. On retrouvait sa manière : style simple et clair, sans fioritures ; souci de ramener les idées et les faits à leur vérité, à leur réalité élémentaire, de dissiper les illusions non sans y prendre quelque délectation ; défiance envers les grands mots, le lyrisme : « Je ferais volontiers mienne la pensée de Braque : « Je ne cherche pas l’exaltation, la ferveur me suffit », déclara-t-il dans une conférence de presse.
Il aimait confronter sa pensée à celle des autres et acceptait de bonne grâce les critiques. Mais il affirmait « Celui qui décide est, en définitive, toujours seul au moment de la décision. Il n’y a pas de décision collective. Et c’est mieux ainsi car sans cela il n’y aurait pas non plus de responsable. »
Cet homme secret, qui ne se livrait guère, était étonnamment libre et ouvert quand il avait accordé sa confiance. Autant il appréciait peu que des questions lui fussent posées, autant il aimait parler spontanément et longuement de ses intentions, de ses entretiens, allant même parfois jusqu’à s’excuser de ne pas avoir fait part d’un projet, d’un échange de vues avec tel ou tel, dont il pensait que ceux qui étaient à ses côtés avaient intérêt à le connaître. Il disait alors : « Il faut que je vous prévienne de ce qui va se passer, vous avez le droit de savoir ». Le droit ? Il ne s’agissait pas de l’exercice d’une prérogative, mais d’un témoignage qu’il entendait donner.
Peu porté aux confidences, aimant moins encore en recevoir qu’en faire, détestant tout ce qui était explication de soi, justification, il faisait dans le tête-à-tête suffisamment confiance à la finesse de son interlocuteur pour préférer l’allusion à la proclamation, le sous-entendu au discours logique, l’intuition à l’argumentation. Son cœur et son esprit étaient une forteresse bien gardée où l’on ne pénétrait pas par effraction. Mais qui était invité à y entrer – ce n’était jamais qu’implicite – était toujours bien accueilli.
Quelles furent ses relations avec le Conseil d’Etat lorsqu’il était Premier ministre, puis Président de la République ? L’idée qu’il s’en faisait, il l’a résumée dans le discours qu’il prononça devant l’Assemblée générale le 28 avril 1970.
Il rappelait que, sous la direction du président Bouffandeau, il y avait appris le droit public, largement l’œuvre du Conseil d’Etat.
Mais, affirmait-il, de perfectionnement en perfectionnement, notre droit public, dont la vertu première était la simplicité et la souplesse, s’était progressivement compliqué au point de dérouter parfois les plus perspicaces. Dans le réseau complexe des règles et des principes, ni l’administrateur ni le citoyen ne se retrouvaient plus.
De cette situation, la responsabilité première incombait à l’organisation moderne de la société, caractérisée par la complexité des relations entre les hommes et entre les groupes ; elle ne pouvait s’accommoder d’un droit sommaire.
Mais elle avait tout à gagner cependant à ce que ce droit reste simple et clair et dans cette tâche les travaux du Conseil d’Etat avaient une place éminente. Statuant au contentieux ou prononçant ses avis en matière administrative, il devait se garder du dogmatisme, pour recherche l’efficacité, la souplesse, je dirai même, ajoutait-il, le dépouillement. On retrouve là son souci de la concision. La condition première du respect du droit, c’est qu’il soit connu et compris de ceux auxquels il s’adresse comme de ceux qui l’appliquent.
Mais, poursuivait-il, c’est également au sens même de l’action du Conseil d’Etat que dans le temps présent nous devrions réfléchir.
La conception d’où est issu tout notre droit était naguère celle d’un État fort, mais limité aux compétences les plus caractéristiques de la puissance publique : la justice, la défense, l’ordre. Dans ces domaines, L’État exprimait seul l’intérêt général.
Ses décisions s’imposaient aux citoyens et restreignaient leur liberté. Juge des relations entre un Etat fort et des citoyens isolés, il était inévitable et souhaitable que le Conseil d’Etat devînt progressivement le protecteur des libertés individuelles, et pour cela soumît l’action de l’Etat au respect, sous son contrôle, d’un certain nombre de principes généraux progressivement définis.
Il ne saurait être question, déclarait-il, de renier l’œuvre de cette jurisprudence. La défense de l’individu devait demeurer l’une des préoccupations dominantes du Conseil d’Etat.
Mais notre société et donc notre droit avaient changé depuis un siècle. Suscitée par l’évolution économique et sociale, l’intervention de l’Etat touchait la plupart des aspects de la vie collective et de l’existence des individus. Dès lors, l’action des pouvoirs publics s’adressait non plus seulement à des individus isolés, mais à des groupes qui dans la meilleure des hypothèses n’avaient de l’intérêt national qu’une vision fragmentaire, et qui le plus souvent, n’avaient d’autre préoccupation que la défense de la situation qui leur était propre ou la revendication des avantages qu’ils exigeaient.
Seul l’État pouvait avoir de l’intérêt général une vision complète et désintéressée ; seul un pouvoir fort, librement désigné et accepté pouvait préserver le bien de tous contre des appétits particuliers et contradictoires.
Il en résultait que la conciliation entre l’autorité de l’Etat et les droits du citoyen, objectif permanent de l’action du Conseil d’Etat, se présentait désormais dans des conditions différentes, dont la législation comme la jurisprudence du Conseil d’Etat devaient tenir compte.
Dès lors, le temps n’était plus où dans un pays tel que le nôtre l’autorité de l’Etat pouvait apparaître comme une menace pour la liberté du citoyen, elle en constituait au contraire la plus solide et la meilleure garantie. Conception qui faisait d’un Etat fort le meilleur garant des libertés. Voilà qui n’a rien perdu de son actualité.
Pour terminer, j’évoquerai ce que fut son attitude dans les relations entre le Conseil d’Etat et le gouvernement, lorsqu’il était Premier ministre ou Président de la République. En 1962 l’arrêt Canal donna naissance à une véritable crise. Chacun se souvient qu’il annula une ordonnance du 1er juin 1962 qui instituait une cour militaire de justice dont le gouvernement estimait qu’elle était indispensable pour maîtriser les troubles suscités par l’OAS en France métropolitaine comme en Algérie. Je n’ai nulle intention d’entrer dans une discussion sur le bien-fondé ni de l’ordonnance ni de l’arrêt du Conseil d’Etat auxquels le gouvernement de l’époque fit grief d’appliquer de façon un peu sommaire, c’est-à-dire trop cartésienne, les principes généraux du droit pénal. Le Président de la République d’alors en conçut un vif mécontentement et envisagea de réformer profondément, non seulement la procédure devant le Conseil d’Etat, mais son rôle lui-même. A cet effet, une commission fut réunie. Première précaution utile. Elle délibéra durant de nombreux mois, le Premier ministre Georges Pompidou mit peu de zèle pour en accélérer les travaux et en appliquer les recommandations qui, l’émotion plusieurs mois plus tard étant quelque peu retombée, étaient d’ailleurs fort mesurées ; sans doute estimait-il que le Conseil d’Etat avait eu tort, ce qui peut évidemment se discuter, mais ce qui correspondait à sa conception d’une justice administrative qui doit tenir compte des réalités de l’heure et se méfier des argumentations théoriques, mais il pensait qu’il n’y avait pas lieu d’en tirer des conséquences extrêmes. Finalement, ce fut son point de vue qui l’emporta. Je l’ai déjà indiqué, Georges Pompidou conservait pour le Conseil d’Etat un attachement qui ne tenait pas uniquement au sentiment ou au souvenir, mais aussi à l’esprit, il estimait que son rôle assurait un certain équilibre de nos institutions qu’il désirait voir respecter.
Il eut une attitude de même nature lorsqu’il souhaita qu’il ne fût pas gravement fait grief aux membres du Conseil d’Etat qui avaient pris, lors de l’indépendance de l’Algérie, des positions très hostiles à la politique du gouvernement. Je me souviens que lors de sa visite au Conseil d’Etat le 28 avril 1970, alors qu’il était Président de la République, Georges Pompidou salua amicalement Alain de Lacoste-Lareymondie, esprit brillant mais parfois excessif, caractère chaleureux mais parfois aventureux, en déclarant à la cantonade : « Voilà quelqu’un qui m’a donné bien du mal ».
Enfin, lors du référendum constitutionnel de 1962 instituant l’élection du Président de la République au suffrage universel, Georges Pompidou soutint la décision du Général de Gaulle d’y faire procéder par un référendum qui n’avait pas été précédé par des délibérations parlementaires approuvant cette réforme. On pouvait hésiter compte tenu de ce qu’était le texte même de la Constitution de 1958, mais il lui semblait qu’il fallait dans des circonstances graves laisser les mains libres, non pas au Président de la République, mais au peuple souverain appelé à décider, sans en brider les choix par une procédure trop contraignante. La campagne électorale portait d’ailleurs essentiellement sur ce point beaucoup plus que sur la nécessité de faire élire le Président de la République au suffrage universel. Le référendum fut approuvé ; dès lors, on pouvait considérer que la campagne ayant porté essentiellement sur la procédure de révision constitutionnelle, celle-ci avait été implicitement validée par le peuple lui-même. J’eus l’occasion, de nombreuses années après, d’en parler avec M. Mitterrand alors qu’il était Président de la République et moi-même Premier ministre, et je développai ce point de vue en quelque sorte à froid, car il n’était ni dans ses intentions ni dans les miennes de recourir à un référendum sur un sujet quelconque et, de toute façon, nous ne pouvions le faire qu’ensemble, ce qui était une hypothèse vraiment théorique. M. Mitterrand me confirma que, selon lui aussi, la procédure de révision constitutionnelle avait été soit validée soit précisée, selon l’idée qu’on s’en faisait, lors du référendum de 1962. Cette position était également celle de Georges Pompidou.
Que conclure ? Qu’en somme Georges Pompidou se faisait du rôle du Conseil D’État la même idée que de la politique, un équilibre entre principes et réalités, entre raisonnement logique et intuition des nécessités du moment, un refus des dogmatismes figés, un souci de la tolérance qui ne va pas sans une certaine dose de scepticisme envers les foucades des modes, scepticisme à mesurer avec soin afin d’éviter le cynisme.
Il était attaché à son rôle, à sa place dans les institutions ; attaché aussi à l’atmosphère qui y régnait, où le souci de l’autorité de L’État et des nécessités de sa gestion se conjuguait au respect des libertés individuelles, où les attachements partisans des uns et des autres s’inclinaient devant l’intérêt public.
S’il a été heureux au Conseil D’État, s’il en a gardé un bon souvenir, s’il a bien compris ce qu’était son esprit même, c’est que celui-ci correspondait à la conception qu’il se faisait de ce que devait être la vie collective dans notre pays.
En le rappelant, j’ai rendu hommage à Georges Pompidou, mais aussi au Conseil D’État. Je vous remercie de m’en avoir offert l’occasion.