Etude annuelle relative à la souveraineté : audition au Sénat de Didier-Roland Tabuteau, vice-président du Conseil d’État

Discours
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Audition au Sénat
Palais du Luxembourg
28 novembre 2024

Didier-Roland Tabuteau, vice-président du Conseil d’État

 

Madame la présidente,

Messieurs les présidents,

Mesdames et Messieurs les sénateurs,

Nous vous remercions et sommes honorés de votre invitation à venir vous parler aujourd’hui de l’étude annuelle que nous avons réalisée en 2024 sur le thème de la souveraineté.

Nous nous réjouissons de ces rencontres entre le Parlement et le Conseil d’État qui contribuent au bon fonctionnement des institutions.

Par ailleurs, nous souhaitons que la consultation du Conseil d’État sur les propositions de lois puisse encore se développer. Ce travail en commun est particulièrement fructueux pour nous et, je l’espère, pour les parlementaires auteurs des propositions de loi et plus largement pour la représentation nationale.

L’exemple de la proposition de loi organique visant à reporter le renouvellement général des membres du congrès et des assemblées de province de la Nouvelle-Calédonie, proposition sur laquelle nous avons rendu un avis le 10 octobre dernier, en est la plus récente illustration.

Par ailleurs, des délégations des commissions des deux chambres sont venues au Palais-Royal assister à des séances de sections consultatives, d’assemblée générale et de référé, afin de voir comment nous travaillons et d’échanger librement. Ce dialogue sera poursuivi. 

Je suis ce matin accompagné :    

  • de Martine de Boisdeffre, présidente de la section des études, de la prospective et de la coopération,

  • de Fabien Raynaud, président adjoint et rapporteur général de l’étude,

  • et de Mélanie Villiers, qui était sa rapporteure générale adjointe pour la rédaction de l’étude sur la souveraineté et auparavant pour celle sur le dernier kilomètre.

Si vous le permettez, nous commencerons par une présentation générale de l’étude, à quatre voix.

1) Permettez-moi d’abord de revenir sur le contexte de l’étude.

Chaque année, le Conseil d’État conduit deux types d’études :

  • l’étude annuelle[1], dont il choisit lui-même le thème

  • les études qui lui sont commandées par le Premier ministre.

L’étude sur souveraineté fait partie de la première catégorie. Ces études annuelles traitent chaque année d’un sujet important pour la France, avec le recul d’une institution indépendante qui connait les pouvoirs politiques au travers de ses différentes missions.

C’est la première étude de la section des études, de la prospective et de la coopération, qui a remplacé depuis un décret du 1er mars 2024 la section du rapport et des études. Dorénavant, le code de justice administrative que cette section « élabore l'étude annuelle qui est présentée lors de la rentrée du Conseil d’État[2] ». Cette année, l’étude sur la souveraineté a été présentée lors de la rentrée du 11 septembre, à laquelle a participé le Président de la République

Le Conseil d’État a quatre missions, consultative, juridictionnelle, de prospective et de gestion de la juridiction administrative. Si les rapports et les études se rattachent à la troisième mission, ils bénéficient de l’expérience acquise dans ses autres missions, ainsi que celle des membres du Conseil d’État et des magistrats. L’étude est bien sûr nourrie par les nombreuses expertises extérieures que nous sollicitons.

Les études préparées par le Conseil d’État doivent pouvoir être lues par tous, en portant sur des questions très concrètes, allant :

  • du dernier km des politiques publiques (2023)

  • à la politique du sport (2019),

  • en passant par la questions de réseaux sociaux (2022).

2)  L’étude sur la souveraineté

2.1 Pour l’année 2024, nous avons retenu le thème de la souveraineté.

Ce sujet s’inscrit dans la continuité de l’étude de 2023, sur le dernier km. Celle-ci se penchait sur la manière dont l’administration et plus généralement les politiques publiques atteignent ou non leurs objectifs et répondent aux besoins des usagers. L’étude sur la souveraineté répond à un double besoin citoyen, qui n’est pas moins fondamental :

  • celui de participer démocratiquement à l’orientation et la conduite d’un État souverain,

  • et celui de garantir que les choix établis démocratiquement puissent se concrétiser.

Le terme de souveraineté est porteur de questions très actuelles, comme le montre le fait qu’il est désormais souvent employé en y accolant un adjectif : numérique, sanitaire, pharmaceutique etc.

La souveraineté est un terme difficile à définir car il prend place dans plusieurs champs, politiques, juridiques ou encore économiques. Il est pourtant essentiel, et se trouve au cœur de la vie de la cité et des citoyens

La question de la souveraineté porte des interrogations fondamentales, à commencer par la manière dont un peuple assure son indépendance et décide de son destin.

2.2 Car la souveraineté, fondamentalement, c’est la liberté pour un peuple de choisir son destin, liberté que chaque État met en œuvre selon son génie propre.

L’étude fait d’abord le constat que la France exerce pleinement sa souveraineté.

Elle analyse l’émergence, les racines historiques et intellectuelles de cette notion, pour voir ce qui menace la souveraineté, et en tirer des recommandations.

Juridiquement, la souveraineté se manifeste par la supériorité de la Constitution : chaque nation choisit les règles qui l’organisent et fondent son État.

L’intégration de la France dans l’ordre international et dans la construction européenne ne remet pas en cause cette suprématie de la Constitution. Dans notre ordre juridique, la Constitution prime en effet sur les traités en vertu d’une jurisprudence convergente du Conseil constitutionnel [3], de la Cour de cassation[4], et du Conseil d’État[5] .

La France respecte les traités internationaux qu’elle a conclus, et le juge s’assure de ce respect, justement parce que la Constitution le prévoit explicitement. Le Conseil d’État a rappelé dans une décision d’assemblée du 21 avril 2021 qu’il écarterait l’application d’un acte de l’Union qui aurait pour effet de priver de garanties effectives une exigence constitutionnelle. Mais il ne le ferait que si cette exigence n’était pas protégée de façon équivalente par le droit de l’Union, et il ne l’écarterait que dans la stricte mesure où le respect de la Constitution l’exige[6].

Enfin, l’étude rappelle ce qui se trouve au cœur de notre Constitution eu égard à la souveraineté – l’article 3 qui proclame : « La souveraineté nationale appartient au peuple qui l'exerce par ses représentants et par la voie du référendum ».

Ainsi le peuple souverain, lorsqu’il agit en tant que constituant, dispose bien du « dernier mot ».

2.3 La France est un État souverain mais cette souveraineté peut être affermie, pour faire face aux grands défis contemporains qui se posent à notre pays.

Ces défis relèvent d’abord de l’accroissement des dépendances et des interdépendances liées à la mondialisation. Les menaces épidémiques, celles du dérèglement climatique, les tensions entre les États et bien sûr le retour des guerres mettent également à nu les faiblesses sectorielles qui affectent les États.

Sans négliger la montée en puissance de nouveaux acteurs non-étatiques comme les grandes fondations ou les géants du numérique. 

Un deuxième grand champ de défis est celui de l’intégration européenne, qui permet aux Etats d’additionner leur puissance mais qui fait naitre aussi des frustrations, dues notamment à « l’effet cliquet » de la construction européenne : un transfert de compétence vers l’Union n’est que rarement remis en cause.

Un troisième pan est la crise de la représentation traditionnelle, qui conduit à réinterroger les modes d’expression démocratiques et les moyens d’intéresser les citoyens aux décisions publiques. Car bien sûr, la démocratie s’étiole lorsque les citoyens s’en détournent.

3) Face à ces constats, l’étude porte trois messages importants.

Les recommandations sont présentées, j’y insiste, à Constitution et traités constants – il s’agit de porter des propositions opérationnelles, qui soient réalisable dans le cadre actuel.

Permettez-moi de revenir sur ses trois grands messages, avant de laisser la parole à la présidente de Boisdeffre, au président Raynaud et à Mélanie Villiers qui présenteront l’étude de façon plus approfondie.

3.1 Premier message : la souveraineté, qui est la liberté du peuple de choisir son destin, suppose une citoyenneté active :

L’étude estime que pour renforcer cette citoyenneté, peuvent être affermis tout ce qui concourt à cette citoyenneté active, et en particulier :        

  • l’esprit de défense des citoyens,

  • et l’intérêt pour les décisions politiques – avec le renforcement des référendum locaux ou encore le vote préférentiel, qui doivent intéresser davantage les citoyens aux décisions publiques.

L’étude invite également :

  •      à développer tout ce qui concourt à la formation de l'esprit critique des citoyens, notamment en renforçant encore l’enseignement civique ;

  • et en corollaire à garantir les conditions d’existence d’une information fiable, indépendante et pluraliste.

3.2 Deuxième message : pour renforcer notre puissance il faut améliorer l’articulation, nécessairement complexe, entre l’Union européenne et des Etats souverains :

La France participe à l’Union européenne parce qu’elle l’a choisi. Mais puisque la souveraineté appartient au peuple, qui se définit depuis plusieurs siècles dans le cadre de l’Etat nation, le dépassement des frontières ne peut se faire sans précautions.

Il s’agit de s’assurer que l’Union européenne ne remette pas en cause les intérêts fondamentaux de notre Nation, et que chacun exerce ses compétences avec mesure et considération réciproque.

Nous recommandons en particulier d’améliorer la production normative,    

  • en s’assurant plus strictement du respect du principe de subsidiarité,

  • en associant les États dès le choix de l’instrument juridique par la Commission :  règlement ou directive,

  • ou encore en inscrivant dans un nombre plus important de textes de droit dérivé, comme cela se pratique déjà dans certains secteurs, une « clause bouclier »  qui rappellerait que les dispositions du texte ne portent pas atteinte aux fonctions essentielles de l’État, notamment en matière d’ordre public, de sécurité nationale et d’intégrité territoriale.

Nos recommandations portent également sur la Cour de justice de l’Union européenne, et invitent à affirmer la marge d’appréciation qui doit être laissée aux États membres. Elles portent encore sur les différentes manières dont les États membres peuvent agir ensemble pour peser dans les relations internationales, avec notamment l’idée d’utiliser la « méthode d’action coordonnée », reposant sur la fixation d’objectifs stratégiques communs.

L’exercice de cette puissance commune suppose alors toujours des échanges réguliers entre les États membres et les institutions européennes, qui pourraient se faire autour de la présidence du Conseil européen et par les commissaires européens, de façon à associer pleinement les parlements et les autres responsables nationaux. L’exemple qui a été donné par la négociation sur le Brexit, où les négociateurs européens ont d’abord veillé à la solidarité entre les États membres, est à cet égard source d’inspiration.

3.3 Troisième axe de proposition : construire une doctrine de la souveraineté pour inscrire son exercice dans une stratégie de long terme :

Cette doctrine doit permettre dans des sujets fondamentaux de développer des politiques publiques dans la durée, en mobilisant des moyens pour dépasser les aléas politiques et les contingences.

Cela suppose d’abord une cartographie des secteurs essentiels à la souveraineté, pour ensuite fixer pour dans chacun de ces secteurs :

  • un cap,

  • un échéancier,

  • des moyens associés. Ils peuvent reposer sur une programmation pluriannuelle, et ne doivent pas négliger les sous-jacents.

Et je pense ici en particulier à la nécessité d’une formation scientifique et technique qui permette de disposer de personnes aptes à porter et à traduire dans nos politiques et notre économie les progrès de la science et de la technique, ces progrès étant aujourd’hui au cœur de la concurrence internationale.

Enfin, dans chaque secteur, il y a lieu de désigner un pilote, qui soit clairement identifié par les autres acteurs.

Cela permettra de se projeter sur le temps long, temps long qui est au demeurant le thème de notre prochaine étude annuelle (2025) qui s’interrogera sur la manière de l’incorporer dans les politiques publiques.

*

Il a également semblé au Conseil d’État que c’était à la condition d’un tel travail, à l’échelle nationale et européenne, pour préserver notre souveraineté, que notre pays pourrait relever les défis majeurs auxquels il est confronté, et continuer à faire entendre sa voix singulière dans l’ordre international.

C’est également à cette condition que nous pourrons nous projeter à l’échelle des décennies et retrouver des leviers d’action forts pour décider de notre destin, c’est-à-dire pour exercer véritablement notre souveraineté.

La question qui découle de cette ambition est justement celle du destin que nous voulons nous donner, mais cette question relève bien sûr du seul champ politique, et donc de la représentation nationale, Mesdames et Messieurs les sénateurs.

Après ce bref aperçu, permettez-moi de céder la parole à la présidente de la section des études, de la prospective et de la coopération, puis au rapporteur général et à la rapporteur générale adjointe de l’étude.

Je vous remercie.

 

 

[1] Prévue à l’article L. 112-3 du code de justice administrative.

[2] R. 123-5 du CJA

[3] Cons. cons., DC n° 2004-505 du 19 novembre 2004

[4] Cass., Ass. Plén., 2 juin 2000, Fraisse, n° 99-60.274

[5] CE, Ass., 30 octobre 1998, Sarran et Levacher, n° 200286

[6] CE, Ass., 21 avril 2021, French Data Network et autres, nos 394922, ; et CE, 17 décembre 2021, Bouillon, n° 437125