Éclairage de Jean-Luc Matt, maître des requêtes, rapporteur à la section de l’intérieur et à la 1re chambre de la section du contentieux
Un décret du 5 avril 2024 vise à pérenniser l’autorisation de la publicité à la télévision en faveur du cinéma, prévue à titre temporaire en 2020, et autorise pour 2 ans la publicité pour le secteur de l’édition littéraire. Il donne l’occasion de préciser le cadre juridique applicable aux expérimentations.
1° La « généralisation de l’expérimentation » de la publicité à la télévision pour le cinéma
L’article 8 du décret du 27 mars 1992 pris pour l’application de la loi du 30 septembre 1986 relative à la liberté de communication a fixé les principes généraux définissant les obligations des éditeurs de services audiovisuels en matière de publicité et a interdit, à la télévision, la publicité pour 4 « produits et secteurs économiques » : l’alcool, l’édition littéraire, le cinéma et les événements occasionnels ou saisonniers.
Ces interdictions réglementaires s’ajoutent aux interdictions législatives, qui portent sur les médicaments remboursables soumis à prescription médicale (article L. 5122-6 du code de la santé publique), les armes à feu (loi du 12 juillet 1985 relative à la publicité en faveur des armes à feu et de leurs munitions) et le tabac (loi du 9 juillet 1976 relative à la lutte contre le tabagisme).
L’interdiction de la publicité pour le cinéma à la télévision était, quand elle a été prise, en 1992, une mesure de protection de l’industrie de la production cinématographique française et européenne, dont le budget en général, et celui qu’elle pouvait consacrer à la publicité en particulier, ne pouvait pas rivaliser avec celui du cinéma américain. L’Autorité de la concurrence, dans son avis n° 19-1-04 du 21 février 2019 (§§ 390 sqq) rendu à la demande de l’Assemblée nationale, s’est montrée favorable à la révision de l’article 8 du décret du 27 mars 1992, sauf en ce qui concerne l’interdiction des publicités pour l’alcool.
Elle estimait cependant qu’avant cette révision « des études sérieuses et fiables, d’origine non professionnelle, afin de permettre une appréciation fine du bilan coûts-avantages d’une telle mesure en termes d’équilibre entre les médias » devaient être conduites. Elle évoquait notamment le risque d’un possible transfert des recettes publicitaires vers la télévision au détriment de la radio et de la presse, dès lors que les distributeurs pourraient optimiser leurs dépenses publicitaires en fonction des avantages spécifiques de la télévision en tant que média de masse.
Cette démarche a été suivie par le Gouvernement, pour une raison particulière. L’autorisation de la publicité à la télévision en faveur du cinéma a en effet été accordée à titre temporaire, pour 18 mois, par le décret n° 2020-983 du 5 août 2020, à la sortie du « premier confinement covid-19 » et le Gouvernement a ainsi souhaité aider à la fois le cinéma, après plusieurs mois de fermeture des salles, et la télévision, confrontée à la concurrence du marché publicitaire sur Internet, où la promotion du cinéma n’est pas interdite ni même réglementée. Cette autorisation a été prorogée à 2 reprises : d’abord par le décret n° 2021-1922 du 30 décembre 2021 pour une période de 8 mois, puis par le décret n° 2022-1290 du 3 octobre 2022 pour une nouvelle période de 18 mois, soit au total pour 44 mois, plus de 3 ans et demi, pour tenir compte du caractère atypique de la période dû à la crise sanitaire et à la fermeture des salles de cinéma.
En réalité, il ne s’agit pas d’une « expérimentation » au sens de l’article 37-1 de la Constitution : selon la décision du 17 mai 2019, Association Les amis de la terre France, n° 421871, du Conseil d’Etat statuant au contentieux, cette habilitation constitutionnelle vise à permettre de déroger au principe d’égalité, ce qui n’est pas l’objet avec cette mesure, et doit prévoir des règles spécifiques, pour une durée déterminée à destination d’un « échantillon » ciblé retenu pour son application, rien de tel en l’espèce non plus.
Comme dans le cas d’une « vraie » expérimentation cependant, et comme le recommandait l’Autorité de la concurrence, il est prévu par le décret du 5 août 2020 la publication par le Gouvernement d’un rapport d’évaluation, 3 mois avant son terme. Un premier « rapport d’évaluation » a été publié en juillet 2022, avant la dernière prorogation, qui soulignait l’insuffisance de données, ne permettant pas d’apprécier les conséquences de cette « expérimentation ». A l’issue de la 2e prorogation, un nouveau « rapport d’évaluation » a été élaboré par le cabinet Eurogroup et publié le 30 janvier 2024 par le ministère de la culture pour lancer une consultation publique de 20 jours. De cette consultation, il ressort un avis favorable des éditeurs de services de télévision, un avis défavorable de la presse écrite et des afficheurs et des avis partagés des organisations du cinéma.
Selon le Gouvernement, le « bilan » évaluant l’impact sur l’industrie cinématographique et les recettes publicitaires des autres médias (radios, presse écrite et affichage) montre que l’autorisation a eu un impact négligeable sur les transferts de budgets publicitaires entre médias et la diversité des œuvres promues à la télévision. Ce bilan révèle par ailleurs un effet positif sur la fréquentation en salles.
Tout d’abord, cette mesure a permis des gains pour les régies des chaînes de télévision. Durant la période d’expérimentation menée depuis 2020, la publicité télévisée pour le cinéma a ainsi représenté environ 50 M€/an de revenus pour les chaînes de télévision (soit environ 1,5 % du marché publicitaire de la télévision). Ce gain a été constaté dans un contexte de contraction des investissements publicitaires du secteur du cinéma, principalement du fait des conséquences de la crise sanitaire.
Si le marché retrouve son niveau d’avant crise, le gain pour les chaînes de télévision pourrait être légèrement supérieur à 50 M€ dans les prochaines années. Au total, le marché des investissements publicitaires du secteur du cinéma représente entre 400 M€ et 500 M€/an, ce qui signifie que la télévision a représenté entre 10 et 15 % de ces investissements durant l’expérimentation.
Il semblerait que la place de la télévision se soit faite au détriment des bandes-annonces en salles de cinéma : la part de la promotion en salle a perdu 10 points entre 2019 et 2023 au sein du mix-média de la publicité pour le cinéma, alors que la bande-annonce au cinéma est traditionnellement considérée comme ayant le plus d’impact sur les spectateurs.
S’agissant de la presse et de la radio, si leurs revenus ont baissé sur la période en raison de la contraction des investissements publicitaires, leur part dans le mix-média n’a en revanche reculé respectivement que d’1,1 % et 0,3 % entre 2019 et 2023, ce qui signifie que ces médias restent particulièrement attractifs pour leurs investisseurs habituels.
Ces observations doivent néanmoins être relativisées compte tenu du caractère atypique de la période, avec une contraction du marché et une typologie de films différente en faveur de la production nationale, qui ne permet pas de déterminer si les investissements publicitaires en faveur de la télévision correspondent à des reports ou à une hausse incrémentale du budget des annonceurs.
Surtout, l’étude réalisée ne tient pas compte de la communication digitale en faveur des films, alors que, selon une étude du Centre national du cinéma (CNC) de 2022, la part des dépenses sur internet connait une hausse de près de 15 % depuis 2007, représentant désormais près de 20 % des achats d’espaces publicitaires pour un montant de plus de 10 M€. De même, la part consacrée à la création de films-annonces promotionnels sur internet atteint 21 % des dépenses publicitaires en 2022. Il est dommage que le numérique n’ait pas été pris en compte, alors qu’internet a incité en 2022 un tiers des spectateurs à aller voir un film en salle, ce taux passant à 41 % pour les étudiants.
S’agissant ensuite de l’impact sur la fréquentation des salles de cinéma, l’étude d’impact a relevé une corrélation positive entre la promotion des films à la télévision et leur performance en salle. Cela peut s’expliquer par la capacité de la télévision à cibler un public large (plusieurs millions de téléspectateurs simultanément), particulièrement en province. La télévision aurait ainsi permis de s’adresser à des publics éloignés, notamment en milieu rural, qui constituent un segment de population difficile à atteindre par les autres formes de publicité.
Compte tenu de la multitude de facteurs en cause, cet impact sur la fréquentation cinématographique n’est cependant pas quantifiable. En particulier, il paraît difficile de séparer, pour mesurer cet effet, la publicité à la télévision et l’ensemble des émissions d’infotainment qui servent également à la promotion des films, au travers des tournées promotionnelles des équipes de films sur les plateaux des émissions d’information et de divertissement, qui ne sont pas du tout prises en compte dans l’étude réalisée. Surtout, les chiffres de l’enquête CinExpert diligentée par le CNC ne vont pas dans ce sens : en raison de la baisse de la durée d’écoute quotidienne de la télévision, les extraits ou bandes-annonces vus à la télévision inciteraient de moins en moins de spectateurs à aller en salle (23,6 % en 2022 selon cette étude).
Enfin, selon le rapport d’évaluation, l’autorisation de la publicité pour le cinéma à la télévision ne devrait pas avoir d’impact significatif sur la concentration des films visionnés, qui est déjà très en faveur des films américains. Certes 59 % des films bénéficiaires de la publicité TV sont français contre 26 % américains sur la moyenne 2021-2022 et la télévision n’est pas réservée aux films pour lesquels le budget promotionnel est le plus important (près de la moitié des films dont le budget promotionnel est compris entre 1 et 3 M€ et un quart des films ayant un budget promotionnel compris entre 500 k et 1 M€ ont eu recours à la publicité télévisée en 2022), mais il faut tenir compte du type de film (il suffit de peu de blockbusters américains pour dépasser le budget promotionnel cumulé de nombreux films français), de sorte qu’en nombre de spots publicitaires, les films américains font la course en tête (10 794 contre 10 566 pour les films français).
La très forte chute du coût des écrans publicitaires télévisés (- 75 % entre 2005 et 2019 en raison de la multiplication des chaînes et de l’essor de la publicité sur Internet) a privé de sa portée l’argument initial de la difficulté d’accès des producteurs de cinéma français et européens au marché publicitaire à la télévision, mais les films avec un faible nombre de copies ne se prêtent pas à la publicité à la télévision, dont la cible est trop large et qui n’auraient majoritairement pas accès à des salles les diffusant, de sorte que le cinéma d’Art et d’essai n’est pas directement impacté par la mesure.
En revanche bien sûr, les distributeurs américains représentent plus de la moitié des investissements publicitaires à la télévision. Surtout, si compte tenu de la période particulière liée à la covid-19 les films américains n’ont représenté que 42 % des entrées, en période normale ce taux est supérieur à 50 %. L’importance des moyens publicitaires étant corrélée à la pénétration du marché, on peut donc penser que l’ouverture du média de masse qu’est la télévision à la publicité en faveur du cinéma ne pourra que contribuer à renforcer la part des films américains à gros budget sur le marché français.
Au regard de l’ensemble de ces éléments, à savoir l’état du marché et le montant relativement modeste des moyens engagés pour la publicité en faveur du cinéma à la télévision qui ne devraient guère croître compte tenu du développement de la promotion plus ciblée sur internet, on peut raisonnablement estimer qu’il n’y a pas d’erreur manifeste d’appréciation à pérenniser l’autorisation de la publicité pour le cinéma à la télévision. Plus de liberté ainsi donnée aux éditeurs de films permettra de proportionner au mieux les moyens publicitaires à chaque type de film et multipliera pour tout le monde les canaux disponibles.
Dès lors que le Gouvernement a prévu une mesure à titre transitoire pour évaluer les effets de l’expérimentation avant de décider ou non de sa pérennisation, il convient de s’assurer de la qualité de l’évaluation réalisée pour apprécier la pertinence de la mesure de pérennisation proposée par le Gouvernement.
Il est loisible à ce dernier de recourir à ce titre à des prestations de cabinets de conseil privés pour réaliser une analyse technique et quantitative de la mise en œuvre de politiques publiques. Il appartenait au Gouvernement, au vu des conclusions de l’évaluation ainsi réalisée, d’exposer les motifs, qui en sont tirés ou s’appuient sur ces conclusions, pour établir l’opportunité de pérenniser la mesure par un texte réglementaire. La publication au Journal officiel du rapport au Premier ministre de présentation des projets de décret d’application de la loi n° 86 1067 du 30 septembre 1986 relative à la liberté de communication, rendue obligatoire en vertu de l’article 27 de cette loi, peut être regardée comme constituant l’énonciation de l’appréciation que porte le Gouvernement sur les résultats de l’étude réalisée, et de la manière dont il en tire les conséquences.
2° L’ « expérimentation » de la publicité à la télévision pour le livre
Sur le même modèle que ce qui a été prévu pour le cinéma il y a 4 ans, le décret du 5 avril 2024 autorise, pour une période de 2 ans, la publicité pour le secteur de l’édition littéraire. Ce secteur, ouvert aux services de télévision du câble et du satellite en 2003, demeure en effet prohibé pour les services de la télévision numérique terrestre (TNT). Cette interdiction de la publicité avait pour objectif, initialement, d’éviter l’accès exclusif des grandes maisons d’édition aux écrans publicitaires au détriment des plus petits éditeurs et de préserver les recettes publicitaires des autres médias (presse écrite notamment).
Comme le recommandait l’Autorité de la concurrence (avis précité), il est prévu qu’au plus tard 3 mois avant l’échéance de cette période, le Gouvernement publiera un rapport évaluant l’impact de cette autorisation temporaire notamment sur le secteur de l’industrie du livre afin de se prononcer sur les suites à donner à cette autorisation temporaire. A l’occasion de la consultation publique sur le cinéma, le ministère de la culture a également demandé aux acteurs concernés leur avis sur une telle « expérimentation », dont il ressort un avis favorable des éditeurs de services de télévision, un avis défavorable de la presse écrite et des afficheurs et un avis défavorable du syndicat national de l’édition, principale organisation du secteur de l’édition littéraire.
A l’instar de la publicité pour le cinéma, l’autorisation de la publicité pour l’édition littéraire devrait représenter une source de revenus supplémentaires pour les régies des chaînes de télévision. Le marché de la publicité pour l’édition littéraire représente environ 100 M€, principalement dirigés vers le numérique (50 %) et, dans une moindre mesure la presse (20 %) et l’affichage (20 %). Compte tenu de l’ampleur restreinte de ce marché, le gain pour la télévision est estimé à 10-20 M€/an à l’issue de la période d’expérimentation. Cette estimation est fondée sur une hypothèse de part de marché de la télévision d’environ 10 % au sein de l’ensemble du marché de la publicité pour l’édition littéraire (à savoir une proportion proche de ce qui a été observée pour le cinéma).
Dans la mesure où il s’agit d’une nouvelle pratique publicitaire pour la télévision gratuite et que l’autorisation intervient en cours d’année, les investissements devraient être limités en 2024 (inférieurs à 10 M€), puis croître en 2025 pour atteindre entre 10 et 20 M€. Il est également attendu que l’autorisation expérimentale de la publicité télévisée pour l’édition littéraire ait un impact favorable sur le développement de la lecture et de l'achat de livres. Plus largement, à l’instar de la publicité pour le cinéma, cette autorisation pourrait permettre d’élargir le marché du livre en amenant un nouveau public à la lecture et d’augmenter le taux de pénétration de la lecture. Mais l’effet restera quand même limité, puisque la grande distribution ne sera pas autorisée à faire elle-même de la promotion pour les livres qu’elle vend en vertu de l’interdiction qui demeure sur ce point dans le décret du 27 mars 1992.
La durée de 2 ans retenue par le décret du 5 avril 2024 pour la nouvelle expérimentation concernant la publicité en faveur du livre à la télévision peut paraître trop courte ou insuffisante pour collecter suffisamment de données pertinentes concernant l’évolution du marché publicitaire, compte tenu notamment du délai de trois mois prévu pour la remise du rapport d’évaluation avant le terme de l’autorisation provisoire.
Elle est toutefois pertinente dès lors que la mesure est susceptible d’avoir des effets notables sur les marchés concernés, qui sont tant ceux de la publicité que ceux de l’édition. Un délai bref permet en effet d’arrêter au plus vite l’expérience si elle devait avoir des effets négatifs. Les conséquences directes, en termes de concurrence sur le marché de l’édition et de la diffusion des livres, comme indirectes, par exemple sur le marché de la presse qui peut souffrir de report de modes de publicité, et donc sur le pluralisme, appellent une particulière vigilance.
Enfin, le contenu du rapport d’évaluation de cette nouvelle « expérimentation » est calé sur le modèle de celui concernant le cinéma : il est prévu que le Gouvernement rende public un rapport évaluant les impacts sur le secteur de l'industrie du livre afin de se prononcer sur l'opportunité de pérenniser l’autorisation. Ce rapport doit préciser les impacts sur la commercialisation des livres en fonction des canaux de distribution. Il doit aussi évaluer la diversité des œuvres littéraires ayant bénéficié de messages publicitaires au regard de leur éditeur, du segment éditorial, et des quantités déjà vendues au moment de la diffusion de la publicité. Il comporte un bilan des pratiques promotionnelles mises en œuvre par les éditeurs de services et leurs régies publicitaires. Il doit rendre compte de l'impact sur les radios, la presse écrite et les afficheurs.
Il prévoit enfin de mesurer l’impact notamment au regard de la taille des éditeurs et du budget global de promotion par œuvre et par éditeur, et de prendre également en compte l’impact sur les autres supports publicitaires, à savoir internet et les réseaux sociaux, qui vont le plus profiter de l’augmentation du marché publicitaire dans les années à venir, même s’il n’y a aujourd’hui aucune mesure des budgets consacrés sur ces supports qui ne sont pas régulés. Cela pourrait inciter le Centre national du livre à lancer une étude sur le sujet, comme l’a fait le CNC pour le cinéma.