A l'occasion des obsèques de Marie-Dominique Hagelsteen, présidente de section au Conseil d’État, le 17 septembre au Chesnay, Jean-Marc Sauvé, vice-président du Conseil d’État a rendu hommage à sa collègue.
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Hommage à Marie-Dominique Hagelsteen
Texte de l’intervention prononcée par
Jean-Marc Sauvé, vice-président du Conseil d’Etat,
le 17 septembre 2012
lors des obsèques de Madame Marie-Dominique Hagelsteen,
présidente de section au Conseil d’Etat
Chers [membres de la famille],
Vous m’avez permis, au seuil de cette célébration, de parler de Marie-Dominique, d’évoquer son parcours professionnel et sa vie tout simplement, de dire ce qu’elle était et représentait pour nous. Je vous en suis reconnaissant, car son exemple est une source de méditation et d’inspiration pour chacun d’entre nous. Elle vient à peine de nous quitter et nous prenons déjà mieux conscience de la place qu’elle occupait parmi nous, de l’empreinte qu’elle laisse, de l’exemple qu’elle nous donne.
I- Née dans une famille consacrée au service public – elle a ainsi vécu à Constantine en pleine guerre d’Algérie dans les années 50, alors que son père, futur préfet, était secrétaire général de la préfecture –, Marie-Dominique est restée fidèle à cet atavisme. Sortie de l’ENA à 24 ans, elle choisit le Conseil d’Etat où elle passe l’essentiel de sa carrière. Elle y franchit sur le mode de l’évidence toutes les étapes du cursus honorum le plus brillant et elle y exerce les fonctions les plus exigeantes et les plus remarquées. Responsable du Centre de documentation, puis commissaire du gouvernement dès l’âge de 30 ans, elle traite avec la même aisance de tous les contentieux, y compris économique et fiscal. Elle devient présidente de la 8ème sous-section en 1996. Quelques années plus tard, elle est présidente adjointe de la section du contentieux et participe alors, de près, à l’orientation de la jurisprudence dans des années de profonde évolution.
Dans les formations administratives, sa maîtrise n’est pas moindre et sa contribution est aussi remarquée, que ce soit à la section des finances ou à celle de l’intérieur. En janvier 2007, elle accède à la présidence de la section des travaux publics et participe à ce titre, alors qu’elle doit assez vite faire face à la maladie, à l’élaboration de quatre codes et à la préparation de nombreuses lois majeures, notamment sur l’environnement (à la suite du « Grenelle de l’environnement »), le logement et le transport ferroviaire, sans compter les innombrables décrets d’application. Elle s’implique aussi dans la définition des conditions d’attribution des licences hertziennes de 3ème et 4ème génération. C’est un impressionnant programme de travail qu’elle mène à bien avec ses collègues au cours des cinq dernières années.
Mais pour conseiller et juger l’Etat avec pertinence, il peut être utile de connaître de l’intérieur les services publics ou la vie économique et sociale et donc de diversifier ses expériences professionnelles. A une époque où cela se pratique peu, Marie-Dominique rejoint en 1981 une grande entreprise publique du secteur pétrolier, dont elle dirige les services juridiques pendant cinq ans. Quelques années plus tard, en 1998, sa connaissance du monde de l’entreprise, sa maîtrise du droit économique et son expérience des questions de concurrence – elle siège en effet au Conseil de la concurrence depuis 1989 –, font que son nom s’impose naturellement pour présider ce conseil. Sa réussite est là encore exemplaire. Sous son impulsion, les armes du Conseil de la concurrence se renforcent et se diversifient. Celui-ci conquiert son autonomie budgétaire, étoffe ses services, recrute des économistes, associant ainsi, de manière novatrice, des compétences juridiques et économiques. Bref, le Conseil de la concurrence monte en puissance, il s’impose dans la vie économique, il est de plus en plus respecté par les pouvoirs publics et les entreprises. C’est une institution profondément transformée que la présidente Hagelsteen lègue en 2004 à son successeur, Bruno Lasserre.
A côté de ces piliers de sa carrière, le concours de Marie-Dominique est aussi recherché dans de multiples autres commissions, autorités indépendantes ou observatoires : de la régulation bancaire et financière à celle de la publicité, des technologies de l’information à l’accès aux documents administratifs, rien ne lui est étranger. Dans ces champs aussi, elle s’investit avec bonheur et fruit pour la collectivité. En dernier lieu, le Gouvernement lui confie deux délicates missions sur la négociabilité des conditions de vente entre fournisseurs et distributeurs, puis sur les exclusivités de distribution dans la télévision payante : tâches redoutables dont elle s’acquitte avec une grande maîtrise personnelle et technique, suscitant le respect des parties prenantes.
II- Cette diversité de missions et de fonctions ne saurait faire perdre de vue l’unité et la cohérence profondes de la vie professionnelle de Marie-Dominique, comme la singularité et la richesse de ce qu’elle a apporté. Avec la modération, presque la modestie, qu’elle mettait en toutes choses, elle avait une haute idée du service du droit et de l’Etat de droit et une dilection particulière pour les questions économiques.
Elle a ainsi éminemment contribué, avec bien d’autres collègues, à faire avancer le droit et la régulation économiques dans notre pays, dont on connaît le retard historique dans ce domaine. Elle a su faire émerger des idées nouvelles et, tranquillement, calmement, les convertir en actions ou en jurisprudence. Elle a, ce faisant, avec d’autres, fait connaître et apprécier le rôle du Conseil d’Etat dans le monde de l’entreprise et fait mieux saisir par ses collègues les enjeux économiques du droit et l’impact du droit de la concurrence dans la gestion des affaires publiques. Elle a aussi, par son action et sa réflexion, contribué à l’affirmation et la rénovation du droit public de l’économie.
Partout où elle a servi, Marie-Dominique a été saluée comme une « grande professionnelle ». Cette reconnaissance prenait appui sur des convictions claires, fortes et sereines : l’attachement aux libertés, pas seulement économiques, et à la loyauté des échanges ; le respect du principe d’impartialité et du débat contradictoire ; l’exigence déontologique ; le goût du progrès ; la reconnaissance sans ambiguïté de la place du droit européen et international. Ses analyses ont ainsi pu être en avance sur la jurisprudence, sans que cela ne pût altérer son égalité d’âme.
Son aura tenait aussi à ses grandes compétences, mais encore à son talent, à sa méthode qui faisait pleinement place à l’engagement personnel : elle était résolue et déterminée ; elle allait au plus profond des choses, des dossiers, des contradictions, toujours avec calme et pondération et dans la plus grande indépendance d’esprit. Pour ce motif encore, elle imposait le respect. Vis-à-vis de tous ses interlocuteurs, au sein comme hors du Conseil d’Etat, elle était aussi à l’écoute, pragmatique et solide, sachant distinguer l’essentiel, se concentrer sur les lignes de force et négliger l’accessoire. Elle combinait sans peine une réelle aptitude conceptuelle avec le souci des implications pratiques. Elle s’attachait à construire, dans les meilleures traditions de notre Maison, un droit et des solutions efficaces et utiles, qui conjuguent le respect de la règle et la réponse concrète aux problèmes posés.
Elle recherchait toujours la voie étroite entre les constructions juridiques raffinées, mais impuissantes, et le déni du droit. Le plus souvent, elle y parvenait.
L’efficacité du droit, l’équilibre des solutions était vraiment sa ligne de conduite, son souci permanent. Cette vision de son rôle, ce sens de sa mission, elle les assumait en outre avec une vivacité et un charisme qui suscitaient l’adhésion et lui valaient une grande considération parmi ses collègues et hors du Palais-Royal.
III- Mais Marie-Dominique n’était pas seulement une très « grande professionnelle ». Elle était aussi une personnalité attachante et fidèle, un être rare. Au premier abord, c’est son extrême retenue, sa réserve, sa pudeur qui frappaient. Elle n’était pas vraiment une personne expansive, ni volubile. Mais il n’y avait chez elle ni froideur, ni indifférence. Elle était simple et droite. Dans la discrétion, elle était attentive à autrui, pleine d’humanité et de gentillesse, ici encore très à l’écoute. Elle était aussi soucieuse de l’adaptation, de l’intégration et des progrès de chacun. Son engagement envers les autres valait son engagement envers ses devoirs professionnels. Des liens très solides et précieux se sont ainsi tissés avec celles et ceux qui l’entouraient et ils se sont encore renforcés dans la dernière période.
Elle exerçait également une grande autorité naturelle qui ne reposait pas sur la tension ou le conflit. Aux antipodes de l’autoritarisme. Il suffisait qu’elle parle pour qu’on l’écoute. Le « leadership d’adhésion » était sa marque. Elle avait ainsi une manière ferme et douce, très agréable, de présider. Tout devenait simple avec elle. Elle dégageait aussi une réelle empathie. La clarté de ses vues, la fermeté et la sérénité de ses convictions, jointe à son ouverture d’esprit, à sa personnalité positive et constructive, à sa volonté très moderne de résoudre les problèmes lui valaient le respect de tous et lui donnaient un grand rayonnement. Celui-ci se manifestait aussi à l’extérieur à l’occasion de multiples colloques ou conférences, où sa présence était recherchée et où elle portait avec talent la parole du Conseil d’Etat.
Elle avait encore énormément d’humour. Marie-Dominique aimait sourire et parfois rire en travaillant, heureux contrepoint à l’austère image du président de section léguée par l’histoire. Quelques décrets rébarbatifs ont ainsi fait les frais de son espièglerie cachée. Elle savait aussi cultiver la distance par rapport à son rôle et ne pas se prendre au sérieux. Je résumerai dans le langage familier qui n’était pas le sien ce qui, je crois, était sa pensée : « On fait le job. On n’a pas besoin en plus de faire croire que nous sommes des gens intelligents qui connaissent l’économie et le droit ».
L’évocation de la personnalité de Marie-Dominique serait bien sûr incomplète, si je taisais la leçon qu’elle nous a donnée dans son combat contre la maladie. Elle a fait preuve ces dernières années d’une exceptionnelle retenue. Totalement transparente à mon égard et remettant son mandat à ma disposition dès février 2009, elle a dit à ses collègues ce qu’il était indispensable qu’ils sachent et, pour le surplus, elle a veillé à ne rien laisser paraître de sa souffrance, de sa fatigue et de ses doutes. Elle était avec nous, ne s’épanchait pas, ne trichait pas : elle assumait tout simplement sa mission, prenant appui sur ses présidents adjoints, mais sans se défausser sur eux du cœur de sa charge. Elle n’a jamais, ni en actes, ni en paroles, baissé les bras. Au long de ces mois, elle s’est battue avec la détermination, l’énergie positive et le sens des responsabilités qui la caractérisaient. Elle nous a donné un exceptionnel exemple de courage, de dignité et d’élégance morale qui, une fois encore, a suscité le respect et l’admiration unanimes.
Il y a près de deux ans, Jean-Pierre Leclerc reçut Marie-Dominique dans son grade de commandeur de la Légion d’honneur et évoqua avec tact son courage face à la maladie. Il y eut alors, dans notre assemblée, l’un de ces moments rares et intenses, véritablement sensible et palpable, d’amitié, d’affection et de communion autour de notre collègue. En dépit de l’épreuve de sa disparition, c’est cela que je souhaite que nous vivions encore aujourd’hui et dans la durée, autour de [membres de la famille], qui ont tant compté pour Marie-Dominique et à qui elle a aussi tant donné. Le Conseil d’Etat, physiquement et symboliquement, est pleinement à vos côtés et partage votre grande peine.
Comme je l’ai écrit, Marie-Dominique a incarné le meilleur de nos valeurs professionnelles et morales. Devant cette vie interrompue et cette carrière inachevée, nous puiserons du réconfort dans la leçon de dignité et de force que cette grande dame nous a donnée, elle qui n’était pas « donneuse de leçons ». Nous lui exprimons notre profonde reconnaissance que voile en ces jours, sans pouvoir l’effacer, notre tristesse. Et nous resterons fidèles à tout ce qu’elle nous a apporté. C’est pour aujourd’hui et pour demain notre consolation et notre espérance.