Voeux des corps constitués

Par Jean-Marc Sauvé, Vice-président du Conseil d'Etat
Discours
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Intervention de Jean-Marc Sauvé, vice-président du Conseil d'État, au Palais de l'Élysée le mardi 7 janvier 2014 à l'occasion de la présentation des voeux des corps constitués au président de la République.

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Vœux des corps constitués Intervention de Jean-Marc Sauvé,vice-président du Conseil d’EtatPalais de l’Elysée,mardi 7 janvier 2014Monsieur le Président de la République, C’est un rite républicain que nous accomplissons aujourd’hui, pour la première fois dans cette forme depuis 2005. La renaissance de cette tradition me vaut l’honneur de vous présenter les vœux des corps constitués et, au-delà d’eux, de l’ensemble des agents des services publics. En leur nom et en mon nom personnel, je vous présente, Monsieur le Président de la République, les vœux très sincères et respectueux que nous formons pour votre personne, votre famille et vos proches ainsi que pour la réussite dans les hautes fonctions que le peuple français vous a confiées. Cette réunion donne l’occasion d’évoquer ce qui fait le cœur de nos vies professionnelles : où en est l’Etat ? où va-t-il ? Assurément, sa situation est difficile et, dans certains secteurs, critique. Beaucoup a déjà été dit sur l’Etat concurrencé, fragmenté, banalisé, paupérisé, voire désenchanté. L’Etat est comme descendu du piédestal sur lequel des siècles d’histoire l’avaient installé. Et je n’étonnerai personne, ici en tout cas, en soulignant à quel point les grands services publics connaissent aujourd’hui une crise qui ne se résume pas à celle des finances publiques et qui affecte leur légitimité et, parfois même, leur existence. Pourtant, le besoin d’État n’a jamais été aussi pressant. En ce sens, fidèle à ses racines étymologiques, l’Etat demeure ce qui fait que la société « tient debout ». Il doit être fort pour débattre avec les acteurs économiques et sociaux chargés de produire les richesses, créer l’emploi et faire vivre le lien social. Mais chez nous plus encore qu’ailleurs, l’Etat a une fonction éminente : il est le socle sur lequel la Nation s’est construite. Il en constitue la matrice et l’une des principales forces agissantes. C’est en lui que la communauté nationale fonde son « indestructibilité symbolique » . [1] Pour que, dans les mutations en cours, l’Etat soit toujours en capacité de faire « tenir debout » notre société, il doit se transformer profondément, comme il l’a déjà fait dans son histoire, pour répondre aux défis auxquels le pays était confronté, et comme il s’y est à nouveau engagé. Car la gravité des problèmes actuels et le besoin d’ajustements structurels majeurs qui en découle imposent une refondation de l’action publique. De ces enjeux, les responsables des services de l’Etat réunis devant vous ont une conscience aiguë. C’est en étant lucides que nous pouvons nous relever ; lucides tant sur l’état des lieux que sur le chemin parcouru et l’horizon de notre action. Après des décennies d’insouciance et, parfois même, de frivolité, où nous avons inconsidérément vécu au-dessus de nos moyens, le temps est en effet venu de nous ressaisir : chacun le sait et se conforme à cette conviction. Par conséquent, personne ici ne se résout à la frilosité ou à la paresse intellectuelle ; ni ne cède au découragement ; ni n’envisage la stagnation ou l’échec. L’ampleur des difficultés et des défis à relever ne saurait non plus ternir la fierté qui est la nôtre de servir l’Etat, ni étouffer l’ambition dont nous demeurons collectivement porteurs. Au contraire, elle nous motive. C’est dire que les responsables des services de l’Etat sont déterminés à concourir au respect des objectifs que le Gouvernement s’est fixés. Sous son autorité et le contrôle du Parlement, des efforts considérables ont déjà été entrepris ces dernières années pour revoir et hiérarchiser les objectifs de l’action publique, réexaminer des missions, supprimer des redondances, renforcer l’efficacité des actions, simplifier le droit et les procédures, tout en garantissant plus de sécurité juridique aux acteurs publics comme aux opérateurs privés. Les efforts requis sont difficiles, progressifs – nous ne sommes qu’au milieu du gué budgétaire – et parfois douloureux. Ils ne peuvent être consentis qu’au prix d’un dialogue exigeant avec les personnels, les collectivités territoriales et les intérêts concernés. Mais il n’y a pas d’autre solution que de les poursuivre et de les approfondir. Ce n’est qu’à ce prix qu’il sera possible de rendre à notre pays les marges de manœuvre dont il serait autrement dépourvu. Mais au-delà de la multitude des mesures techniques avec lesquelles il nous faut, tous autant que nous sommes, nous « colleter » dans nos champs de compétence respectifs, dont aucune ne peut être absolutisée mais dont le « bouquet » est indispensable à notre redressement, nous sommes en réalité conviés à une plus vaste entreprise. C’est une véritable réforme intellectuelle et morale que nous devons engager et qu’en d’autres temps, bien plus douloureux dans notre mémoire nationale, Ernest Renan et Marc Bloch ont entendu promouvoir. Je veux croire qu’une telle réforme, indissociable d’une nouvelle morale de l’action publique, est en train de naître. D’abord, par un retour aux sources de l’intérêt général. L’intérêt général, comme le service public, ne sont pas des mots vides de sens, mais le ciment de notre société, une part de son âme et une voie pour son avenir. Ils doivent être fermement défendus, mais aussi être recentrés, hiérarchisés, actualisés. L’intérêt général n’est pas présent partout et ne justifie pas que l’Etat prenne tout en charge. Il implique aussi un état d’esprit : dépasser les égoïsmes catégoriels et, sans les nier, les intérêts individuels ou collectifs. Retour aux sources aussi pour notre vocation de serviteurs de l’Etat : nos carrières ont moins de prix que nos devoirs; et nos statuts, qui sont conçus pour garantir la neutralité et l’efficacité du service aux usagers, tout comme les droits légitimes des agents, doivent être appliqués avec cette double ambition, sans dérive, ni complaisance. Mieux que le contrat, ils peuvent être les vecteurs d’une gestion des ressources humaines modernisée et plus que jamais fondée sur le mérite, principe républicain par excellence. Car le principe d’égalité ne signifie pas l’égalitarisme. Il nous faut aussi penser autrement. Rompre avec des méthodes et des habitudes dépassées. Rompre avec les divisions et les rivalités stériles entre ministères et services qui nous sont trop souvent familières. Rompre encore avec le repli sur soi, l’esprit de corps obsessionnel, la défense des prés carrés. A l’administration segmentée et morcelée, préférons une organisation qui favorise la fluidité et le mouvement, la cohésion et les coopérations. Nous ne sommes plus assez riches pour nous perdre en vaines compétitions et nous sommes aussi capables de faire preuve d’une solidarité exemplaire. Il nous faut également relier en permanence l’action concrète immédiate avec une vision globale et prospective de la pertinence des politiques à conduire. Les exigences de l’action ne sauraient faire perdre de vue le temps long, les enjeux à moyen et long terme, que l’on a pu parfois, « le nez sur le guidon », oublier dans le passé. Notre responsabilité est collective, elle est aussi personnelle. La défiance qui se manifeste parfois à l’égard des services publics doit conduire chaque agent public à se dépouiller de toute arrogance pour être ouvert et modeste, autant que courageux et inventif, en toutes circonstances, dans les propositions comme dans la mise en œuvre des décisions. La responsabilité éminente du pouvoir politique ne saurait non plus exonérer les serviteurs de l’Etat de leur propre responsabilité face à l’autorité hiérarchique ou aux juridictions dont ils relèvent. Au-delà de procédures variées, c’est bien de responsabilité envers nos concitoyens qu’il s’agit, dans le droit-fil de l’article 15 de la Déclaration des droits de l’Homme et du citoyen, selon lequel « La société a le droit de demander compte à tout agent public de son administration ». Il nous appartient en fait d’approfondir le sens de l’ambition collective que nous  assignent la Constitution et la loi, qui est de servir l’Etat. Servir l’Etat est une chance, un honneur, une responsabilité. Jamais un privilège. Cela, nous le savons tous depuis longtemps. Il nous appartient de tirer de nouvelles conséquences de cette conviction partagée. Cette réforme intellectuelle et morale doit aussi prendre appui sur une déontologie forte et, en particulier, sur les principes de probité, d’impartialité et d’intégrité. Je me réjouis que ces principes, qui s’incarnent déjà dans nos pratiques, aient été consacrés par les lois du 11 octobre dernier sur la transparence de la vie publique. Ils seront encore renforcés par l’adoption, que nous espérons prochaine, de deux autres projets de loi sur la déontologie des juges et des fonctionnaires dont nous assumons, par avance et sans restriction, les nouvelles disciplines. Monsieur le Président de la République, Gravité, lucidité, engagement et espoir. Tel est en quatre mots le message que, par ma voix, les responsables de l’administration et de la justice portent devant vous en ce début d’année. Nous mesurons l’étendue des devoirs et des responsabilités qui nous incombent, sous l’autorité du Gouvernement ou en toute indépendance. Il nous appartient de faire vivre le pacte républicain et nos principes, tels qu’ils sont exprimés par notre Constitution. De contribuer aux mutations de la puissance publique, au redressement de notre pays et à l’émergence d’un Etat plus ouvert et plus responsable. Cette ambition est immense, mais elle est partagée et elle est à notre portée. C’est pour finir le vœu d’espoir qu’au nom des services de l’Etat je vous adresse, Monsieur le Président de la République.

 

[1] Pierre Legendre « Ce que nous appelons le droit », Le Débat, 1993, n° 74, p. 109.