Le droit des malades, 10 ans après

Par Jean-Marc Sauvé, Vice-président du Conseil d'Etat
Discours
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Intervention de Jean-Marc Sauvé, vice-président du Conseil d'État, lors du colloque organisé, le 5 mars 2012, par l’Institut du droit de la santé de l’Université Paris Descartes, la Chaire Santé de Sciences Po, l’EHESP et le LIRAES sur le thème : "Le droit des malades, 10 ans après. La loi du 4 mars 2002 dans la jurisprudence du Conseil d’État".

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Le droit des malades, 10 ans après

La loi du 4 mars 2002 dans la jurisprudence du Conseil d’État

***

Colloque organisé par l’Institut du droit de la santé

de l’Université Paris Descartes, la Chaire Santé de Sciences Po,

l’EHESP et le LIRAES

Lundi 5 mars 2012

***

Intervention de Jean-Marc Sauvé[1],

Vice-président du Conseil d’État

 

Monsieur le doyen,

Mesdames, Messieurs les professeurs,

Mesdames, Messieurs,

La loi du 4 mars 2002 relative aux droits des malades et à la qualité du système de santé a consacré une évolution majeure du droit de la santé. Elle est intervenue dans un contexte d’incertitudes sur les questions de responsabilité médicale et de défiance des patients vis-à-vis des médecins et du système de santé. Son histoire est ancrée dans celle de drames dont chacun a gardé la mémoire.

Son élaboration a représenté un défi pour le législateur : il s’agissait non seulement de rétablir la confiance, mais également de garantir une meilleure qualité du système de santé, de jeter les bases de la démocratie sanitaire, d’affirmer les droits des malades, de concevoir et consacrer un nouvel équilibre entre responsabilité et solidarité. Dix années plus tard, la loi du 4 mars 2002 reste une loi emblématique et marquante, une loi faite pour durer, non pas en restant figée, mais en constituant un socle pour des réformes à venir. Elle fait partie de ces lois auxquelles s’attache aux yeux du public le nom d’un ministre, pour le pire dans certains cas, pour le meilleur ici. Elle est connue hors du cercle des spécialistes, et c’est là sans doute le meilleur indicateur de son importance dans l’histoire de notre système de santé.

Cette loi a marqué les esprits lors de son adoption. Après dix années d’application, elle laisse une empreinte profonde dans le monde médical et hospitalier comme dans la vie sociale, empreinte que n’épuisent pas les sujets qu’elle a traités. Dès lors fleurissent, en ce dixième anniversaire, des demandes d’approfondissement ou d’adaptation pour une meilleure mise en œuvre de l’« esprit » de la loi. Cette empreinte se retrouve dans la jurisprudence administrative : le juge a analysé la loi, il en a soupesé les conditions de mise en œuvre et mesuré, parfois, les contradictions. Bref, il l’a interprétée et appliquée. Si la loi du 4 mars 2002 a remis en cause certaines jurisprudences, elle en a confirmé d’autres.

La place qu’occupe le Conseil d’État dans notre vie publique l’a conduit à concourir d’abord à la « confection » de la loi du 4 mars 2002, puis à sa complète application (I). Il a ainsi contribué à la réalisation des deux grands objectifs de ce texte : la mise en œuvre de la démocratie sanitaire (II) et la refonte des régimes de réparation des préjudices consécutifs à l’activité médicale (III).

I. Le Conseil d’État, acteur de la confection et de la complète application de la loi du 4 mars 2002

Du fait de la dualité de ses fonctions, de conseiller du Gouvernement et de juge administratif suprême, le Conseil d’État a joué un rôle spécifique dans la préparation de la loi (A) comme dans sa complète application (B).

A. Le Conseil d’État et la confection de la loi du 4 mars 2002

1. Aux termes de l’article L.112-1 du code de justice administrative, le Conseil d’État « participe à la confection des lois et ordonnances ». A ce titre, il a rendu en assemblée générale, le 31 août 2001, un avis sur le projet de loi relatif aux droits des malades et à la qualité du système de santé. Cette saisine avait été précédée par pas moins de quinze réunions interministérielles d’arbitrage à Matignon, sans compter les très nombreuses réunions et concertations informelles. Certaines dispositions introduites en cours de discussion parlementaire n’ont bien sûr pas été examinées par le Conseil : il en va ainsi, en particulier, du symbolique titre Ier de la loi, que le Sénat a introduit en tête de la loi, en reprenant une proposition de loi votée en première lecture par l’Assemblée nationale.

Le projet devenu loi du 4 mars 2002 était dès l’origine très long et réellement novateur. Il présentait également sur certains points une grande complexité, ce que n’a pas manqué de souligner le Conseil d’État. Après les travaux de la section sociale, la discussion en assemblée générale s’est donc prolongée assez tard dans la soirée du 31 août 2001 et il se peut que mon collègue Didier Tabuteau, alors directeur du cabinet du ministre délégué à la santé, garde un souvenir mitigé de cette éprouvante séance : l’ampleur de la réforme, comme la brièveté du délai imparti au Conseil d’État pour statuer et la période de son examen – le mois d’août – n’ont pas facilité les choses.

2. La lecture des débats d’assemblée générale frappe par la différence de conception entre le Conseil d’État, selon lequel la loi doit être pleinement normative, et le Gouvernement, pour qui la loi est un instrument juridique de mise en œuvre d’une politique. Or la politique procède aussi par affirmation, voire proclamation de principes, et même, dans certains cas, par répétition de principes dispersés dans des normes déontologiques ou inscrits dans le code civil. Le Conseil d’État a ainsi critiqué l’affirmation, dans ce qui est par la suite devenu le titre II de la loi, de droits déjà présents dans l’arsenal législatif ou normatif, dont la formulation différait peu de celle des dispositions existantes. Malgré ces critiques, il n’a de manière générale proposé que des amendements rédactionnels ou ne modifiant pas substantiellement le projet : quelques modifications ou disjonctions exprimant son expertise légistique et juridique[2] ont ici et là été insérées. S’agissant des symboles, l’expression de « démocratie sanitaire » a été écartée, à mes yeux à bon droit, mais elle a conquis postérieurement une si grande notoriété et une telle légitimité que je n’hésiterai pas à m’en servir dans cet exposé.

En ce qui concerne les autres titres du projet de loi, les modifications les plus substantielles proposées par le Conseil d’État n’ont finalement pas été retenues par le gouvernement et le législateur. Elles traitaient notamment de la procédure disciplinaire, en particulier de la possibilité pour l’usager de faire appel de la décision de première instance, ainsi que des dispositions relatives à l’accès à l’assurance contre les risques d’invalidité ou de décès.

C’est en définitive à des adaptations plus qu’à des modifications structurelles majeures qu’a procédé le Conseil d’État. L’avis donné était favorable, tout en comportant certaines réserves. Le Conseil a toutefois vivement regretté de n’avoir pas disposé du temps suffisant pour approfondir certaines questions ou proposer de nouvelles rédactions.

Postérieurement à l’adoption de la loi, le Conseil d’État s’est encore prononcé sur le projet d’ordonnance étendant ses dispositions aux collectivités d’outre-mer[3].

Le Conseil d’État a ainsi joué un rôle actif dans la préparation de la loi. Il n’en a pas sous-estimé l’originalité ou la portée, comme le montre son investissement estival sur ce texte. Il s’est aussi pleinement investi dans l’application de ce texte.

B. Le Conseil d’État et la complète application de la loi du 4 mars 2002

1. Sauf dans des domaines limités, comme le droit pénal ou civil, les lois, pour entrer en vigueur, exigent le plus souvent des textes réglementaires d’application. Il en va ainsi en particulier en matière sociale, les principes fixés par le législateur impliquant le plus souvent pour s'appliquer des mesures réglementaires. Pour le dire autrement, les dispositions législatives sont, en ce domaine et compte tenu du partage opéré par la Constitution entre la loi et le règlement, rarement assez claires et précises, pour que les autorités compétentes puissent prendre immédiatement les mesures matérielles ou individuelles d’application de la loi sans qu’aucun décret ne soit intervenu[4].

En ce qui concerne la loi du 4 mars 2002, huit décrets d’application ont été pris dans les deux mois suivant son adoption, notamment le décret relatif aux commissions régionales de conciliation et d’indemnisation des accidents médicaux ou celui portant sur l’accès aux informations personnelles détenues par les professionnels et les établissements de santé. Certaines de ces dispositions, parmi les plus importantes de la loi, sont donc rapidement entrées en vigueur.

Le Gouvernement a toutefois fait preuve de moins de célérité en ce qui concerne d’autres dispositions de la loi et le juge administratif a dû constater leur absence d’entrée en vigueur et en tirer toutes les conséquences. Il l’a encore fait très récemment à propos de l’article L.4113-14 du code de la santé publique, introduit par l’article 45 de la loi, aux termes duquel le professionnel de santé « dont le droit d'exercer a été suspendu […] peut exercer un recours contre la décision du représentant de l'Etat dans le département devant le tribunal administratif, qui statue en référé dans un délai de quarante-huit heures ». L’avant-dernier alinéa de l’article prévoit l’intervention d’un décret en Conseil d’État pour en préciser les modalités d’application. Les dispositions législatives étant imprécises, le Conseil d’État a jugé qu’en l’absence d’un tel décret, elles n’avaient pu entrer en vigueur[5] et le recours spécifique que le législateur entendait créer est donc à ce jour resté lettre morte.

Le juge administratif ne s’en tient pas toujours au simple constat d’une impossible application. Compte tenu de son office, il est parfois conduit à condamner l’inaction de l’administration. En effet, l’exercice du pouvoir réglementaire comporte non seulement le droit, mais aussi l’obligation de prendre dans un délai raisonnable les mesures qu’implique nécessairement l’application de la loi[6]. C’est ainsi que faute de traduction réglementaire de l’article 75 de la loi du 4 mars 2002, issu d’un amendement parlementaire se rapportant aux activités d’ostéopathe et de chiropracteur, le Conseil d’État a condamné, respectivement quatre et six années après le vote de la loi, la carence de l’administration à assurer la pleine application de cet article et il lui a adjoint de prendre le décret d’application dans un délai déterminé[7]. Une action en exécution de la seconde décision, relative aux chiropracteurs, a même prospéré neuf années après le vote de la loi, car malgré l’intervention d’un décret, certaines mesures réglementaires relatives à la formation n’avaient toujours pas été édictées[8].

2. Le Conseil d’État, qui veille ainsi à ce que les mesures réglementaires d’application de la loi soient prises dans un délai raisonnable, participe également, en tant que juge, à la détermination du champ d’application de la loi. Ratione temporis, le juge administratif a dû se poser la question de l’entrée en vigueur de plusieurs dispositions, notamment de celles relatives à l’indemnisation[9] ou à la prescription décennale[10]. Ratione materiae, il a précisé le lien entretenu par les dispositions de la loi du 4 mars 2002 avec d’autres régimes, tels que celui des vaccinations obligatoires[11] ou encore celui des pensions militaires d’invalidité[12].

Ce qu’il convient de souligner à cet égard, c’est que le juge administratif n’exerce pas cette mission de façon solitaire : il le fait dans le respect de la loi, bien sûr, mais aussi en dialogue constant avec d’autres acteurs. Avec le juge judiciaire : cette question sera évoquée dans la suite de la table ronde. Mais également avec le Conseil constitutionnel, en particulier par le biais de la question prioritaire de constitutionnalité, la Cour européenne des droits de l’homme et la Cour de justice de l’Union européenne. J’en donnerai deux exemples.

a- Le premier est relatif à la date d’entrée en vigueur de l’article 1er de la loi du 4 mars 2002. A la suite de deux arrêts de la Cour européenne des droits de l’homme[13], le Conseil d’État est revenu sur sa position initiale, selon laquelle l’application aux instances en cours du nouveau régime de responsabilité prévu par cet article, sous réserve des décisions passées en force de chose jugée, n’était pas contraire à l’article 1er du premier protocole[14]. Le Conseil constitutionnel s’est, par sa décision n° 2010-2 QPC du 11 juin 2010, à son tour prononcé dans un sens négatif sur la conformité à la Constitution du dispositif transitoire résultant de la loi du 11 février 2005[15]. Il ressort des motifs de cette décision qu’il n’existe pas d’intérêt général suffisant pour justifier la remise en cause des droits des personnes ayant, avant le 7 mars 2002, date d’entrée en vigueur de l’article, engagé une procédure juridictionnelle en vue d’obtenir la réparation de leur préjudice. En revanche, est justifiée l’application des règles nouvelles à des instances engagées après le 7 mars 2002 au titre de situations juridiques nées avant cette date. La question s’est alors posée, devant le Conseil d’État, de la portée de la décision du Conseil constitutionnel du 11 juin 2010. S’appuyant non seulement sur son dispositif, qui déclare la disposition critiquée non conforme à la Constitution, mais aussi sur ses motifs, le Conseil d’État a jugé le 13 mai 2011 que cette décision du Conseil constitutionnel n’emportait abrogation du dispositif transitoire qu’en tant que celui-ci rendait les règles dites « anti-Perruche » applicables aux instances en cours à la date de leur entrée en vigueur, et non en tant qu’il s’appliquait à la réparation de dommages dont le fait générateur était antérieur à cette entrée en vigueur mais qui n’avaient pas donné lieu avant cette date à l’engagement d’une procédure juridictionnelle[16]. La Cour de cassation, dans une très récente décision du 15 décembre 2011, a pris le parti inverse : des mêmes prémisses, à savoir l’autorité tant des motifs que du dispositif de la décision du Conseil constitutionnel, elle a déduit que ces motifs ne sont pas le support du dispositif et que, « faute de mention d’une quelconque limitation du champ de cette abrogation, soit dans le dispositif, soit dans des motifs clairs et précis qui en seraient indissociables, il ne peut être affirmé qu’une telle déclaration d’inconstitutionnalité n’aurait effet que dans une mesure limitée »[17]. Les deux positions du Conseil d’État et de la Cour de Cassation reposent sur des arguments juridiques solides. Il est cependant fâcheux qu’une nouvelle divergence de jurisprudence ait vu le jour, précisément en ce qui concerne une disposition législative visant à résorber de tels écarts, alors que les motifs et le dispositif de la décision QPC n° 2010-2 étaient, du moins selon moi, conciliables.

b- Le second exemple est relatif à l’articulation entre le régime de responsabilité objective du producteur issu du droit de l’Union européenne et le régime jurisprudentiel de responsabilité sans faute des établissements de santé du fait des dommages causés par des produits défectueux. Cette question a justifié un renvoi préjudiciel à la Cour de justice de l’Union européenne. Celle-ci a, en grande chambre, très récemment souligné que dans la mesure où la responsabilité du producteur utilisant des appareils ou des produits défectueux n’entre pas dans le champ d’application de la directive 85/374/CEE, cette dernière ne s’oppose pas à l’institution  d’un tel régime de responsabilité, sous réserve que la victime puisse également mettre en jeu, lorsque les conditions en sont remplies, le régime de responsabilité issu de la directive[18].

Dans un dialogue constant avec les autres interprètes de la loi, le Conseil d’État a donc veillé, dans les limites de son office, à la complète application de la loi après avoir contribué à son élaboration. Il s’est aussi et surtout inscrit dans le mouvement engagé par le Gouvernement et le législateur en ce qui concerne deux piliers de la loi : la refonte des régimes d’indemnisation ainsi que l’émergence d’une démocratie sanitaire.

II. Le Conseil d’État a accompagné et précisé le mouvement engagé par le législateur pour « démocratiser » le droit de la santé et affirmer et même proclamer les droits des patients

Un titre de la loi du 4 mars 2002, le titre II, a été expressément consacré à la « démocratie sanitaire ». Si cet intitulé a pu surprendre et même être critiqué, il traduit, selon Didier Tabuteau, l’objectif poursuivi par la loi de « susciter le débat sur les questions de santé pour renforcer la participation de tous aux choix collectifs »[19]. Il se réfère donc à une démarche globale et collective (A). Mais le titre II de la loi comporte également des dispositions relatives aux droits des malades, des droits individuels, que je traiterai donc dans un second temps (B).

A. L’approfondissement de la démocratie sanitaire, objectif global de politique publique

Cet objectif s’exprime dans la loi sous différentes formes : le renforcement du rôle des associations, la mise en place de nouvelles structures de gouvernance, la prévention des conflits d’intérêts ou encore, puisque cela peut être compris comme se rattachant aux idées de qualité des soins et de démocratie sanitaire, l’évolution des procédures disciplinaires. J’insisterai plus particulièrement sur trois points.

1. Le premier concerne une innovation importante : la représentation collective des usagers du système de santé, qu’institue la loi du 4 mars 2002, et en particulier le rôle privilégié conféré aux associations ayant une activité dans les domaines de la santé et de la prise en charge des malades. Ces associations représentent les usagers dans de nombreuses instances : le conseil de surveillance des établissements publics de santé[20], en premier lieu, mais également les commissions régionales de conciliation et d’indemnisation[21], l’Office national d’indemnisation des accidents médicaux[22] ou encore les agences régionales de santé[23]. Seules les associations agréées, qui répondent aux critères définis par le code de la santé publique, peuvent toutefois exercer ces droits. L’agrément national est délivré par le ministre chargé de la santé ; l’agrément régional par le préfet de région[24].

A la différence d’autres procédures d’agrément, le contentieux de l’agrément prévu par la loi du 4 mars 2002 est presque inexistant. Seuls certains tribunaux administratifs ont eu à se prononcer sur de telles contestations et à apprécier le critère de l’activité effective et publique en vue de la défense des droits des personnes malades et des usagers du système de santé[25] ou encore celui de représentativité de l’association[26].

En revanche, le Conseil d’État a eu récemment à se prononcer, dans le cadre de son activité consultative, sur un projet de décret fixant les règles de procédure applicables en matière d’indemnisation des victimes du « benfluorex ». De nombreuses associations risquant de ne pouvoir être agréées compte tenu de leur création récente, le projet de texte contenait des dispositions assouplissant la condition d’ancienneté. Le Conseil d’État a considéré que ces dispositions, proportionnées au but recherché, ne portaient pas atteinte au principe d’égalité[27].

La jurisprudence administrative sur l’agrément des associations constituant, comme en toutes matières, le révélateur des problèmes rencontrés, il faut déduire de la quasi-absence de contentieux dans ce domaine que les dispositions en cause posent peu de difficultés ou que celles-ci se résolvent hors de l’enceinte des tribunaux[28].

2. Le second point sur lequel je souhaite insister, du fait de la densité en la matière de la jurisprudence du Conseil d’État, concerne les procédures disciplinaires.

Le Conseil d’État a d’abord été conduit à apprécier la portée de l’obligation de conciliation préalablement à l’introduction d’une plainte[29]. Une telle conciliation est essentielle pour favoriser le règlement des litiges et limiter le contentieux. En son absence, la juridiction disciplinaire ne peut être regardée comme régulièrement saisie[30], sauf à ce que la plainte émane d’une instance ordinale[31]. Toutefois, si le conseil départemental s’abstient d’organiser cette conciliation et si, dans ce cas, le plaignant demande au président du conseil national de transmettre lui-même la plainte, la saisine de la juridiction disciplinaire doit être regardée comme régulière[32].

Le juge administratif s’est également attaché à préciser les garanties offertes aux parties en cas de procédure disciplinaire. Aux termes de la loi du 4 mars 2002, dès lors que la saisine de l’organe disciplinaire émane d’un représentant de l’Etat, les représentants de l’Etat au sein de cet organe ne doivent pas siéger, conformément au principe d’impartialité. Le Conseil d’État a précisé que ces représentants doivent s’abstenir de siéger, même s’ils n’ont qu’une voix consultative[33]. Il a également étendu cette exigence aux décisions par lesquelles les conseils régionaux ou nationaux compétents de l’ordre professionnel transmettent ou refusent de transmettre les plaintes à la juridiction disciplinaire[34]. Ont aussi été précisées les conditions de représentation des patients devant la juridiction disciplinaire[35] ou celles de la demande de récusation[36].

3. Enfin, la loi du 4 mars 2002 a instauré plusieurs mesures destinées à prévenir les conflits d’intérêts : déclaration d’intérêts pour les membres des commissions et conseils siégeant auprès des ministres chargés de la santé et de la sécurité sociale[37], obligation de faire connaître au public les liens que le professionnel de santé entretient avec des entreprises produisant des produits de santé lors des interventions dans la presse des membres des professions médicales[38] ou encore interdiction de recevoir des présents[39]. Sur la base de dispositions postérieures relatives à la Haute autorité de santé, mais relevant de la même inspiration, le juge administratif a récemment renforcé la garantie qui s’attache à ces dispositions, en sanctionnant par une déclaration d’illégalité l’impossibilité dans laquelle il est placé de contrôler l’existence ou non de conflits d’intérêts. En l’occurrence, cette autorité n’avait pas été en mesure de communiquer au juge l’intégralité les déclarations d’intérêts dont l’accomplissement était pourtant obligatoire ou, en l’absence de telles déclarations, des éléments qui auraient permis au juge de s’assurer de l’existence ou l’absence de tels liens d’intérêts et d’apprécier, le cas échéant, s’ils étaient de nature à révéler des conflits d’intérêts[40]. Par conséquent, la recommandation de bonnes pratiques de la Haute autorité de santé a été jugée illégale, comme ayant été élaborée dans des conditions irrégulières.

De telles dispositions sont essentielles pour fonder la confiance des patients et, plus largement, des citoyens dans le système de santé. La loi du 4 mars 2002 innovait sur ces questions et, dix années plus tard, il convient certainement d’aller plus loin en la matière, la demande sociale ne s’étant pas réduite.

Ces quelques exemples montrent que le Conseil d’État s’est approprié les enjeux de la démocratie sanitaire et qu’il a contribué à son approfondissement, ce qui était l’un des objectifs principaux de la loi du 4 mars 2002. Le Conseil d’État a aussi participé à l’affirmation des droits des malades.

B. L’affermissement des droits des malades

La démocratie sanitaire repose aussi sur la reconnaissance et la mise en œuvre des droits fondamentaux de la personne malade et, plus largement, des usagers du système de santé. Ceux-ci sont multiformes : il s’agit du droit à la protection de la santé, de l’égal accès aux soins, du respect de la dignité du malade, du libre choix du praticien, mais aussi du droit à l’information sur l’état de santé, du droit de prendre avec le professionnel de santé les décisions concernant sa santé – la codécision –, du droit à consentir aux traitements et actes médicaux, du droit d’accès, y compris direct, aux informations concernant la santé.

1. On notera à cet égard que la loi du 4 mars 2002 a redéfini le champ respectif de la loi et des normes déontologiques[41]. Auparavant en effet, la régulation des rapports professionnels relevait pour l’essentiel de la compétence des ordres, sous le contrôle du juge. Il existait donc, dès avant l’intervention de la loi, une jurisprudence fournie sur les droits fondamentaux des malades. Le Conseil d’État avait par exemple affirmé, je n’ose dire dès 1957 compte tenu de l’arrêt Watelet de la Cour de cassation en date de 1885[42], que le secret médical est un droit du malade[43]. De même, dans une décision Milhaud de 1993, le Conseil d’État a jugé que les principes déontologiques fondamentaux relatifs au respect de la personne humaine, qui s'imposent au médecin dans ses rapports avec son patient, ne cessent pas de s'appliquer avec la mort de celui-ci[44]. En affirmant ces droits, la loi du 4 mars 2002 n’a donc pas constitué une rupture, sauf en ce qui concerne l’accès direct au dossier médical par exemple, mais bien un prolongement et un approfondissement ; elle a aussi affermi ces droits, en les élevant au niveau législatif.

2. Le Conseil d’État a promu de manière générale une approche raisonnée des droits des malades qu’il concilie avec d’autres exigences. J’en donnerai trois exemples. Le premier est relatif au droit du malade de consentir aux soins et aux limites de ce droit. Le médecin doit permettre au patient de donner un consentement libre et éclairé à l’acte de soins. Mais il n’est pas porté une atteinte disproportionnée à ce droit, qui revêt d’ailleurs le caractère d’une liberté fondamentale, lorsque le médecin accomplit un acte indispensable à la survie et proportionné à l’état du patient[45].

Le deuxième exemple porte sur la conciliation du droit au secret médical avec d’autres exigences. Ainsi, la section sociale du Conseil d’État a précisé qu’un juste équilibre doit être trouvé entre le droit des mineurs, consacré à l’article L.1111-5 du code de la santé publique, de garder le secret sur leur état de santé et la nécessité pour les parents responsables de la protection de la santé de l’enfant de disposer des informations leur permettant d’accomplir les obligations qui leur incombent[46].

Le dernier exemple concerne l’accès par les ayants droit aux informations relatives à une personne décédée. Le secret médical ne fait pas obstacle à ce que de telles informations soient délivrées à ces ayants droit, dans la seule mesure où elles leur sont nécessaires pour connaître les causes de la mort, défendre la mémoire du défunt ou faire valoir leurs droits[47]. Les recommandations de bonnes pratiques de l’Agence nationale d’accréditation et d’évaluation des établissements de santé (ANAES), qui constituent des dispositions impératives et qui font par conséquent grief, ont par suite été annulées, car elles prévoyaient l’accès à l’ensemble du dossier médical et non aux seules informations nécessaires à la poursuite de ces objectifs[48].

3. De nombreux exemples pourraient encore illustrer la façon dont le Conseil d’État concilie les droits des malades avec d’autres exigences ou motifs d’intérêt général. Je souhaite toutefois préciser que des zones d’incertitude partielle subsistent nécessairement. Je pense, par exemple, au droit du patient à disposer des « soins les plus appropriés » ou, ce qui est proche de cette notion sans la recouper exactement, des soins « fondés sur les données acquises de la science », selon la terminologie du code de déontologie médicale. Il n’est évidemment pas aisé de tracer de manière sûre, exacte et donc sans un discernement propre à chaque situation particulière, la frontière entre la notion de « soins les plus appropriés » et celle « d’obstination déraisonnable » consacrée par la loi du 22 avril 2005 à l’article L.1110-5 du code de la santé publique[49]. Les opérations de réanimation menées sur un nourrisson risquant de conduire à des séquelles graves et permanentes qui ne peuvent être ignorées des médecins constituent-elles des soins appropriés ou une obstination déraisonnable[50] ? Le tribunal administratif de Nîmes a en 2009 répondu dans le sens de la seconde branche de cette alternative.

Sur ce point comme sur d’autres, de nombreuses questions continueront donc d’être posées à la juridiction administrative. Elles lui permettront de développer son rôle dans l’affermissement de la démocratie sanitaire et des droits et responsabilités des malades et des professionnels de santé. Un second objectif essentiel était poursuivi par la loi : la refonte des régimes de responsabilité médicale.

III. La loi du 4 mars 2002 a permis une indemnisation plus efficace des préjudices consécutifs à l’activité médicale

Cette question étant traitée de manière approfondie dans d’autres interventions lors de ce colloque, je me limiterai à une présentation générale[51]. La loi a permis un nouvel équilibre entre solidarité et responsabilité (A) et elle assure une meilleure sécurité juridique (B).

A. La promotion d’un nouvel équilibre entre solidarité et responsabilité

La loi du 4 mars 2002 a promu, en ce qui concerne les préjudices liés à l’activité médicale, un nouvel équilibre caractérisé par l’essor de l’indemnisation par le biais de la solidarité nationale et le recentrage des régimes de responsabilité autour de la faute.

1. Cette loi, telle qu’elle a été complétée notamment par la loi du 30 décembre 2002[52], a consacré, dans les cas les plus graves, l’essor de la solidarité nationale en ce qui concerne les conséquences dommageables, d’une part, les accidents médicaux non fautifs et, d’autre part, des affections iatrogènes et des infections nosocomiales. Elle a ainsi permis de faire converger les tendances jurisprudentielles dégagées en matière d’indemnisation des dommages causés par les infections nosocomiales[53] et de mettre fin, de manière opportune, à la divergence qui existait entre les deux ordres de juridiction quant à la réparation des conséquences de l’aléa thérapeutique admise par le Conseil d’État et écartée par la Cour de cassation[54].

D’autres avancées majeures résultent de la loi, comme l’unification des régimes de prescription : il n’était pas acceptable que s’applique ici la prescription trentenaire, alors que là la prescription quadriennale pouvait être opposée. L’instauration d’un régime unique de prescription décennale répondait à une exigence de clarté et d’équité. Enfin, la loi « innove radicalement »[55] en instituant un mécanisme spécifique de réparation des dommages par le biais d’une procédure efficace de conciliation et de règlement amiable.

2. La solidarité, malgré son essor, ne constitue toutefois pas une garantie générale contre le risque médical. En contrepartie de l’extension de la solidarité, la loi du 4 mars 2002 a affirmé, à l’article L.1142-1 du code de la santé publique, la faute comme fondement principal de la responsabilité médicale. Cette faute est, de manière générale, une faute simple à la suite de l’abandon du critère de la faute lourde à partir de l’arrêt du Conseil d’État Epoux V. de 1992[56]. Le législateur a toutefois posé la condition d’une faute caractérisée en matière de handicap dû à une faute médicale[57]. Enfin, dans certains cas circonscrits, la faute peut être présumée ou révélée, ainsi que le montre la jurisprudence, notamment pour les actes de soins courants[58].

3. Le Conseil d’État participe donc pleinement à l’élaboration du nouvel équilibre instauré par la loi entre solidarité et responsabilité. Le juge administratif a par exemple pu choisir de dissocier, dans certaines espèces, la causalité juridique et la causalité scientifique, afin de permettre la reconnaissance de l’imputabilité d’un préjudice, alors même que  le lien de causalité scientifique n’était pas directement établi et ne pouvait l’être. Cette approche est ainsi retenue par le Conseil d’État, comme par la Cour de cassation, lorsqu’une affection démyélinisante – par exemple, une sclérose en plaques – survient à la suite d’une vaccination contre l’hépatite B[59].

L’existence de nouveaux droits reconnus aux malades conduit également, en cas de défaillance, à renforcer leur protection par l’engagement de la responsabilité des professionnels de santé à leur égard. C’est ainsi que les manquements à l’obligation d’information, qui se sont d’abord traduits par une réparation intégrale du préjudice corporel subi, ont été indemnisés à partir de 1990 pour la Cour de cassation et de 2000 pour le Conseil d’État[60] sur le fondement de la perte de chance. Il a été précisé, en outre, qu’une telle réparation n’est pas exclusive d’une indemnisation consécutive à une faute technique ou à un accident médical[61].

La loi du 4 mars 2002, telle qu’elle a été interprétée par les juridictions suprêmes, a donc permis de mieux indemniser les préjudices médicaux en redéfinissant la ligne de partage entre ce qui relève respectivement de la solidarité et de la responsabilité. Elle a aussi jeté les bases d’une plus grande sécurité juridique.

B.Une plus grande sécurité juridique

La loi du 4 mars 2002 a initié un processus de redéfinition des modalités de l’indemnisation, ce qui, in fine, renforce les droits des victimes et sert la sécurité juridique des acteurs en charge de la réparation, même si des débats et des interrogations subsistent. Ce faisant, je serai conduit à m’éloigner quelque peu de la loi de 2002 pour parler de ses prolongements législatifs.

1. En premier lieu, il était nécessaire d’assurer une pleine réparation des préjudices à caractère personnel. A cette fin, la loi n° 2006-1140 du 21 décembre 2006 a fait, pour tous les accidents dans lesquels intervient un tiers payeur, de la notion de poste de préjudice une notion déterminante[62]. L’article L.376-1 du code de la sécurité sociale dispose désormais que « les recours subrogatoires des caisses contre les tiers s’exercent poste par poste sur les seules indemnités qui réparent des préjudices qu’elles ont pris en charge, à l’exclusion des préjudices à caractère personnel ». Une telle approche, par poste et non plus globale, avait déjà été retenue par le groupe de travail dirigé par le président Dintilhac, qui avait reçu pour mission « l’établissement d’une nomenclature des chefs de préjudice corporel cohérente, reposant sur une distinction claire entre les préjudices économiques et non économiques, notamment en ce qui concerne l’incapacité permanente partielle »[63]. Cette nomenclature comportant 29 chefs de préjudice différents a spontanément été adoptée par les juridictions de l’ordre judiciaire[64].

Le Conseil d’État n’a pas adopté exactement la même approche et il a préféré, par la voie prétorienne[65], retenir une démarche à la fois non exhaustive et plus globalisante. Les mérites respectifs de ces deux approches peuvent être discutés au regard des critères suivants : la meilleure protection des droits des victimes ; la simplicité et la lisibilité de la réparation ; l’harmonisation de celle-ci entre juridictions  du même ordre ou des deux ordres, judiciaire et administratif ; et enfin l’exercice du contrôle des décisions juridictionnelles par les juges d’appel et de cassation. Il convient sans doute qu’après le temps de la jurisprudence et celui de son évaluation, les réformes envisagées sur le sujet aboutissent. A cet égard, je n’en mentionnerai qu’une : l’article 56 de la loi du 10 août 2011, qui a été censuré pour un vice de procédure, proposait que les dommages corporels pour lesquels la victime peut prétendre à indemnisation soient déterminés suivant une nomenclature non limitative de postes de préjudice, patrimoniaux et extrapatrimoniaux, fixée par décret en Conseil d’État[66].

Quoi qu’il en soit, les différents préjudices indemnisables ont été affinés et sont désormais analysés par poste, ce qui ouvre la voie à une complète réparation des préjudices à caractère personnel. Même si des divergences subsistent entre les deux ordres de juridiction, cette évolution constitue une clarification bienvenue pour les victimes. Elle s’est accompagnée d’une modification des modalités de répartition de l’indemnité entre les victimes et les tiers payeurs.

2. La loi déjà mentionnée du 21 décembre 2006 a aussi conduit à un changement fondamental en posant un principe de priorité de la victime par rapport au tiers payeur, qui a eu d’importantes conséquences sur les modalités de la réparation. Si la situation antérieure à 2006 était favorable aux tiers payeurs, celle postérieure à 2006 a inversé le mécanisme au profit des victimes[67]. La méthode dégagée par le Conseil d’État dans son avis Lagier de 2007 consiste à accorder d’abord à la victime, dans le cadre de chaque poste d’indemnisation et dans la limite de l’indemnité mise à la charge du débiteur de la réparation, la somme correspondant à la part des dommages non réparés, puis, le cas échéant, à faire bénéficier le ou les tiers payeurs du solde de l’indemnité[68]. La Cour de cassation adopte sur ce point une démarche concordante[69], contribuant ainsi à une meilleure protection des victimes et à une plus grande sécurité juridique des acteurs de la réparation.

L’assiette de la réparation pose en revanche des problèmes qui devront certainement être approfondis et résolus.Se pose en effet la question délicate de la prise en compte, ou non, de certaines prestations légales au titre de la réparation des préjudices patrimoniaux ou des préjudices extrapatrimoniaux, voire des uns et des autres. La jurisprudence du Conseil d’État du 5 mars 2008[70] et celle de la Cour de cassation, par plusieurs arrêts rendus en 2009[71], ne concordent pas sur ce point, la première étant plus favorable à la victime et la seconde garantissant que la victime ne puisse recevoir une réparation susceptible d’excéder le montant du préjudice. Cette divergence peut donner lieu à un approfondissement de la réflexion des juges concernés. Mais elle peut aussi appeler une intervention législative, non pas seulement pour régler une différence de jurisprudences, mais pour trancher une question de principe pouvant mériter une prise de position de la Représentation nationale. Certaines lois ont dans le passé tiré, de manière moins justifiée, les conséquences pour l’avenir, ou même rétroactivement, de l’issue de certaines procédures juridictionnelles.

***

Nous célébrons le 10ème anniversaire de la loi du 4 mars 2002. Cet anniversaire, célébré avec un certain éclat dans la presse, dans les milieux professionnels et associatifs comme dans la communauté scientifique, est heureux, car il démontre que cette loi a atteint beaucoup d’objectifs qu’elle s’assignait. Elle a pris acte de mutations importantes dans la relation entre les patients et le système de santé et elle a ouvert la voie à des évolutions majeures de nos institutions sanitaires. La loi a parfois confirmé et parfois contredit ou rendu sans objet la jurisprudence antérieure du Conseil d’État. Elle a également constitué le point de départ de nouvelles jurisprudences. Mais ce n’est pas cela qui importe : elle a en effet, dans tous les cas, consacré de nouveaux droits pour les patients et jeté les bases de nouveaux rapports, moins paternalistes, plus mûrs, plus éclairés entre malades et médecins.

Le juge, quant à lui, est le serviteur de la loi. Sa mission est de l’interpréter, de l’appliquer de manière pleine et entière, de la faire vivre. Le juge administratif s’est donc attaché à veiller en permanence à la mise en œuvre de la lettre et de l’esprit de la loi du 4 mars 2002. Dans le droit fil de cette loi, il s’est par la suite en permanence interrogé sur les meilleurs équilibres à atteindre entre les droits des personnes malades et les devoirs des professionnels de santé consignés dans la loi ou les règles de déontologie, entre les droits des personnes malades, qui doivent parfois être conciliés entre eux, et des impératifs forts d’intérêt général ou encore entre les exigences de la responsabilité et celles de la solidarité.

Des questions demeurent certes et des avancées vers une plus grande démocratie sanitaire et une meilleure réparation des préjudices sont, à juste titre, attendues, tout comme il faut certainement progresser vers un égal accès aux soins. Mais, dix années après sa naissance, on peut sans se tromper affirmer que la loi du 4 mars 2002 a été et reste une grande loi. On peut même soutenir que la conscience de son importance est plus vive, plus forte aujourd’hui qu’à la date de sa promulgation. Car elle a tiré les conséquences, dans notre société telle qu’elle est, avec ses exigences et ses impatiences, des formidables progrès accomplis ces dernières décennies par la médecine. Ces progrès scientifiques et techniques, ces progrès médicaux, devaient aller de pair avec la prise en compte de l’autonomie, je n’ose dire de l’émancipation, des personnes. La médecine, comme du reste la justice, ne peut vivre, aussi performante soit-elle, adossée au seul principe d’autorité. Des principes de responsabilité, plus souples et non stigmatisants, devaient être consacrés, tout comme devait être promue la démocratie sanitaire, avec une représentation collective des patients et la prise en compte des droits des personnes malades.

La loi du 4 mars 2002 est donc, on le voit, une grande loi de société. Elle a tiré les conséquences d’évolutions profondes, amorcé de nouveaux rapports entre système de santé et patients et enclenché une dynamique. Ses termes peuvent être pour partie dépassés ou devraient être complétés. Son importance demeure.

J’attends par conséquent avec curiosité et confiance la célébration des anniversaires ultérieurs de cette loi, en formant le vœu qu’au bout du compte les malades, infiniment mieux soignés et pris en considération que jadis ou naguère, soient au final plus heureux que ne l’étaient leurs prédécesseurs, comme les patients du Charles Bovary de Flaubert au XIXème siècle ! En l’absence de statistiques sur le bonheur national brut, je ne peux l’affirmer scientifiquement. Mais j’ai de bonnes raisons d’espérer qu’il en soit ainsi.

[1]Texte écrit en collaboration avec M. Olivier Fuchs, conseiller de tribunal administratif et de cour administrative d’appel, chargé de mission auprès du vice-président du Conseil d’État.

[2]Le Conseil d’État a par exemple proposé la suppression d’une disposition reprenant des droits déjà énoncés dans la loi et qui aurait pu amener à traiter de façon détournée la question de l’euthanasie, alors que telle n’était pas la volonté du Gouvernement. Cette disposition n’a pas été reprise par la suite.

[3]Voir Conseil d’État, Rapport public 2004, Paris, La Documentation Française, p. 111-112.

[4]De manière générale, une loi entre en vigueur dès sa publication, sauf si elle en dispose autrement, sans qu’il soit nécessaire d’attendre l’édiction de décrets d’application dès lors que les dispositions législatives nouvelles sont suffisamment claires et précises. Voir par exemple CE, ass., 10 mars 1961, Union départementale des associations familiales de la Haute Savoie, n° 4594, Rec. p. 172.

[5]CE, 30 mai 2011, Melki, n° 336838, à paraître aux tables du Recueil.

[6]CE, ass, 27 novembre 1964, Dame veuve Renard, Rec. p.590

[7]Voir respectivement CE, 19 mai 2006, Syndicat national des ostéopathes de France, n° 287514, Rec. p. 706 et CE, 7 mars 2008, Gruny, n° 299240.

[8]CE, 13 juillet 2011, Gruny, n° 322268, à paraître aux tables du Recueil.

[9]Voir infra.

[10]CE, 19 mars 2003, Haddad et CPAM de Tourcoing, n° 251980, Rec. p. 133 ; CE, 1er mars 2006, Centre Hospitalier de Saulieu, n° 263117, Rec. p. 800.

[11]Ainsi, en l’absence de dispositions législatives expresses contraires, le régime de prescription applicables aux actions en tendant à obtenir réparation des conséquences dommageables des vaccinations obligatoires est celui du droit commun, c’est-à-dire de la prescription quadriennale (CE, 13 juillet 2011, ONIAM, n° 345756, à paraître au Recueil).

[12]Par sa décision Dorchies (CE, 2 novembre 2005, n° 267857, Rec. p. 470), le Conseil d’État juge que les dispositions de l’article 102 de la loi du 4 mars 2002 sont applicables au contentieux des pensions militaires d’invalidité.

[13]CEDH, gr. ch., 6 octobre 2005, Maurice c/ France et Draon c/ France, n°11810/03 et 1513/03 ; CE, 24 février 2006, Mme et M. Levenez, n° 250704, Rec. p. 84. Dans son arrêt, la Cour relève que « dans la mesure où la loi contestée concerne les instances engagées avant le 7 mars 2002 et pendantes à cette date, telles que celle des requérants, cette ingérence s’analyse en une privation de propriété au sens de la seconde phrase du premier alinéa de l’article 1er du Protocole n° 1 à la Convention » et qu’une « atteinte aussi radicale aux droits des intéressés a rompu le juste équilibre devant régner entre, d’une part, les exigences de l’intérêt général et, d’autre part, la sauvegarde du droit au respect des biens ».

[14]Telle qu’exprimée dans CE, avis, ass., 6 décembre 2002, Epoux Draon, n° 250167, Rec. p. 423.

[15]Décision n° 2010-2 QPC du 11 juin 2010, Mme Viviane L.

[16]CE, 13 mai 2011, Mme Lazare, n° 329290, à paraître au Recueil ; CE, 13 mai 2011, Delannoy et Verzele, n° 317808, à paraître au Recueil.

[17]Cass., 1ère civ., arrêt n° 1253 du 15 décembre 2011 (10-27.473).

[18]CE, 4 octobre 2010, CHU de Besançon, n° 327449, à paraître aux tables du Recueil ; CJUE, 21 décembre 2011, CHU de Besançon c/ Dutreux, aff. C-495/10.

[19]D. Tabuteau, « La loi du 4 mars 2002, aboutissement ou commencement ? », in D. Tabuteau (dir.), Le droit des malades et des usagers du système de santé, une législature plus tard, Paris, Ed. de santé / Presses de Sciences Po, 2007, p. 14.

[20]Article L.6143-5 du code de la santé publique.

[21]Article R.1142-24 du code de la santé publique.

[22]Article R.1142-43 du code de la santé publique.

[23]Article D.1432-15 du code de la santé publique.

[24]Respectivement articles R.1114-9 et R.1114-12 du code de la santé publique.

[25]Critère énoncé à l’article R.1114-1 du code de la santé publique. Voir par exemple TA Paris, 21 janvier 2010, Association Alliance pour les droits de la vie, n° 0614746 ; TA Paris, 2 juillet 2010, Association Notre Village, n° 0805870.

[26]Critère énoncé à l’article R.1114-3 du code de la santé publique. Voir par exemple TA Paris, 7 avril 2011, Association française de lutte anti-rhumatismale, n° 0901792 ; TA Marseille, 22 novembre 2011, Association Sou de poche de l’hôpital Louis Pasteur, n°1003031.

[27]Section sociale, n°385550, à paraître dans le Rapport d’activité 2012 du Conseil d’État.

[28]Voir à cet égard le point de vue exprimé par A.-M. Ceretti, L. Albertini, Bilan et propositions de réformes de la loi du 4 mars 2002 relative aux droits des malades et à la qualité du système de santé, rapport remis au ministre du travail, de l’emploi et de la santé le 24 février 2011, disponible sur http://www.sante.gouv.fr/IMG/pdf/Bilan_et_propositions_de_refor-

mes_de_la_loi_du_4_mars_2002_relative_aux_droits_des_malades_et_a_la_qualite_du_systeme_de_sante.pdf, sp. p. 181-185.

[29]Article L.4123-2 du code de la santé publique.

[30]CE, 15 juin 2011, Naman, n° 324982, à paraître au Recueil.

[31]CE, 23 décembre 2011, Mme Gourlaouen-Scala, n° 344762, à paraître aux tables du Recueil.

[32]CE, 15 juin 2011, Naman, précité.

[33]CE, 17 décembre 2004, Teboul, n° 256363, Rec. p. 862. ; CE, 20 décembre 2006, Derhy, n° 268428.

[34]CE, 21 mars 2008, Ministre de la santé et des solidarités c. Mme Bensaïd, n° 296417, Rec. p. 894.

[35]CE, 22 février 2012, Mme de Saint-Sever, n° 333713, à paraître au Recueil.

[36]CE, 2 novembre 2005, Caduc, n° 264865, Rec. p. 898.

[37]Ces dispositions, présentes aux articles 24 et suivants de la loi du 4 mars 2002, ont été pour la plupart d’entre elles modifiées par l’adoption de la loi n° 2011-2012 du 29 décembre 2011 relative au renforcement de la sécurité sanitaire du médicament et des produits de santé.

[38]Article L.4113-13 du code de la santé publique.

[39]La loi du 4 mars 2002 a ainsi renforcé les exigences, qui existaient déjà, de l’article L.4163-2 du code de la santé publique.

[40]CE, 27 avril 2011, Association pour une formation médicale indépendante, n° 334396, à paraître au Recueil.

[41]J. Moret-Bailly, « Les rapports entre la loi et les déontologies des professions de santé après le 4 mars 2002 », RDSS, 2003, p. 581.

[42]Cass., 19 décembre 1885, Sirey, 1885, I, 121.

[43]L’arrêt Sieur Dévé du 12 février 1957 (CE, Rec. p. 266) fut précédé de deux avis de la section sociale du Conseil d’État des 6 février 1951 et 2 juin 1953. Voir G. Nicolas, « Le secret médical devant le juge administratif », in A. Leca (dir.), La déontologie médicale, PUAM, 2007, p. 191. Le Conseil d’État affirma également que « c’est du malade seul que dépend le sort des secrets qu’il a confiés à un médecin » (CE, 11 février 1972, Sieur Crochette, n° 76799, Rec. p. 138).

[44]CE ass, 2 juillet 1993, Milhaud, n° 124960, Rec. p. 194.

[45]CE, 16 août 2002, Consorts Feuillatey, n° 249552, Rec. p. 309. Cette position doit être rapprochée de celle prise par la Haute juridiction en 2001 selon laquelle l’intervention du médecin, qui est indispensable à la survie du patient mais qui est réalisée en méconnaissance de la volonté du malade, fondée sur des convictions religieuses, ne constitue pas une faute de nature à engager la responsabilité du service public (CE, ass., 26 octobre 2001, Mme Senanayake, n° 198546, Rec. p. 514).

[46]Conseil d’État, Rapport public 2003, Paris, La Documentation Française, p. 99.

[47]Article L.1110-4 du code de la santé publique, inspiré de la jurisprudence dite Beau de Loménie (CE, 22 janvier 1982, Administration générale de l'Assistance publique à Paris, n° 26296), elle-même inspirée de la jurisprudence judiciaire (notamment Cass. Civ., 1ère ch., 12 juin 1958, JCP 1959.II.10940).

[48]CE, 26 septembre 2005, Conseil national de l’ordre des médecins, n°270234, Rec. p. 395.

[49]Loi n° 2005-370 du 22 avril 2005 relative aux droits des malades et à la fin de vie. Nous disposons toutefois de quelques indications. Il a par exemple été jugé que l’acte suivant les recommandations de bonnes pratiques de l’ANAES peut être regardé comme un tel soin (CE, 12 janvier 2005, Kerkerian, n° 256001, Rec. p. 20).

[50]Le tribunal administratif de Nîmes a, dans une décision d’espèce, considéré que de tels faits pouvaient constituer une « obstination déraisonnable » (TA Nîmes, 2 juin 2009, Pellet, n° 062251). 

[51]On pourra utilement se reporter aux actes du colloque Santé et justice. Quelles responsabilités ? Dix ans après la loi du 4 mars 2002, organisé conjointement par le Conseil d’État et la Cour de cassation les 20 et 21 octobre 2011, dont les actes seront publiés dans la collection Droits et débats du Conseil d’État.

[52]Loi n° 2002-1577 du 30 décembre 2002 relative à la responsabilité civile médicale.

[53]Le Conseil d’État a ainsi jugé qu’une infection nosocomiale révèle une faute dans l’organisation et le fonctionnement du service (CE, 9 décembre 1988, Cohen, n° 65087, Lebon p. 431), tandis que la Cour de cassation a dégagé à partir de 1999, une présomption de responsabilité (Cass., 1re civ., 29 juin 1999, n° 97-14254).

[54]Si le Conseil d’État estimait, de manière extrêmement stricte il est vrai, que l’aléa thérapeutique peut engager la responsabilité de l’établissement (CE, ass., 9 avril 1993, Bianchi, n° 69336, Lebon p. 127), il n’en allait pas de même pour la Cour de cassation (Cass., 1re civ., 8 novembre 2000, n° 99-11735, Bull. n° 287). De même, le Conseil d’État a par exemple abandonné la possibilité de retenir, en matière d’indemnisation des dommages causés par les infections nosocomiales, la cause d’exonération tirée de l’origine exogène de l’infection. Le régime de responsabilité construit de manière prétorienne par le Conseil d’État antérieurement à la loi du 4 mars 2002 conduisait à écarter la présomption de faute, dès lors que l’origine endogène de l’infection nosocomiale était certaine (CE, 27 septembre 2002, Mme Neveu, n° 211370, Lebon p. 315 et CE, 2 février 2011, Leverne, n° 320052, à paraître aux tables du Lebon). Cette distinction est abandonnée, car en soulignant que « les établissements, services et organismes susmentionnés sont responsables des dommages résultant d’infections nosocomiales, sauf s’ils rapportent la preuve d’une cause étrangère » (article L.1142-1 du code de la santé publique), la loi fait « peser sur l’établissement de santé la responsabilité des infections nosocomiales, qu’elles soient exogènes ou endogènes, à moins que la preuve d’une cause étrangère ne soit apportée » (CE, 10 octobre 2011, Centre hospitalier universitaire d’Angers, n° 328500, à paraître au Lebon).

[55]D. Truchet (« Responsabilité des services hospitaliers », Dalloz Responsabilité de la puissance publique, §9).

[56]CE, ass., 10 avril 1992, Epoux V., n° 79027, Lebon p. 171. Voir également, en matière d’intervention médicale en urgence : CE, sect., 20 juin 1997, Theux, n° 139495, Lebon p. 253.

[57]Constitue par exemple une telle faute l’inversion de résultats d’amniocentèse avec une autre patiente (CE, 19 février 2003, AP-HP c/ Marzouk, n° 247908, p. 530).

[58]Voir encore récemment, refusant de qualifier une anesthésie générale de geste courant à caractère bénin dont les conséquences dommageables, lorsqu’elles sont sans rapport avec l’état initial du patient, permettraient de révéler une faute dans l’organisation ou le fonctionnement du service : CE, 21 octobre 2009, Mme Altet-Caubissens, n° 314759, tables du Lebon p. 942.

[59]CE, 9 mars 2007, Mme Schwartz, n° 267635, Lebon p. 118 ; Cass., 1ère civ., 25 juin 2009, pourvoi n° 08-12781, Bull. n° 141.

[60]Cass., 1ère civ., 7 février 1990, n° 97-14797, Bull. n° 220 et CE, sect., 5 janvier 2000, Consorts Telle, n° 181899, Lebon p. 5.

[61]Cass, 1ère civ., 28 janvier 2010, n° 09-10992, Bull. n° 20 ; CE, 30 mars 2011, ONIAM c/ Hautreux, n° 327669, à paraître au Lebon.

[62]Loi n° 2006-1640 du 21 décembre 2006 de financement de la sécurité sociale pour 2007.

[63]J.-P. Dintilhac, Rapport du groupe de travail chargé d’élaborer une nomenclature des préjudices corporels, 2005, disponible sur http://lesrapports.ladocumentationfrancaise.fr/BRP/064000217/0000.pdf.

[64]Comme le soulignent C. Maugüé et J.-P. Thiellay, une circulaire du ministère de la Justice du 22 février 2007 avait toutefois invité les magistrats de l’ordre judiciaire à se référer à la nomenclature édictée par le groupe de travail dirigé par le président Dintilhac (La responsabilité du service public hospitalier, Paris, LGDJ, 2010, p. 119).

[65]CE, sect., 4 juin 2007, Lagier, n° 303422, Lebon p. 228.

[66]Voir la proposition de loi modifiant certaines dispositions de la loi n° 2009-879 du 21 juillet 2009 portant réforme de l’hôpital et relative aux patients, à la santé et aux territoires, telle qu’adoptée le 13 juillet 2011 par l’Assemblée nationale, ainsi que la décision n° 2011-640 DC du 4 août 2011 du Conseil constitutionnel.

[67]Sur ce point, voir C. Maugüé et J.-P. Thiellay, op. cit., p. 156 et s.

[68]CE, 4 juin 2007, Lagier, op. cit.

[69]Cass., 2ème civ., 24 septembre 2009, n° 08-14515, Bull. n° 227.

[70]CE, 5 mars 2008, Caisse primaire d’assurance maladie de Seine-Saint-Denis, n° 272447, Lebon p. 926

[71]Cass. crim., 19 mai 2009, n° 08-86050, Bull. n° 95 ; Cass, 2ème civ., 11 juin 2009, n° 08-16089, Bull. n°154 ; Cass., 2e civ., 22 octobre 2009, n° 07-20419, Bull. n° 260 et n° 08-18755, Bull. n° 260.