La responsabilité du chef de l’État en droit comparé

Par Jean-Marc Sauvé, Vice-président du Conseil d'Etat
Discours
Passer la navigation de l'article pour arriver après Passer la navigation de l'article pour arriver avant
Passer le partage de l'article pour arriver après
Passer le partage de l'article pour arriver avant

Journée d’étude de la Société de législation comparée - Vendredi 27 mars 2009

< ID du contenu 1530 > Lien à reprendre : > Téléchargez le discours du Vice-président</a>

 

Introduction par Jean-Marc Sauvé, Vice-président du Conseil d'EtatTexte écrit en collaboration avec Mlle Margaux Bergeon-Dars, élève à l'Institut d'études politiques de Paris.

------

Je suis heureux d'accueillir pour la deuxième fois au Conseil d'Etat un colloque de la Société de législation comparée. Cette hospitalité n'est pas seulement une marque de courtoisie à l'égard de votre société et de ses membres et de considération pour ses travaux. Elle est aussi la reconnaissance du caractère fondamental du droit comparé, discipline académique jadis respectée et reconnue, aujourd'hui moins enseignée comme telle que pratiquée par tous les juges et les juristes, qui sont de plus en plus confrontés à l'analyse ou à l'application de droits d'autres Etats que le leur. Le droit comparé est une incomparable source d'inspiration dans le contexte de la mondialisation du droit, plus encore si l'on ne se résigne pas à l'uniformité des systèmes juridiques et si l'on croit à la possibilité d'en maintenir la diversité.

C'est ainsi que le droit administratif français ne se construit pas sans interroger les droits administratifs des pays partenaires, sans références constantes à ces droits, sans confrontation avec leurs modes de pensée, leurs méthodes, leurs procédures et leurs résultats. La lecture des conclusions des rapporteurs publics du Conseil d'Etat, plus encore que celle de nos arrêts, toujours très pudiques sur ce sujet, ou la création en 2008 d'un service de droit comparé au sein de notre centre de documentation, montre que nous ne sommes pas les indignes héritiers de Laferrière qui ouvrait le tome premier de son Traité de la juridiction administrative et des recours contentieux (Berger-Levrault 1887) par plus d'une centaine de pages de droit administratif comparé, l'exposé du droit français ne venant qu'après l'inventaire et la présentation des autres droits comparables au nôtre, de l'Espagne aux Etats-Unis, en passant par l'Allemagne, la Prusse, l'Autriche-Hongrie, la Suisse, la Belgique, l'Italie et l'Angleterre.

Dans le champ constitutionnel, auquel le Conseil d'Etat a toujours porté une grande attention dans ses formations consultatives et contentieuses et dans lequel il est appelé à s'investir un peu plus encore du fait de la prochaine entrée en vigueur de l'article 61-1 nouveau de la Constitution, dans sa rédaction issue de la loi n° 2008-724 du 23 juillet 2008, le droit comparé joue également un rôle éminent. Depuis une ou deux décennies, il a particulièrement enrichi et stimulé la réflexion sur des sujets qui sont longtemps restés des impensés juridiques, comme la responsabilité du chef de l'Etat. Sur ce sujet, la réflexion doctrinale et politique est longtemps restée très embryonnaire, sinon totalement lacunaire. Quelques auteurs s'étaient bien aventurés à ses lisières, comme Barthélémy et Duez en France. Mais au fond, personne n'éprouvait le besoin d'en franchir le seuil et de l'approfondir, comme le débat constitutionnel de 1993 en France sur la responsabilité pénale des membres de Gouvernement l'a encore montré. Mais la figure de l'irresponsabilité de fait ou de droit du chef de l'Etat, héritée de la monarchie, a sinon cédé, du moins été soumise à réexamen ou révision sous l'influence de deux séries de facteurs :

- d'une part, la légitimité populaire et l'étendue des pouvoirs du chef de l'Etat : issu d'une élection au suffrage universel direct ou indirect, le chef de l'Etat est appelé, dans de nombreux pays, à rendre compte à ses mandants, c'est-à-dire au peuple, de l'usage qu'il a fait de ses pouvoirs. L'irresponsabilité de droit masque mal l'appel évident à une responsabilité de fait.

- d'autre part, la judiciarisation de la société et, en particulier, de la vie publique qui conduit à questionner là où il existe, c'est-à-dire à peu près partout, le régime d'immunité totale ou partielle dont bénéficie le chef de l'Etat. Les Etats-Unis, le Brésil, la Roumanie ont fait à ce sujet des expériences remarquées.

Il est particulièrement impressionnant de constater que la double question de l'irresponsabilité et de l'inviolabilité du chef de l'Etat a, au cours de la période la plus récente, donné lieu, dans de nombreux pays mais aussi chez nous, à d'importants travaux de droit comparé à l'initiative de la doctrine, des exécutifs et des Parlements, travaux qui contrastent avec le caractère très lacunaire de cette matière au cours de la période précédente. Des règles anciennes dont la portée n'était d'ailleurs pas toujours claire, notamment en France, devaient être repensées et refondées. Dans un champ miné par les soupçons et les arrière-pensées, le secours du droit comparé a été inestimable : la constance et l'universalité d'une solution lui confèrent une grande légitimité et permettent de se pencher plus sereinement sur sa pertinence et ses justifications. En France même, la Commission de réflexion sur le statut pénal du Président de la République présidée par le professeur Pierre Avril a consacré un chapitre de son rapport et une annexe nourrie aux enseignements du droit comparé.

Le dispositif adopté par la loi constitutionnelle du 23 février 2007, très inspiré des conclusions du rapport de la Commission Avril, est ainsi le résultat d'une démarche inspirée par le droit comparé, par l'examen des statuts des chefs d'Etat étrangers à la lumière du rôle que leur confèrent les constitutions nationales et par le souci, particulièrement manifeste dans la lettre des plus jeunes constitutions démocratiques, de dissocier les fautes ou manquements et leurs conséquences politiques ou judiciaires pour un acteur qui n'est, dans aucune des traditions constitutionnelles analysées, un « justiciable » ordinaire et qui doit pouvoir, de ce fait, bénéficier d'une protection strictement proportionnée aux exigences de sa fonction.

Vous me permettrez d'investir plus précisément le sujet de la responsabilité du chef de l'Etat et de ses limites en partageant avec vous quelques réflexions sur la dimension personnelle et politique de cette responsabilité.

I - La responsabilité personnelle du Chef de l'Etat

A - La nécessité d'une protection

Dans le droit interne, la nécessité de la protection juridictionnelle du Chef de l'Etat s'appuie d'abord sur des principes communs aux traditions constitutionnelles de nombreux pays et elle justifie par conséquent une réflexion inscrite dans une perspective de droit comparé. Ainsi la séparation des pouvoirs, qui prévient l'irruption d'autorités judiciaires dans le champ d'action du chef de l'Etat et le principe de continuité de l'Etat, qui implique que « celui qui l'incarne soit toujours en mesure de le faire » (Rapport de la Commission de réflexion sur le statut pénal du Président de la République, p. 26 ), sont-il des principes largement partagés dans les constitutions démocratiques et jouent-ils un rôle plus ou moins significatif en fonction du rôle constitutionnel du Chef de l'Etat. Le mandat de représentation nationale incombant au chef de l'Etat milite aussi pour cette protection.

La protection juridictionnelle se justifie également par la nécessité de distinguer clairement les responsabilités personnelle et politique du chef de l'Etat. La Commission de réflexion sur le statut pénal du Président de la République a, semble-t-il, notamment médité le cas du président Clinton qui avait été exposé à une procédure d'impeachment à la suite d'une action en dommages-intérêts. Il est donc apparu nécessaire de prévenir les dérives d'un harcèlement judiciaire à vocation essentiellement politique. Il en résulte trois mesures de protection de la fonction présidentielle vis-à-vis de mises en cause de la responsabilité personnelle, qui se rencontrent peu ou prou dans la plupart des Constitutions étrangères, comme dans la Constitution de notre pays.

1) L'irresponsabilité pour les actes « accomplis en qualité de chef de l'Etat » le met à l'abri de toute mise en cause de sa responsabilité civile ou pénale pour des faits liés à sa fonction. Cette irresponsabilité qui figure au premier alinéa de l'article 67 de la Constitution française se retrouve dans la plupart des Constitutions des Etats démocratiques, à l'exception de quelques rares hypothèses, comme la haute trahison ou la violation délibérée de la Constitution : c'est notamment le cas en Allemagne, Italie, Grèce, Hongrie, Bulgarie, Irlande...

2) L'inviolabilité du chef de l'Etat exclut qu'il puisse en principe faire l'objet de mesures de contrainte liées à la mise en œuvre de procédures juridictionnelles, qu'elles soient pénales ou civiles. Comme le dit l'article 67 de notre Constitution dans sa rédaction issue de la loi constitutionnelle du 23 février 2007, « Il (le chef de l'Etat) ne peut, durant son mandat et devant aucune juridiction ou autorité administrative française, être requis de témoigner non plus que de faire d'objet d'une action, d'un acte d'information, d'instruction ou de poursuite ».

3) Pour les actes détachables de sa fonction, qui lui sont donc antérieurs ou extérieurs, le chef de l'Etat bénéficie soit d'un privilège de juridiction, soit d'une immunité temporaire. Le Conseil constitutionnel et la Cour de cassation ont soutenu en France des analyses divergentes sur ces sujets par leurs décisions du 22 janvier 1999 et du 10 octobre 2001, le Conseil constitutionnel optant pour la première thèse, alors que la Cour de cassation a tranché en faveur de la seconde, ce qui a au passage ouvert un débat intéressant sur l'autorité de la chose jugée, ou du moins interprétée, par le Conseil constitutionnel. La Commission Avril a constaté la quasi-généralité du régime d'irresponsabilité civile en droit comparé (Ibid. p.23. ), et l'existence de modèles soit d'immunité temporaire, soit de responsabilité pénale très circonscrite et assortie d'un privilège de juridiction. La comparaison des diverses traditions constitutionnelles montre que l'immunité temporaire ou le privilège de juridiction constitue des garanties presque inhérentes au statut du chef de l'Etat.

B - Mais si une protection est nécessaire, elle ne peut être absolue et rencontre d'évidentes limites.

Si le chef de l'Etat bénéficie d'un privilège de juridiction, c'est qu'il peut être renvoyé devant une juridiction spéciale : c'était le cas de la Haute Cour de justice dans l'ancien article 67 de la Constitution. C'est le cas également dans les constitutions italienne et hellénique.

Si le chef de l'Etat dispose d'une immunité, ce qui fut la thèse de la Commission Avril après celle de la Cour de cassation dans son arrêt du 10 octobre 1001, cette immunité ne peut protéger que la fonction et non son titulaire. Elle est absolue aussi longtemps que dure le mandat. Elle prend fin avec lui, le titulaire redevenant un simple citoyen. Elle est donc temporaire. Les poursuites contre un chef d'Etat pour des actes extérieurs ou antérieurs à sa fonction redeviennent donc possibles à l'issue de son mandat. Pour garantir ce caractère temporaire de la protection, l'article 67 de la Constitution a prévu, dans le prolongement du rapport Avril, que tout délai de prescription ou de forclusion est suspendu et que les instances et procédures auxquelles il est ainsi fait obstacle peuvent être reprises ou engagées à l'expiration d'un délai d'un mois suivant la cessation de ces fonctions.

C - Les modalités de mise en œuvre de la responsabilité personnelle du chef de l'EtatEn cas de privilège de juridiction, le chef de l'Etat peut être poursuivi devant un organe juridictionnel ad hoc ou quasi-juridictionnel, du type Haute Cour de justice, pour des motifs se rattachant à la haute trahison ou à la violation délibérée de la Constitution, voire également pour des infractions de droit commun (ce que prévoit la loi fondamentale allemande et ce que prévoyait l'ancien article 67 de la Constitution dans l'interprétation que lui a donnée le Conseil constitutionnel par sa décision du 22 janvier 1989). En France, le chef de l'Etat aurait pu être jugé par la Haute Cour de justice après mise en accusation par les deux assemblées parlementaires statuant à la majorité absolue de leurs membres. En Allemagne, il peut être jugé par la Cour constitutionnelle fédérale aux fins d'éventuelle destitution, après que la poursuite a été autorisée à la majorité des deux tiers par le Bundestag et par le Bundesrat. Aux Etats-Unis, c'est la procédure de l'impeachment qui est mise en œuvre par les deux chambres du Congrès.Le chef de l'Etat peut aussi être poursuivi devant la Cour pénale internationale c'est le cas en France et dans la totalité des Etats ayant ratifié le traité du 18 juillet 1998 ayant institué cette cour-, s'il est susceptible d'avoir commis des actes prévus et réprimés par ce traité, crimes contre l'humanité ou crimes de guerre.

En l'absence de privilège de juridiction, le chef de l'Etat qui a bénéficié d'une immunité et d'une inviolabilité temporaires peut faire l'objet de procédures juridictionnelles dès le terme de ses fonctions, ainsi qu'il a été dit.

Le chef de l'Etat peut enfin être destitué, la destitution étant une procédure politique et non juridictionnelle, applicable en cas de manquement à ses devoirs manifestement incompatible avec l'exercice de son mandat. C'est ce que prévoit désormais l'article 68 de notre Constitution. Cette exception à la protection est l'exacte contrepartie de l'irresponsabilité et de l'inviolabilité de principe dont bénéficie le chef de l'Etat. Cette contrepartie est d'ailleurs qualifiée à bon droit de « soupape de sécurité » dans le rapport Avril. Elle semble pouvoir jouer, en dépit ou à grâce à son imprécision, pour des agissements, actes ou abstentions détachables ou, au contraire, inséparables des fonctions.

II - La responsabilité politique du Chef de l'Etat

A - Les limites de l'irresponsabilité politique

La responsabilité politique du chef de l'Etat est a priori « introuvable », puisque le principe cardinal en droit comparé est bien celui de son irresponsabilité, le Parlement ne pouvant mettre en cause la responsabilité du chef de l'Etat, comme il peut le faire d'un Gouvernement en régime parlementaire.

Mais ce principe d'irresponsabilité rencontre immédiatement une restriction.

La procédure de destitution, telle qu'elle a été pensée dans le nouveau cadre constitutionnel français résultant de la loi constitutionnelle du 23 février 2007, n'est pas une peine destinée à réprimer une infraction pénale. En effet, et c'est en quoi cette procédure s'éloigne du modèle américain de l'impeachment, elle laisse aux membre du Parlement la responsabilité de définir ce qu'est un « manquement manifestement incompatible » avec la fonction présidentielle. Ce qu'une partie de la doctrine juridique considère comme une « coquille vide » (Yanis Zoubeidi-Defert, « La responsabilité du chef de l'Etat, la révision constitutionnelle du 23 février 2007 », Pouvoirs, 2007.) ou pour le moins comme un objet très imprécis a cependant un avantage de clarté sur l'ancienne qualification de « haute trahison », qui fait exception à l'irresponsabilité du chef de l'Etat dans de nombreux pays et permet dans certains cas de provoquer le déclenchement d'une procédure d'impeachment. En effet, avec la procédure de destitution, l'appréciation du manquement incombe clairement à une autorité politique, étant observé que les faits de nature à justifier cette procédure n'ont nullement besoin d'être qualifiés de faute pénale ou civile. Pour autant, une telle procédure ne saurait être regardée comme abolissant le principe de l'irresponsabilité politique du chef de l'Etat, dans la mesure où elle ne peut être mise en œuvre qu'à une majorité le plus souvent très qualifiée : l'article 68 de notre Constitution, dans sa rédaction issue de la loi du 23 février 2007 prévoit ainsi une majorité des deux tiers, cette majorité devant être atteinte dans chacune des deux assemblées parlementaires pour provoquer la réunion de la Haute Cour, puis à nouveau au sein du Parlement lui-même réuni en Haute Cour. La destitution ne peut ainsi trancher un simple désaccord politique entre le chef de l'Etat et le Parlement (Toutefois, pendant la deuxième cohabitation de 1993 à 1995, la majorité parlementaire disposait d'une très confortable majorité allant au-delà des 2/3 et aurait pu aisément régler par cette voie un désaccord politique avec le Président. ).

Par ailleurs, beaucoup de textes constitutionnels laissent le « dernier mot » au suffrage universel, ce en quoi la procédure de destitution se distingue à nouveau d'une procédure classique d'impeachment, qui prévoit le remplacement automatique du président par le vice-président. En France, notamment, l'élection présidentielle, organisée au plus tard 35 jours après la constatation de la vacance, conformément à l'article 7 de la Constitution, ne serait pas inaccessible à un président destitué, si celui-ci estimait que sa destitution avait été le résultat d'une action politique ou partisane.

Il est clair que chez nous la commission Avril s'est intéressée de près à la procédure d'impeachment. Mais elle a adapté les enseignements tirés de ce modèle à la spécificité institutionnelle et historique de la Ve République, pour en faire un mécanisme politique de mise en cause d'une responsabilité tirant son origine ou non de l'exercice des fonctions.

B - A côté de ce mécanisme, demeure une évidente responsabilité politique du chef de l'Etat qui, dans les faits, surplombe l'irresponsabilité inscrite dans les textes.

Cette responsabilité résulte du rôle et de la légitimité politiques du chef de l'Etat qui se sont sensiblement accrus en France, mais pas seulement dans notre pays, avec l'élection au suffrage universel direct, la personnalisation des mandats politiques, la tendance à la concentration du pouvoir et, spécifiquement en France, la réduction à cinq ans du mandat présidentiel et la modification du calendrier électoral, de telle sorte que la dévolution du mandat présidentiel précède et inspire celle des mandats parlementaires : le chef de l'Etat élu demande au suffrage universel de lui donner une majorité pour mettre en œuvre la politique sur laquelle il a été lui-même élu. Si cette demande est satisfaite -et elle l'a toujours été à ce jour-, le chef de l'Etat en tire un surcroît de légitimité et d'autorité.

Par conséquent, la responsabilité politique du chef de l'Etat qui, dans les textes constitutionnels, est un déni plus encore qu'une absence, constitue malgré tout une nécessité et une exigence et elle trouve à s'appliquer en marge des mécanismes constitutionnels reconnaissant et sanctionnant de manière très circonscrite une certaine forme de responsabilité, plus personnelle que politique, du chef de l'Etat. L'on passe ainsi subrepticement du droit constitutionnel au fonctionnement concret des institutions politiques, voire à la science politique.

Ces procédures politiques reposent sur trois mécanismes :- l'élection d'une majorité parlementaire qui soutient ou, au contraire, combat l'action du Président de la République ;- la réponse positive ou non aux référendums organisés à l'initiative du chef de l'Etat ;- la reconduction, ou non, du mandat du chef de l'Etat.

Plus largement, les élections intermédiaires (telles que les élections locales, les élections européennes ou des élections partielles), comme la démocratie d'opinion, fonctionnent aussi comme des mécanismes de mise en cause de la responsabilité du chef de l'Etat, à la mesure des pouvoirs dont il dispose.

Certes, en l'absence de règle constitutionnelle, il n'y a pas de lien, ni en France, sauf aux débuts de la Vème République sous la présidence du Général de Gaulle, ni à l'étranger, entre un vote populaire de défiance envers le chef de l'Etat à travers les élections législatives ou le référendum et le retrait de celui-ci. La logique de l'intangibilité du mandat présidentiel et de l'irresponsabilité politique du chef de l'Etat a prévalu sur les conséquences qui auraient pu être tirées de votes populaires contraires aux vœux ou aux recommandations du chef de l'Etat. L'absence de conséquence directe tirée de votes exprimant une forme de défiance à l'égard des chefs de l'Etat -qui est une constante dans les régimes parlementaires européens et, plus largement, dans le monde- exprime en fait une tendance à la « présidentialisation » au sens d'une évolution vers le « régime présidentiel » des institutions démocratiques : le chef de l'Etat qui a une légitimité et des pouvoirs propres les exerce jusqu'au terme de son mandat dans un dialogue plus ou moins coopératif ou, au contraire, combattif avec les autres pouvoirs publics : Gouvernement et Parlement.

La responsabilité politique du chef de l'Etat se trouve ainsi mise en cause d'une manière ou d'une autre, sans que cela ne se traduise nécessairement par son éviction du pouvoir. La seule forme de responsabilité politique pouvant avoir cet effet se manifeste lors de l'élection présidentielle, lorsque le mandat du président sortant est remis en jeu et que ce dernier est candidat à sa propre succession. Mais à défaut d'y avoir éviction du pouvoir, il peut y avoir un évident affaiblissement du chef de l'Etat, lorsque la majorité parlementaire qui vient d'être élue appartient à une tendance politique qui lui est opposée : la « cohabitation » a en effet pour conséquence de recentrer le Président de la République sur ses attributions propres, à l'exclusion de toute forme de direction de l'action de Gouvernement.

Enfin, sans remettre en cause le mandat du chef de l'Etat ni même l'affaiblir institutionnellement, les élections intermédiaires et les sondages qui scandent la vie politique expriment indirectement une opinion sur la conduite des affaires de l'Etat et entraînent des conséquences sur les conditions d'exercice du mandat du chef de l'Etat. Selon qu'il y a succès ou revers électoral en particulier, sa marge d'action est affectée dans un sens ou dans un autre et des conséquences peuvent ou doivent, selon le cas, en être tirées. Il y a donc bien dans le fonctionnement des régimes démocratiques un arbitrage populaire qui n'est pas un mythe et qui a des effets directs sur le mandat du chef de l'Etat et sur les moyens de l'exercer.

** *

En conclusion, il est certain que les nombreuses interrogations soulevées par la procédure américaine d'impeachment ont alimenté la réflexion sur la responsabilité politique du chef de l'Etat. Dans le cadre du modèle de responsabilité du président américain, la procédure d'impeachment ne peut être engagée que sur fond d'infractions pénales (« trahison, corruption, crimes et autres délits ») qui peuvent motiver une inculpation par la Chambre des représentants, puis un jugement par le Sénat (art.2 sec. IV de la Constitution des Etats-Unis d'Amérique).

La révision constitutionnelle française du 23 février 2007, à l'image de la Ve République, emprunte aux deux modèles des régimes parlementaires à l'européenne et du régime présidentiel américain. Elle clarifie la responsabilité du chef de l'Etat : il ne s'agit pas de juger une personne et ses actes, mais de se livrer à une appréciation politique pour dire si les actes commis sont compatibles ou non avec la fonction présidentielle et donc avec la poursuite de son mandat. L'article 68 prévoit que la destitution du Président de la République est décidée par le Parlement «constitué en Haute Cour », et non plus en « Haute Cour de Justice » : le texte constitutionnel, en supprimant cette qualification, souligne clairement que le jugement en Haute Cour n'est pas une procédure juridictionnelle, à la différence de la procédure américaine d'impeachment. Il ne s'agit donc pas d'une peine, mais davantage d'un mécanisme de protection de la dignité de la fonction ou, pour reprendre une formule du rapport Avril, la consécration d'une « responsabilité institutionnelle ». Ce mécanisme constitutionnel de nature politique ne saurait faire oublier la responsabilité purement politique qui se manifeste à l'occasion des élections nationales : sans avoir des effets de droit, le désaveu démocratique à l'occasion d'un référendum ou d'élections parlementaires ou, à l'inverse, la relégitimation d'un chef d'Etat ont des conséquences politiques majeures.

La réforme constitutionnelle de 2007 a ainsi consacré un modèle de responsabilité sui generis du chef de l'Etat qui doit beaucoup aux apports du droit comparé mais qui s'adapte bien à la spécificité de nos institutions : sur le plan personnel, le chef de l'Etat est inviolable et il bénéficie d'une immunité temporaire. Il demeure irresponsable politiquement au sens donné à ce terme dans les régimes parlementaires mais, à la jonction de la problématique de la responsabilité politique et de celle de la responsabilité personnelle, il peut être destitué en cas de manquement manifestement incompatible avec l'exercice de ses fonctions. Enfin, bien que son mandat ne puisse en principe être remis en cause, il connaît évidemment une forme de responsabilité politique à la mesure des pouvoirs qui sont les siens.

Au final, les articles 67 et 68 nouveaux dont la conception a pris appui sur des expériences et références étrangères clarifient et peuvent contribuer à pacifier les relations entre les pouvoirs publics français dans des situations d'exception. On ne peut que souhaiter, à l'instar d'Olivier Beaud dans la conclusion de sa contribution publiée sous le titre « Irresponsabilité et immunité du Président de la République sous la Vème République » dans l'ouvrage portant sur « Les 50 ans de la Constitution (Litec, septembre 2008 p. 201, sous la direction de Dominique Chagnollaud.) », que ces articles n'auront pas à « être trop souvent sollicités » et qu'ils n'éloigneront pas de l'essentiel : la réactivation et l'approfondissement du sens de la responsabilité politique.