Hommage à M. Etienne Burin des Roziers, ambassadeur de France, conseiller d’État honoraire

Par Jean-Marc Sauvé, Vice-président du Conseil d'Etat
Discours
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A l'occasion des obsèques de M. Etienne Burin des Roziers, ambassadeur de France, conseiller d’Etat honoraire, en l’église Saint Louis-en-l’Île le lundi 31 décembre 2012, Jean-Marc Sauvé, vice-président du Conseil d’État lui a rendu hommage.

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Hommage à M. Etienne Burin des Roziers, ambassadeur de France, conseiller d’Etat honoraireIntervention prononcée lors de ses obsèques,en l’église Saint Louis-en-l’Îlele lundi 31 décembre 2012,par Jean-Marc Sauvé,vice-président du Conseil d’Etat

Madame,

Messieurs,

Votre père, M. Etienne Burin des Roziers, qui vient de s’éteindre, a été au cours de ce siècle le témoin et l’acteur d’évènements exceptionnels en des temps où notre pays roulait au fond de l’abîme, mais aussi à des époques où il se relevait, se reconstruisait  et apportait une contribution éminente aux affaires de l’Europe et du monde. Au-delà de sa fidélité profonde au général de Gaulle dont il fut un très proche compagnon et collaborateur, il est deux traits essentiels qui caractérisent sa vie et son œuvre: c’est le service de la France et c’est le service de l’Etat. Deux services entrelacés, étroitement joints et pourtant distincts, qui nous ouvrent à l’intelligence de son humanité.

 

I- Le service de la France, d’abord, ce pays « voué à une destinée éminente et exceptionnelle », « créé pour des succès achevés ou des malheurs exemplaires », nous dit le général de Gaulle dans les Mémoires de guerre. C’est à l’heure de l’abaissement extrême de la patrie que votre père choisit son service. Sa vie, son destin basculent en effet ce jour d’avril 1942, lorsque, secrétaire à l’ambassade de France aux Etats-Unis, il décide à l’âge de 28 ans de démissionner de son poste et de rejoindre la France libre. Décision profondément méditée, réfléchie, nourrie d’échanges avec son frère officier de marine entré dès 1940 en Résistance, le futur amiral Claude Burin des Roziers. Décision marquée aussi du double sceau de la lucidité et du courage.

A- Il fallait en effet être lucide pour choisir, contre toute raison, la France libre dans le contexte historique et géopolitique de l’époque. Car l’Amérique après Pearl Harbor était sur la défensive. L’Allemagne menaçait toujours l’Union soviétique. Le Comité national français créé à Londres en septembre 1941 n’était reconnu par aucun Etat comme le représentant du peuple français ou l’esquisse d’un gouvernement en exil. La Résistance intérieure était embryonnaire et morcelée. La France libre en Amérique du Nord était  elle-même ignorée ou frappée d’ostracisme par les plus grands intellectuels, fonctionnaires et politiques français présents sur son territoire. C’est dans ce contexte et à ce moment qu’Etienne Burin des Roziers choisit de rejoindre ce mouvement, la cause immédiate de sa décision ayant été le retour au pouvoir de Laval à la demande et pour le service, non du peuple français, mais de l’occupant. Choix patriotique par excellence, car il a reposé, en dépit de tous les conditionnements, sur le discernement entre le service de la France et ses contrefaçons, entre l’intérêt national et sa négation, entre les principes de la République et leur abandon.

B- Lucide, la décision prise alors est aussi courageuse. Car elle est rupture avec ce qui faisait la vie antérieure de ce diplomate. Dès lors qu’il est démissionnaire, Etienne Burin des Roziers est aussitôt révoqué par un arrêté signé de la main même de Pierre Laval le 23 avril 1942. Il s’engage dans les Forces françaises libres à Beyrouth et il devient alors un réprouvé, promis à l’incertitude et à tous les risques associés à l’état militaire en temps de guerre. Remarqué par le général Catroux, il est attaché à son cabinet militaire, avant de devenir officier d’ordonnance du général de Gaulle, lorsque celui-ci s’établit à Alger à partir du 30 mai 1943. Mais il veut se battre pour la  France. Conformément à sa demande expresse, il se soumet à un rude entraînement en Angleterre, puis il est affecté comme adjoint au délégué militaire du Gouvernement provisoire en Franche-Comté, alors occupée : avec un mélange d’enthousiasme et d’appréhension, il y est parachuté pour organiser la jonction entre la Résistance et l’armée régulière et il participe, avec un très grand courage, aux combats de la libération. L’extrême pudeur qui le caractérise fait qu’il ne parlera quasiment jamais de sa guerre. Après quoi, Etienne Burin des Roziers rejoint, en qualité de chargé de mission, le cabinet du général de Gaulle, chef du Gouvernement provisoire, où il reste jusqu’en janvier 1946.

Tel est le choix déraisonnable de la France et des valeurs de la République qu’a effectué ce grand patriote. Choix trop rarement fait entre 1940 et 1944, mais qui reste digne d’inspirer tous les fonctionnaires, où qu’ils soient, qui sont confrontés à de pareilles situations extrêmes. A l’hommage rendu à Etienne Burin des Roziers, je veux associer, pour le même grand amour de la France, la mémoire de sa future épouse, Jane d’Oilliamson, aujourd’hui décédée, qui fut de son côté déportée à Ravensbrück pour son engagement aussi déterminé dans la Résistance, au sein de l’Organisation de résistance de l’armée (ORA).

 

II- Etienne Burin des Roziers a éminemment servi la France. Il a aussi servi l’Etat avec constance et distinction. Il était comme le général de Gaulle convaincu que l’Etat a été dans notre pays la matrice de la Nation et que leurs destins sont intimement liés. Comme le disent les Mémoires d’espoir, « L’Etat qui répond de la France est (…) en charge à la fois de son héritage d’hier, de ses intérêts d’aujourd’hui et de ses espoirs de demain ».  C’est cette conviction qui a conduit votre père à entrer à son service en embrassant la carrière diplomatique en 1939.  A partir de 1946, il continue à servir l’Etat dans la carrière diplomatique d’abord, au service du général de Gaulle ensuite, au Conseil d’Etat enfin.

A- Dans la carrière diplomatique, sa finesse, sa force de conviction et l’autorité acquise pendant la guerre lui valent, en dépit de sa jeunesse, d’accéder très vite à de multiples emplois qui sont autant de tremplins vers de plus hautes responsabilités. On le trouve ainsi en charge des suites de la Seconde guerre mondiale, comme sous-directeur de la Sarre et secrétaire général  de la délégation française au Conseil des ministres des pays alliés pour l’occupation de l’Allemagne. Il connaît des conséquences de la guerre froide en siégeant au Conseil des suppléants du Pacte atlantique. Il suit la fondation de la construction européenne au département d’Europe du Quai d’Orsay. Il entrevoit les conséquences et les turbulences de la décolonisation comme ministre délégué à la Résidence générale de la France au Maroc, puis comme directeur de cabinet du général Catroux, très éphémère ministre résident à Alger en février 1956. Il est enfin chargé d’affaires à Belgrade, puis  consul général à Milan, où se fortifie son amour de l’Italie.

Riche de ces multiples expériences et fort de la confiance du général de Gaulle, Etienne Burin des Roziers est nommé en août 1958 ambassadeur de France en Pologne où il passe quatre ans, nourrissant sa réflexion et celle du chef de l’Etat sur les perspectives nouvelles de détente susceptibles de s’ouvrir avec les pays d’Europe de l’Est.

A son départ de l’Elysée en 1967, il devient ambassadeur de France en Italie, poste prestigieux  auquel il voue une grande dilection et donne un éclat particulier, s’attachant à resserrer les relations entre la France et l’Italie, notamment sur les enjeux européens. Après cinq années de séjour romain, le président Pompidou le nomme représentant permanent de la France auprès des Communautés européennes. Alors que l’entrée du Royaume-Uni dans le Marché commun est acquise et que les Communautés européennes comptent désormais 9 et non plus 6 membres, Etienne Burin des Roziers s’impose comme une figure majeure du Conseil des ministres des Communautés, dont le rôle demeure essentiel dans une Europe aux dimensions restreintes. Il applique loyalement mais avec vigilance le traité d’adhésion du Royaume-Uni. Son expérience et la confiance dont il jouit à l’Elysée lui confèrent une autorité et un ascendant particuliers : ce qu’il dit sur les questions européennes, à Bruxelles comme à Paris, pèse toujours lourd.

B- C’est toutefois la deuxième forme de service de l’Etat qui  fait entrer Etienne Burin des Roziers dans l’histoire de notre pays. Secrétaire général de l’Elysée auprès du général de Gaulle de mai 1962 à juillet 1967, c'est-à-dire du règlement de la crise algérienne à  la Guerre des Six jours et à la veille du voyage au Québec, il assume ces fonctions pendant la plus longue durée et il accompagne et conseille le chef de l’Etat sur toutes les questions et les crises qui jalonnent ce quinquennat.

De l’avis général, Etienne Burin des Roziers a été un grand secrétaire général de la présidence de la République. Sa sûreté de jugement, sa courtoisie, sa douce fermeté, comme sa proximité avec le général de Gaulle, en imposent.  Le chef de l’Etat, avec qui il s’entretient chaque soir, a confiance dans son jugement et dans le rôle d’orientation des affaires et de préparation des décisions qu’il assume. Il témoigne estime et considération à son premier collaborateur. De son côté, ce dernier parle sans détour au général de Gaulle et il exerce une influence utile, car il peut exprimer des vues qu’il sait ne pas forcément correspondre à celles du chef de l’Etat. Quoiqu’il s’en soit toujours défendu, Etienne Burin des Roziers joue donc, comme secrétaire général de l’Elysée,  un rôle important et il pèse sur les décisions prises, y compris en matière économique et financière. Sous sa houlette, la cohésion de l’équipe élyséenne est aussi sans faille, comme l’ont souligné les collaborateurs de cette époque, et ses relations avec Matignon et les ministères sont aussi fluides et harmonieuses qu’il est possible.

C- La troisième étape du service de l’Etat est, pour votre père, le Conseil d’Etat où il entre en avril 1975. A 62 ans, ce grand serviteur de l’Etat auréolé de prestige n’a plus rien à démontrer. Il pourrait y couler une paisible fin de carrière. C’est mal connaître son sens du devoir et son ouverture d’esprit : au Palais-Royal, Etienne Burin des Roziers passe 10 années qui sont actives, utiles et fécondes pour l’Etat, mais aussi heureuses pour lui. Jusqu’alors diplomate et haut fonctionnaire, il consent, avec une modestie et une humilité dignes d’éloges, à tous les rites d’initiation au droit et à la procédure administrative, et il s’investit profondément dans l’ensemble des activités de notre institution, devenant un conseiller d’Etat écouté et respecté.

Une telle simplicité et un tel engagement  impressionnent ses collègues et lui valent un grand capital d’estime et de sympathie. Cet homme d’expérience qui a tout vu et tout fait, ce compagnon du général de Gaulle est en effet constamment accessible et disponible et il prend sans barguigner sa part de l’œuvre commune. Affecté au contentieux à la 3ème sous-section alors présidée par son successeur à l’Elysée, Bernard Tricot, il est ainsi un rapporteur attentif et scrupuleux et, très vite,  plusieurs de ses projets d’arrêt sont portés devant les plus hautes formations de jugement du Conseil d’Etat. Pour les témoins d’alors, c’est une leçon et un bonheur de voir et d’entendre cet homme incarnant une telle quintessence de finesse, d’expérience et de hauteur de vues rendre compte avec le soin, la méthode, la distance et la distinction qui sont les siens, de tous les dossiers, majeurs ou non, qui lui ont été confiés. Il sait aussi faire vivre, avec un vrai talent de conteur, les requêtes qu’il rapporte. La solidité et le sens de la pédagogie d’Etienne Burin des Roziers conduisent d’ailleurs l’institution à le désigner comme « mentor », c'est-à-dire « tuteur », de nouveaux collègues, parmi lesquels Pierre Mazeaud, futur président du Conseil constitutionnel.

Votre père est ensuite affecté à la section sociale, apparemment aux antipodes de ses domaines de prédilection : sous la présidence successive de Pierre Laroque, puis de Pierre Laurent, il s’implique pourtant avec le même bonheur dans l’élaboration des lois et règlements sur le travail et la protection sociale. Car rien de ce qui concerne la condition humaine ne lui est indifférent : j’en garde des souvenirs précis en ce qui concerne, en particulier, la situation des étrangers et leur regroupement familial. Il accepte en outre de présider le Service social d’aide aux émigrants et il est administrateur de la Ligue nationale contre le cancer.

 

 

Madame,

Messieurs,

C’est à un parcours d’exception que j’ai voulu rendre hommage au nom du Conseil d’Etat et de la République tout entière. Mais c’est aussi la mémoire d’un homme que je tiens à saluer. 

Votre père a accompli de grandes choses au service de la France et de l’Etat dans la fidélité au général de Gaulle. Il demeure, avec les hommes et les femmes de sa génération eux aussi disparus, une référence et un exemple pour ceux qui leur ont succédé. C’est pour eux, c’est pour nous une mission sacrée que d’assumer cet héritage qui ne peut rester en déshérence.

Mais votre père a, au-delà de ces services éminents, apporté quelque chose d’encore plus précieux par ses choix professionnels, familiaux et personnels : je veux parler de l’exemple vécu qu’il a donné d’une profonde humanité; du service concret des hommes et des femmes  avec qui il vivait ou travaillait ; de l’attention vigilante et constante qu’il a portée à la vocation et à la destinée de toute personne humaine, y compris étrangère. Par sa grande simplicité et son humilité, par son respect vrai et authentique des personnes, par sa capacité d’écoute des gens, quelle que soit leur condition et leur proximité avec lui, Etienne Burin des Roziers nous a révélé l’unité et la cohérence d’une vie qui a été pleine, réussie et tout simplement belle.

De cette vie, je voulais, en ce jour de tristesse mais aussi de reconnaissance, porter témoignage.