Bien juger aujourd’hui, une mission impossible ?

Par Jean-Marc Sauvé, Vice-président du Conseil d'Etat
Discours
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Intervention de Jean-Marc Sauvé, vice-président du Conseil d’Etat, devant l'académie de législation de Toulouse le vendredi 13 décembre 2013, sur le thème "Bien juger aujourd'hui, une mission impossible?".

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Bien juger aujourd’hui, une mission impossible ?

Académie de législation de Toulouse

Vendredi 13 décembre 2013 

Intervention de Jean-Marc Sauvé[1],

vice-président du Conseil d’Etat

Monsieur le Président de l’Académie de législation,

Monsieur le Secrétaire perpétuel,

Mesdames et Messieurs les membres de l’Académie de législation,

Mesdames et Messieurs les lauréats des prix de thèse,

Mesdames et Messieurs,

 

Je suis heureux de pouvoir m’exprimer aujourd’hui devant votre société savante qui, depuis sa première séance le 7 mai 1851, continue année après année à participer au développement de la science du droit. Je ne viens pas ici pour relancer la querelle qui fut, pour partie, à l’origine de votre société : s’élevant contre la sécheresse de la lecture exégétique alors pratiquée par l’Université de Paris, l’humanisme prôné par l’Ecole de Toulouse s’est épanoui au sein de votre Académie. On le sait, de l’exégèse, la science du droit est revenue. L’humanisme a pour sa part perduré : lointain descendant du jusnaturalisme, il est même devenu un soubassement essentiel, un sous-jacent diraient les traders, de la science juridique.

C’est donc avec grand plaisir que j’ai accepté l’invitation de votre Secrétaire perpétuel, mon ami Jean-Pierre Pech. Je veux aussi féliciter les lauréats des prix de thèse qui sont aujourd’hui décernés et je les encourage à poursuivre avec ardeur leurs travaux. La science du droit n’est pas figée, ni sclérosée ; elle nécessite une inventivité constante et l’apport d’idées nouvelles. Les thèses couronnées aujourd’hui remplissent ces critères et elles contribuent donc pleinement à une meilleure connaissance et à une plus grande légitimité du rôle des juristes dans nos sociétés. Qu’elles le soient, de plus, à Toulouse, revêt pour un « publiciste » une connotation particulière, situant celles-ci dans la lignée d’une école de droit célèbre, celle de la puissance publique et de la théorie de l’institution. J’adresse donc toutes mes félicitations aux jeunes docteurs ici présents et je forme le vœu qu’ils continuent à apporter leurs lumières à la compréhension des enjeux juridiques de notre temps.

 

Lorsque Jean-Pierre Pech m’a posé la question de savoir quel sujet je souhaitais traiter ce soir, j’ai répondu, sans trop y penser, que le sujet « Bien juger, une mission impossible ? » paraissait attrayant. Ce n’est que lorsqu’il a fallu que je commence à le traiter que je me suis pleinement rendu compte de son caractère périlleux.

Tout d’abord, parce que toute définition du « bien juger » me paraît sujette à caution. Elle peut ainsi renvoyer, en premier lieu, aux querelles relatives à l’interprétation, selon que l’on considère le juge comme simple « bouche de la loi » selon l’aphorisme de Montesquieu ou comme un interprète légitime de la volonté du souverain. Dans ce cadre, sans doute n’en serez-vous pas surpris, je penche résolument pour la seconde option, sans compter que la première branche de l’alternative me paraît aujourd’hui très désuète. Bien juger peut aussi faire référence au « rituel judiciaire », je reprends ici le titre de l’ouvrage d’Antoine Garapon, qui doit accompagner l’acte de juger[1*]. Bien juger, cela peut également renvoyer à des catalogues, tels que ceux qui ont été dressés depuis l’Antiquité et qui tentent de définir ce qu’est un bon juge et comment bien exercer cette fonction qui pourrait se révéler « si terrible parmi les hommes »[2]. Je n’en citerai ici qu’un exemple. Domat dépeint ce qu’est un bon juge de la manière suivante : le juge doit craindre de ne pas être fidèle à ce que demande « un ministère où il tient la place de Dieu » ; il doit être ferme, ce qui permet de juger sans acception de la personne, avoir le zèle de la vérité et de la justice et, enfin, être désintéressé[3]. Bien juger, semble ainsi se composer à la fois d’éléments objectifs incontournables – respect du droit, impartialité, débat contradictoire…-, mais aussi d’éléments subjectifs tout aussi incontournables.

En quoi bien juger serait-il dès lors, aujourd’hui, devenu une mission impossible ? L’expression « mission impossible », je vous prie de m’en excuser dans ce lieu de science, fait sans doute écho, pour nombre des participants, les moins jeunes comme les plus jeunes d’entre nous, à des scenarii hollywoodiens de films ou des séries télévisées à succès[4]. Dans ceux-ci, de nombreux obstacles se dressent sur le chemin d’une équipe d’agents secrets qui traversent et surmontent les péripéties les plus incroyables jusqu’à un dénouement invariablement heureux. Le juge n’a pas les qualités d’un agent secret, ni les capacités physiques de Tom Cruise – ce n’est en tout état de cause pas le cas de tous les juges… –, du moins il n’est pas tenu de les avoir, mais sans doute peut-on faire le constat que les contraintes pesant sur la fonction de juger se sont multipliées ces dernières années.

Le juge, de fait, se situe à la croisée des chemins, à la croisée des droits comme des conceptions de ce qu’est une « bonne justice », rendant parfois plus délicat l’exercice de son office. Il me semble que le juge a été confronté à deux défis principaux, tenant d’une part à la mutation des exigences structurelles de bonne justice (I) et à son insertion dans un réseau de systèmes et de dynamiques juridiques multiples et pas spontanément harmonisés (II). Les exigences auxquelles il a dû faire face n’ont toutefois pas conduit à l’affaiblir, mais à s’adapter à cette nouvelle donne. Bien juger aujourd’hui repose donc sur des conceptions en partie différentes, mais qui renforcent la place du juge dans la société.

 

I. Le juge face à la mutation des exigences structurelles garantissant une bonne justice

L’interpénétration des systèmes juridiques a eu pour conséquence la superposition de grilles d’analyse parfois divergentes initialement en ce qui concerne la définition de ce qu’est un bon juge. L’article 6§1 de la convention européenne des droits de l’homme, tel qu’interprété par la Cour européenne des droits de l’homme, a par exemple exercé une influence notable sur l’évolution des conceptions françaises en la matière. Le juge a donc été contraint de s’adapter à ces exigences et de les acculturer dans notre système juridique, tout en conservant des spécificités nationales.

Le principe d’impartialité constitue un pilier universel de la conception d’une bonne justice. Si l’on décrit, comme le fait Denis Salas, le procès comme une « cérémonie de reconstitution du lien social »[5], l’intervention d’un tiers non partisan permettant de mettre à distance le conflit et d’y trouver une solution, il est dès lors primordial que ce tiers soit irréprochable aux yeux des parties. C’est surtout en matière d’impartialité objective, c’est-à-dire d’apparences pouvant laisser présumer aux parties qu’existerait un doute sur l’impartialité du juge, que l’empreinte européenne a été la plus forte. Plusieurs réformes ont été adoptées, au sein de la juridiction administrative, pour n’encourir sur ce point aucun reproche, c’est-à-dire atteindre une impartialité structurelle incontestable. L’interdiction de la présence du rapporteur public au délibéré, sauf au Conseil d’Etat où les parties peuvent toutefois s’opposer à sa présence[6], comme la communication du sens des conclusions avant l’audience et la possibilité, pour les parties et leurs conseils, de reprendre la parole après le rapporteur public[7], conduisent ainsi à renforcer l’impartialité objective du procès administratif.

La Cour européenne des droits de l’homme a, au demeurant, récemment rejeté, comme manifestement mal fondée, une requête qui contestait la communication au rapporteur public du Conseil d’Etat de la note et du projet d’arrêt du rapporteur, au motif que cette communication serait contraire aux principes du procès équitable[8]. En outre, dans la lignée des arrêts Procola, Kleyn et Sacilor-Lormines[9] , des évolutions du code de justice administrative ont permis de mieux assurer encore qu’une personne ne puisse, sur la même affaire, être successivement conseiller et juge ou qu’un juge ne puisse accéder, sur une affaire dont il est saisi, à l’avis du Conseil d’Etat et au dossier de cet avis[10].

L’essor des exigences d’impartialité a aussi conduit la juridiction administrative à formaliser dans une charte de déontologie les principes et bonnes pratiques applicables en la matière, de telle sorte que chaque magistrat puisse s’y référer et, le cas échéant, en référer à un collège de déontologie, dès lors que se posent des questions nouvelles et délicates. Ce collège de déontologie peut, de son côté, émettre d’office des recommandations sur tout sujet qui lui paraît le justifier. Ces avis et recommandations sont, le cas échéant après anonymisation, rendus publics sur le site internet de la juridiction[11].

Une bonne justice est également une justice rendue en temps utile. Le délai raisonnable de jugement, outre qu’il est un droit du justiciable, correspond pour le juge à une obligation dégagée par la Cour européenne des droits de l’homme, ainsi que par le Conseil d’Etat[12]. Ce droit apparaît aujourd’hui stabilisé. De manière plus générale, si la juridiction administrative a longtemps été critiquée pour sa lenteur, sa situation est aujourd’hui très saine. Deux indicateurs assez simples permettent d’en juger : 1) le délai prévisible moyen de jugement est actuellement inférieur, voire nettement inférieur, à un an à tous les échelons de la juridiction administrative, alors qu’au tournant des années 2000, il était de deux ans dans les tribunaux administratifs et d’au moins trois ans dans les cours administratives d’appel ; 2) le stock des dossiers en instance depuis plus de deux ans qui excédait 50 % dans de très nombreuses juridictions en 2000 continue de diminuer, pour ne plus représenter que 13 % des affaires devant les tribunaux administratifs, moins de 5 % devant les cours et 6 % devant le Conseil d’Etat.

Ces progrès s’expliquent par les moyens supplémentaires qui ont été attribués à cet ordre de juridiction, notamment avec la création de nouvelles juridictions et l’accroissement des effectifs, mais aussi par la rénovation profonde des méthodes de travail, le développement de l’aide à la décision (avec le recrutement d’assistants de justice), l’utilisation massive des moyens informatiques (non seulement par les greffes, mais aussi les juges eux-mêmes dans le cadre de ce que nous nommons le « travail collaboratif dématérialisé ») et, enfin, la simplification des procédures. Mais, avant tout, ces progrès n’auraient pas été possibles sans le très fort investissement dont ont fait preuve les magistrats et les agents de greffe.

Une bonne justice est aussi une justice qui dispose des moyens d’intervenir rapidement et de faire respecter ses décisions. Durant le cours de l’instance, tout d’abord, les pouvoirs d’instruction du juge administratif ont été diversifiés et leur mise en œuvre pratique est encouragée. Mais la juridiction administrative a surtout été marquée par une double révolution copernicienne. Les réformes ayant instauré un pouvoir d’injonction et d’astreinte, tout d’abord, par les lois du 16 juillet 1980[13] et, surtout, du 8 février 1995[14], ont à cet égard été déterminantes. La banalisation des injonctions comme des astreintes a entraîné un changement profond pour le juge administratif et a eu une incidence sans doute non négligeable sur le positionnement de l’administration vis-à-vis de celui-ci : une décision de justice n’est plus seulement faite pour être révérée ou commentée ; elle doit être exécutée et influencer concrètement la condition des justiciables.

Ensuite, la réforme des référés, par la loi du 30 juin 2000[15], a confié au juge administratif la mission de statuer en urgence sur des requêtes présentant souvent des enjeux critiques pour les requérants. La refondation par cette loi des procédures d’urgence a constitué une évolution majeure, d’un point de vue tant juridique que culturel.

Désormais le temps du juge a rattrapé le temps du décideur public, au lieu de le suivre à deux ou trois ans d’intervalle. Les annulations contentieuses cessent en particulier d’être platoniques et si les suspensions présentent un caractère provisoire, elles s’inscrivent clairement dans le temps réel de l’action administrative. Le juge dispose par conséquent de nos jours d’une palette de pouvoirs et de moyens lui permettant d’exercer pleinement son office.

Enfin, la relation du juge aux parties connaît également, à l’heure actuelle, de profondes évolutions. Davantage d’oralité contribue, tout d’abord, à renforcer le débat contradictoire et à améliorer la qualité de la justice. Cette oralité se manifeste avec force dans le contentieux des référés, dans les enquêtes publiques au stade de l’instruction des requêtes, dénommées « enquêtes à la barre », ou encore dans la possibilité pour les parties de reprendre la parole à l’audience après les conclusions du rapporteur public et ce après avoir été informées du sens de celles-ci. Plus profondément, l’idée selon laquellele débat contentieux doit être loyal, c'est-à-dire « sans pièges et sans surprise » pour les parties[16] s’affirme avec une vigueur croissante. L’information des parties par le juge est donc de plus en plus complète à tous les stades de la procédure, de telle sorte que celles-ci puissent en tenir compte ou réagir. La façon dont nos décisions sont rédigées a également fait l’objet de réflexions approfondies au sein de la juridiction administrative. Des mesures d’application générale sur la rédaction des visas et des motifs ont déjà été prises. Et des expérimentations ambitieuses ont été engagées au sein de quatre des dix sous-sections (c’est-à-dire des dix chambres) de la section du contentieux du Conseil d’Etat. Elles conduisent à refonder le protocole de rédaction des décisions contentieuses et à abandonner pour l’essentiel, c’est-à-dire dans les motifs, le style indirect au profit du style direct. Ces expérimentations pourraient être prochainement étendues à certaines chambres volontaires dans les tribunaux administratifs et les cours administratives d’appel.

Si les exigences formelles entourant l’acte de trancher un litige se sont multipliées, le juge administratif a su s’en saisir pour évoluer, s’adapter et je crois pouvoir affirmer sur ce point que les garanties sont désormais plus fortes qu’elles ne l’étaient il y a quelques années. Ces exigences ont, en d’autres termes, été pleinement intégrées, au prix de quelques efforts, parfois douloureux, sans toutefois nier la spécificité de notre ordre de juridiction. De ces contraintes qui ont été surmontées, me semble-t-il, est sortie une juridiction plus conforme aux exigences de son temps.

 

II. Le juge dans la dynamique d’interpénétration des droits et des systèmes juridiques

Le deuxième défi majeur auquel est confronté le juge réside dans son insertion dans les dynamiques nouvelles d’échanges et d’interpénétration des systèmes juridiques.

Les professeurs Ost et van de Kerchove, théoriciens et philosophes du droit qui enseignent aux facultés Saint-Louis à Bruxelles, ont remarquablement questionné ce passage « de la pyramide au réseau »[17]. L’idée directrice en est que la représentation pyramidale du droit, chère à Kelsen, ne permet plus à elle seule d’en expliquer la substance et la structure. Le constat d’une complexification progressive des règles juridiques applicables, mais également du développement de nombreuses interrelations entre les systèmes juridiques et entre les juges est indéniable. A l’expansion des droits et à la multiplication des sources du droit, s’ajoute de surcroît une pluralité des interprètes.

Il appartient aux juges d’assumer et de transcender la complexité et l’enchevêtrement, réels de ces nouveaux réseaux de juges et de sources du droit pour que, d’une situation amphigourique, puissent naître des lignes directrices claires d’articulation entre les systèmes juridiques. Les juges européens comme nationaux s’y sont employés depuis quelques décennies. Le juge de l’Union, tout d’abord, en affirmant avec force dès le début des années 1960 les principes de primauté et d’effectivité du droit communautaire. Les juges nationaux, ensuite, dans leur réception de la jurisprudence de l’Union. Par ses décisions Société Arcelor du 8 février 2007[18] et Conseil national des barreaux du 10 avril 2008[19], le Conseil d’Etat a notamment apporté une importante contribution à l’articulation entre le droit de l’Union, le droit de la convention européenne des droits de l’homme, les normes constitutionnelles et la loi nationale. Son inspiration en la matière est analogue à celle d’autres cours suprêmes européennes ou nationales. Le respect des droits fondamentaux est le cœur des préoccupations du juge. Il est placé, en tant que le droit de l’Union est applicable ou que le droit national le met en œuvre, sous le contrôle de la Cour de justice de l’Union européenne ou du juge national, juge de droit commun du droit de l’Union, dès lors que les droits fondamentaux sont effectivement garantis par le droit de l’Union. Et, en principe, ils le sont toujours au travers de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne ou des principes généraux du droit issus de la Convention européenne des droits de l’homme ou des traditions constitutionnelles nationales. Les garanties nationales des droits fondamentaux ne peuvent dès lors plus trouver à s’appliquer que si les garanties européennes en la matière sont défaillantes (hypothèse assez théorique) ou insuffisantes et si la matière n’est pas entièrement régie par le droit de l’Union. Encore faut-il en pareil cas que ces garanties ne portent pas atteinte à la primauté, l’unité et l’effectivité du droit de l’Union. C’est ce qui ressort en particulier des arrêts Åkerberg Fransson et Melloni de la Cour de justice de l’Union du 26 février 2013[20] sur lesquels les réactions des cours nationales sont attendues mais certaines sont d’ores et déjà circonspectes[21]. La réserve, ou plutôt, la sanctuarisation des droits fondamentaux consacrés en droit national est à la fois essentielle, car les Etats ne pourraient accepter de déléguer ce contrôle à Luxembourg si la Cour de justice de l’Union ne contrôlait pas le respect effectif de ces droits, mais aussi assez formelle pour les raisons que je viens d’indiquer. Elle est rappelée par la plupart des ordres juridiques nationaux. Cette réserve se double, dans certains ordres juridiques, comme en Allemagne, d’une seconde réserve, nettement exprimée, de souveraineté et, plus exactement, de légitimation démocratique des décisions publiques.

C’est aujourd’hui, sous cette double réserve, tout notre ordre juridique national qui reconnaît la spécificité du droit de l’Union et qui en tire les conséquences nécessaires. Les relations classiques qui prévalaient par exemple depuis fort longtemps entre les ordres de juridiction – l’ordre administratif et l’ordre judiciaire – avec en particulier l’arrêt Septfonds du 16 juin 1923[22] – ont, elles aussi, été redéfinies sous l’influence du droit de l’Union : le Tribunal des conflits a ainsi jugé que le principe d’effectivité de ce droit imposait que le juge national, fût-il normalement incompétent au regard du droit interne, applique le droit de l’Union et soit par conséquent dispensé d’interroger l’autre ordre de juridiction, la seule possibilité de question préjudicielle étant celle d’une saisine de la Cour de justice en cas de doute sur la validité ou l’interprétation du droit de l’Union[23]. Mais cette saisine peut et même doit être faite directement par le juge incompétemment saisi, le Tribunal des conflits estimant qu’il n’y a pas lieu de poser une première question préjudicielle (entre ordres nationaux de juridiction, c'est-à-dire de l’ordre judiciaire à l’ordre administratif ou inversement) avant de poser une seconde question (auprès de la Cour de justice de l’Union).

La création de la question prioritaire de constitutionnalité a également contribué à densifier encore le réseau de normes et à replacer au centre du débat juridictionnel les normes constitutionnelles qui se trouvaient parfois un peu en marge de notre ordre juridique, compte tenu de l’importance prise par le contrôle de conventionalité. Nous allons être par conséquent invités à franchir dans les années à venir une nouvelle frontière, lorsque sera contestée en droit interne la constitutionnalité d’une loi qui transposera les dispositions inconditionnelles et précises d’une directive. Pour régler ce cas, trois balises pourront guider la réflexion : l’arrêt Arcelor du Conseil d’Etat qui a déjà tranché ce cas pour un acte réglementaire[24] ; l’arrêt Melki et Abdeli de la Cour de justice de l’Union du 22 juin 2010[25] et la décision du Conseil constitutionnel du 4 avril 2013, par laquelle celui-ci a saisi d’une première question préjudicielle la Cour du Luxembourg[26].

Dans le monde nouveau dans lequel ils opèrent, les juges ne peuvent plus vivre en autarcie. Ouverture et interrelations, influences directes et indirectes, perméabilité d’ordres juridiques interdépendants mais non hiérarchisés, ces caractéristiques qui sont en même temps des dispositions d’esprit permettent seules de décrire le cadre juridique dans lequel nous vivons désormais et elles s’avèrent absolument cruciales à la compréhension de la fonction moderne de juger. Les relations qu’entretiennent les juges peuvent être formellement prévues. L’exemple le plus marquant de cette hypothèse est l’obligation qui incombe aux juridictions suprêmes de poser une question préjudicielle à la Cour de justice en cas de doute sur l’interprétation ou l’appréciation de la légalité d’une disposition du droit de l’Union. Mais il existe également entre juges appartenant à des ordres juridiques différents un dialogue informel et indirect, une écoute réciproque, un suivi minutieux de la jurisprudence, une anticipation des solutions, une attention particulière aux tendances qui traversent les solutions adoptées par les autres juridictions. Certaines notions sont aussi au cœur de l’articulation entre les systèmes juridiques. Celles de « marge nationale d’appréciation » et de « consensus européen », par exemple, soulignent la reconnaissance de la diversité des systèmes de droit, mais aussi la possibilité d’un droit commun.

Si de grandes lignes directrices ont donc permis de tracer les voies de l’harmonisation et de la coexistence entre les ordres juridiques, juger aujourd’hui implique également de s’inscrire dans une situation parfois moins confortable qu’auparavant. La jurisprudence sur le délai raisonnable de jugement a ainsi conduit les Etats à interroger leurs procédures juridictionnelles et à créer en droit interne des procédures de réparation du préjudice subi par les justiciables du fait d’un délai excessif de jugement. Mais sur le fond du droit également, la violation du droit de l’Union par les décisions des juridictions nationales, même suprêmes, peut conduire à engager la responsabilité de l’Etat[27]. Il est également fréquent que la Cour européenne des droits de l’homme relève, dans les décisions des juridictions nationales suprêmes, des contrariétés et des incompatibilités dans la manière d’appliquer le droit issu de la convention.

Si elle n’est pas toujours aisée, la redéfinition de la place du juge qui est au carrefour de plusieurs systèmes juridiques a eu de nombreux effets positifs. Elle a ainsi contribué à favoriser la créativité jurisprudentielle. Le juge trouve en effet dans les autres ordres juridiques une source de son inspiration et il est aussi obligé, à certains moments, d’être imaginatif pour n’être pas marginalisé. Les solutions adoptées dans les autres droits nationaux comme en droit européen sont souvent éclairantes pour analyser de manière critique notre manière de fonctionner et discerner la nécessité d’adaptations. A titre d’exemple, l’évolution de notre jurisprudence sur les mesures d’ordre intérieur – notamment les sanctions dans les armées, les établissements d’enseignement ou les établissements pénitentiaires[28] – illustre nettement ce point, de même que, pour prendre un exemple très différent, la possibilité de moduler dans le temps les changements de jurisprudence[29]. Par ailleurs, des arguments tirés du droit européen ont pu servir à justifier, à côté d’autres éléments, l’approfondissement du contrôle effectué par le juge ou encore le passage d’un contrôle de l’excès de pouvoir à un contrôle de plein contentieux sur les sanctions administratives, comme cela a été le cas dans l’arrêt Société Atom [30] par exemple. La rencontre des systèmes juridiques nationaux, d’une part, et de ceux de l’Union européenne et de la convention européenne des droits de l’homme, d’autre part, conduit par des échanges constants et toujours plus intenses, à la construction d’un jus commune qui est l’un des fondements de l’édifice européen[31].

Emergent également progressivement des rapports entre systèmes juridiques de véritables « principes directeurs partagés » qui constituent les bases d’un droit administratif et constitutionnel européen. Parmi ces principes, certains jouent déjà un grand rôle, comme ceux de non-discrimination et de proportionnalité ; d’autres, tel le principe de bonne administration consacré par l’article 41 de la Charte des droits fondamentaux, sont sans doute appelés à prendre une importance accrue.

 

Les mutations ayant atteint notre sphère juridique sont radicales. L’environnement de la fonction de juger a considérablement évolué, de même que les exigences structurelles permettant de garantir une bonne justice. Dans ces conditions, bien juger est-il devenu une mission impossible ? Cette question, on l’a compris, est largement rhétorique. Le juge a en effet appris à apprivoiser et maîtriser ses contraintes, et même à en faire des atouts et des tremplins pour rebondir, au figuré plus qu’au propre, et exercer sa mission avec plus de pertinence et d’efficacité. Les contraintes auxquelles il est exposé ont ainsi eu pour conséquence des transformations importantes de son office comme de ses pratiques. Respectant les principes directeurs d’une bonne justice ainsi que les grands équilibres propres à l’histoire de la juridiction administrative, des considérations d’efficacité, de pragmatisme et d’ouverture ont conduit ce juge à franchir des frontières qu’il n’aurait pas imaginé traverser quelques années plus tôt. Ces mutations n’ont pas fait oublier ni d’où vient le juge administratif, ni l’essence de ses missions ni, surtout, ce qui a toujours fait la qualité de la justice qu’il rend. Nous continuerons donc à évoluer en restant fidèles à notre héritage. Ou, pour le dire autrement en empruntant les mots de Jaurès que l’on peut à bon escient citer à Toulouse : « C’est en avançant vers la mer que le fleuve reste fidèle à sa source ».

Cette mission cruciale qui consiste à s’adapter pour bien juger tout en restant fidèle à notre héritage est sans aucun doute très délicate ; elle n’est pas impossible et, en tout cas, il nous faut accepter de la relever.

[1] Texte écrit en collaboration avec M. Olivier Fuchs, conseiller de tribunal administratif et de cour administrative d’appel, chargé de mission auprès du vice-président du Conseil d’Etat, et Mme Ivanne Trippenbach, élève à l’Institut d’études politiques de Paris.

[1*] A. Garapon, Bien juger. Essai sur le rituel judiciaire, O. Jacob, 1995.

[2]  Montesquieu, De l’Esprit des lois, Deuxième partie, Livre XI, chapitre VI : De la constitution d’Angleterre, Genève, 1758.

[3]Droit public, libre II, tome IV, S. II.

[4] La série télévisée créée par Bruce Geller a débuté en 1966. De 1996 à 2011, quatre opus des films Mission impossible sont sortis.

[5] D. Salas, « Procès », in D. Alland, S. Rials (dir.), Dictionnaire de la culture juridique, PUF, 2003.

[6] Décret n° 2006-964 du 1er août 2006 modifiant la partie réglementaire du code de justice administrative.

[7] Décret n° 2009-14 du 7 janvier 2009 relatif au rapporteur public des juridictions administratives et au déroulement de l’audience devant ces juridictions.

[8] CEDH, 4 juin 2013, Marc-Antoine.

[9] CEDH, 28 septembre 1995, Procola ; CEDH, gd. ch., 6 mai 2003 Kleyn c/ Pays-Bas et CEDH, 9 novembre 2006, Sacilor-Lormines.

[10] Décret n° 2008-225 du 6 mars 2008 portant en particulier modification ou création des articles R.122-21, R.122-21-1 et R.122-21-2 du code justice administrative et décret n° 2011-1950 du 23 décembre 2011 qui a créé l’article article R.122-21-3 du code de justice administrative.

[11] Voir http://www.conseil-etat.fr/fr/deontologie/#1.

[12] CE, Ass., 28 juin 2002, Garde des Sceaux c. Magiera, Rec. p. 427.

[13] Loi n° 80-539 du 16 juillet 1980 relative aux astreintes prononcées en matière administrative et à l’exécution des jugements par les personnes morales de droit public.

[14] Loi n° 95-125 du 8 février 1995 relative à l’organisation des juridictions et à la procédure civile, pénale et administrative.

[15] Loi n° 2000-597 du 30 juin 2000 relative au référé devant les juridictions administratives.

[16] A. Bretonneau et X. Domino, « De la loyauté dans le procès administratif », AJDA, 2013, n° 32.

[17] F. Ost, M. van de Kerchove, De la pyramide au réseau ? Pour une théorie dialectique du droit, Bruxelles, Publications des facultés universitaires de Saint-Louis, 2002.

[18] CE, Ass., 8 février 2007, Société ARCELOR Atlantique et Lorraine, n° 287110, Rec. p. 55.

[19] CE, Sect., 10 avril 2008, Conseil national des barreaux, n° 296845, Rec. p. 130.

[20] CJUE, gd chambre, 26 février 2013, Åkerberg Fransson, C-617/10 ; CJUE, gd chambre, 26 février 2013, Melloni, C-399/11.

[21] Voir la décision de la Cour constitutionnelle fédérale d’Allemagne du 24 avril 2013 (1 BvR 1215/07).

[22] TC, 16 juin 1923, Septfonds c/Compagnie des chemins de fer du Midi, Rec. p. 498.

[23] TC, 17 octobre 2011, Préfet de la région Bretagne et SCEA du Chéneau, C3828, Rec. p. 698.

[24] CE, ass., 8 février 2007, Arcelor Atlantique, Rec. p. 56.

[25] CJUE, 22 juin 2010, Melki et Abdeli, C 188/10 et C 189/10.

[26] Cons. const., décision n° 2013-314P QPC du 4 avril 2013.

[27] CJUE, 30 septembre 2003, Köbler, aff. C-224/01 ; CE, 18 juin 2008, Gestas, Rec. p. 230.

[28] Voir en particulier CE, Ass., 17 février 1995, Hardouin, Rec. p. 82 ; CE, Ass., 17 février 1995, Marie, Rec. p. 85 ; CE, Ass., 14 décembre 2007, Garde des sceaux, ministre de la justice c/ Boussouar, Rec. p. 495 ; CE, Ass., 14 décembre 2007, Planchenault, Rec. p. 474.

[29] CE, Ass., 11 mai 2004, Association AC!, Rec. p. 197.

[30] CE, Ass., 16 février 2009, Société ATOM, p. 25.

[31]Ibid., p. 149.