Conseil d’État, Mercredi 2 novembre 2016
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Intervention de Jean-Marc Sauvé[1],
vice-président du Conseil d’Etat
Madame la présidente du jury de l’agrégation,
Mesdames et Messieurs les professeurs et les membres du jury,
Mesdames et Messieurs les lauréats,
Mes chers collègues,
Je suis très heureux d’accueillir aujourd’hui au Conseil d’État les lauréats d’un concours aussi exigeant que celui de l’agrégation de droit public et de rencontrer, à cette occasion, celles et ceux qui incarneront, dans le sillage de leurs prédécesseurs, les figures de la doctrine universitaire.
I. Par votre réussite au concours de l’agrégation, vous devenez en effet d’éminents membres de la communauté juridique.
A. Depuis plus de 160 ans, le concours de l’agrégation, si souvent décrié, continue d’étonner et d’intriguer, par le mythe qu’il représente, mais aussi le mystère qui l’entoure. Car le concours de l’agrégation tient sans aucun doute du mythe. Depuis sa création en 1855, il permet de sélectionner les professeurs des Universités, mais aussi, mais surtout, dans votre cas, des juristes aguerris. Sa résilience et sa capacité d’adaptation sont, il faut le dire, remarquables. Alors que la mort de ce concours a été annoncée à plusieurs reprises, ses pourfendeurs en sont pour leurs frais : plusieurs fois réformé, jamais aboli, le concours de l’agrégation ploie, mais ne rompt pas, ayant su s’adapter aux exigences contemporaines et accepter de se moderniser pour continuer à s’illustrer comme un concours de recrutement efficace. Et comme un mythe ne saurait vivre sans ses légendes, le concours de l’agrégation de droit public a su créer les siennes. La légende de ces nuits de préparation de la leçon en 24 heures pendant laquelle les candidats et leurs équipes s’épaulent et s’entraident, forgeant des liens d’amitié indéfectibles. La légende aussi de Michel Trotabas qui, au cours de sa préparation, préservait religieusement les repas pendant lesquels il était interdit de parler du sujet de la leçon et qu’il faisait suivre d’un interlude musical, au cours duquel il jouait les Préludes de Debussy au piano[2]. La légende, enfin, de « l’intrigante copie » de René Capitant au concours de 1930 qui a été exhumée des archives pour devenir un texte commenté sur la théorie de l’inaliénabilité du domaine public[3], preuve, s’il en fallait, de la grande valeur des leçons des candidats au concours.
Mais le concours de l’agrégation, bien plus qu’un mythe, est un parcours d’obstacles pour les candidats. Je disais à l’instant que le concours a su faire preuve de résilience et d’adaptation ; c’est encore plus vrai des candidats qui, pendant un an, affrontent quatre épreuves aussi prestigieuses que périlleuses. Car de la résilience, il en faut certainement pour endurer la plus célèbre d’entre elles, la mythique leçon en 24 heures que j’évoquais à l’instant. Et de penser qu’il fut un temps où les quatre épreuves étaient construites sur ce format ! Au cours de cet exercice de résistance tout autant que d’intelligence, de management d’une équipe et de pédagogie à l’égard du jury, les candidats ont dû se frotter cette année à des sujets aussi divers que « Les Etats-Unis d’Amérique » ou « Jérusalem ». Il faut souligner, que cette année, comme les précédentes, le jury a fait preuve d’une grande imagination et d’un éclectisme affirmé : aux côtés du « Huron », de « la déontologie » et des « pouvoirs publics » – sujets attendus s’il en est –, les candidats ont dû plancher sur « les chemins de fer » ou « les renseignements » et, dans une même journée, le jury a pu s’instruire sur « la modernité » et « la tradition », sur « convaincre », sur « les discours » ou encore sur « la clémence » et « la prison » - sujets étrangement complémentaires, pour ne pas dire antagonistes. Bien entendu, cette leçon n’est pas la seule épreuve de ce rite de passage qu’est le concours de l’agrégation – les candidats doivent aussi se soumettre à une discussion sur leurs travaux et à deux leçons en loge – mais elle en est certainement la plus emblématique, celle que Jean Rivero décrivait comme le « symbole et la gardienne » de l’éthique de l’agrégation[4].
En parlant de résilience, je ne peux m’empêcher de louer aussi les membres du jury qui pendant un an, étudient en profondeur les travaux de presque 200 candidats et bien sûr assistent à l’ensemble des épreuves. Il est bien loin l’âge d’or où le concours durait à peine quelques mois et permettait de départager une petite centaine de candidats[5] !
Mais aussi difficile et même impitoyable que soit ce concours, il est un formidable mécanisme de recrutement des professeurs des Universités, membres de la communauté juridique.
Gage d’impartialité, le concours de l’agrégation est organisé au niveau national et, sous l’œil attentif d’un jury composé de professeurs d’horizons divers et d’universités différentes auxquels se joint, dans le cas de l’agrégation de droit public, un conseiller d’Etat -Nicolas Boulouis cette année -, il permet de distinguer ceux qui, par leurs capacités scientifiques et pédagogiques, auront la lourde tâche d’enseigner aux générations futures et de contribuer à l’élaboration de la doctrine, si précieuse en droit public. Mesdames et Messieurs les lauréats, vous avez réussi un « rite de passage » et vous êtes désormais « agrégés » à la tribu des professeurs d’université pour la vie, comme le disait de manière imagée Jean Rivero[6], mais aussi agrégés à la communauté juridique dans son ensemble. Cette dernière ne se limite pas aux membres des juridictions et du monde universitaire. Elle s’étend à l’ensemble des professions juridiques (avocats, notaires, …) mais, là encore, l’Université doit montrer la voie, tant par ce que la doctrine a à dire et à faire pour opérer des synthèses, exercer sa mission critique ou ouvrir des perspectives, que par sa mission de formation des nouvelles générations de juristes et de professionnels du droit à la rigueur du raisonnement juridique et aux procédés contentieux. Cette tâche n’est pas aisée, mais elle est nécessaire et elle vous incombe en propre.
II. Votre réussite, comme tout mérite, s’accompagne aussi d’importantes responsabilités.
A. Dans un contexte marqué par les tendances contradictoires à la diversification, l’hybridation ou la convergence des systèmes juridiques et des sources du droit, le concours de la doctrine à la réflexion sur la construction du droit et à l’action des juridictions est crucial. Ce foisonnement normatif rend plus complexe le travail de clarification et de conceptualisation des rapports entre les différents ordres juridiques dont l’imbrication n’efface pas les différences. Les techniques contentieuses développées par les juridictions européennes et les juridictions nationales suprêmes pour articuler au mieux ces systèmes ne font pas disparaître la nécessité d’une représentation d’ensemble à laquelle la doctrine doit prendre part. Lorsqu’elle met de l’ordre dans un enchevêtrement de normes, lorsqu’elle tranche des conflits d’interprétation, lorsqu’elle anticipe des évolutions de la jurisprudence, la doctrine œuvre à la qualité de notre droit. Par votre indépendance et la précision de votre plume, je vous invite ainsi à perpétuer la tradition de la doctrine du droit public français qui, par sa capacité à critiquer tout autant qu’à louer, à commenter tout autant qu’à proposer, à systématiser tout autant qu’à innover, offre aux juges, et à tous les autres membres de la communauté juridique en général, des points de repère précieux. La juridiction administrative dans son ensemble s’enrichit de ses relations avec le monde universitaire et doit poursuivre le dialogue approfondi et fructueux engagé avec la doctrine auquel je suis extrêmement attaché. La doctrine se nourrit de l’activité de notre ordre de juridiction – de notre jurisprudence et de nos avis - ; mais nous sommes, nous aussi, à l’écoute de la doctrine, de ses évolutions, de ses points d’accords et de ses conseils comme de ses critiques. Il vous appartient de prendre votre place dans ce « chœur à deux voix »[7] ; et je suis heureux de vous compter parmi nos partenaires.
La doctrine ne pourra toutefois pas assurer sa mission sans se projeter vers l’extérieur. Le temps n’est plus au repli sur soi : la diversification et l’hybridation des sources du droit que j’évoquais à l’instant justifient aujourd’hui que l’on se tourne vers les autres systèmes juridiques pour mieux les connaître, pour ne pas subir passivement leur influence et tenter de bâtir des convergences utiles. En jouant le jeu de cette hybridation, la communauté juridique dont nous sommes tous membres pourra la développer ou l’infléchir dans l’intérêt de notre pays et de nos concitoyens. L’observation des droits, leur analyse et leur comparaison sont nécessaires pour expliciter nos propres pratiques, les corriger et les faire évoluer, voire converger le cas échéant. La doctrine a dans ce travail d’analyse et de prospective un rôle essentiel à jouer.
B. Notre coopération dans ce domaine est nécessaire en ce qu’elle contribuera au rayonnement de notre modèle juridique. Nous avons la responsabilité de nous éclairer respectivement et de continuer à avancer ensemble pour faire progresser notre droit et le faire rayonner au-delà de nos frontières. C’est une responsabilité collective que nous partageons et il nous faut, c’est un souhait que je forme et un appel que je lance, savoir dépasser nos clivages et nos différences professionnelles ou disciplinaires pour construire ensemble des positions communes ou, au moins, concertées et participer, avec l’ensemble des professions juridiques, à la construction d’un droit global, dans lequel notre propre tradition juridique sera présente et saura faire entendre sa voix.
Mesdames et Messieurs les lauréats, vous avez franchi une étape importante en devenant agrégés de droit public. Je vous en félicite à nouveau très sincèrement et très chaleureusement. Vous devez continuer à cultiver les qualités intellectuelles, humaines et littéraires qui ont permis votre réussite et qui seront des atouts précieux pour une carrière que je vous souhaite à tous passionnante et enrichissante.
[1] Texte écrit en collaboration avec Sarah Houllier, magistrat administratif, chargée de mission auprès du vice-président du Conseil d’Etat.
[2] M. Waline, « Le concours d’agrégation des facultés de droit dans les années 1924-1925 », in Mélanges Louis Trotabas, LGDJ, 1970, p. 28.
[3] H. de Gaudemar, « L’intrigante copie de René Capitant au concours d’agrégation de 1930 », RFDA, 2007, p. 1297.
[4] J. Rivero, « Pour la leçon en équipe », Recueil Dalloz, 1976, p. 138.
[5] M. Waline, « Le concours d’agrégation des facultés de droit dans les années 1924-1925 », in Mélanges Louis Trotabas, LGDJ, 1970, p. 21-22.
[6] J. Rivero, « Pour la leçon en équipe », Recueil Dalloz, 1976, p. 137.
[7]J. Rivero, « Jurisprudence et doctrine dans l’élaboration du droit administratif », EDCE, 1955, p. 29.