Quel avenir pour les professions du droit en France ?

Par Jean-Marc Sauvé, Vice-président du Conseil d'État
Discours
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Intervention lors de l'assemblée générale du Conseil supérieur du notariat le 17 février 2016.

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Assemblée générale du Conseil supérieur du notariat (CSN)

Quel avenir pour les professions du droit en France ?

Paris, mercredi 17 février 2016

Intervention de Jean-Marc Sauvé[1], vice-président du Conseil d’Etat

 

Monsieur le président du Conseil supérieur du notariat,

Mesdames et Messieurs,

Je remercie le président Vogel de son invitation à m’exprimer devant le Conseil supérieur du notariat sur un sujet qui intéresse l’ensemble de la communauté juridique. Les professions du droit sont en effet entrées dans une période de transformation accélérée, à de multiples niveaux. Objet depuis plus d’un demi-siècle d’études et de projets de réforme, que ce soit au plan national ou au plan européen dans le cadre du marché intérieur et de la mise en œuvre des libertés d’installation et de libre prestation de services, les professions du droit se sont trouvées depuis 2014 au cœur d’un vaste programme de rénovation, qui a conduit à l’adoption de la loi du 6 août 2015 relative à la croissance, l’activité et l’égalité des chances économiques. Appréhendées d’une manière globale, ces professions disposent d’un cadre renouvelé pour se développer et relever efficacement les défis d’une économie globale et numérisée, qui est source d’opportunités nouvelles, mais aussi de risques inédits à anticiper et prévenir.

Dans un tel environnement devenu plus complexe et incertain, les professions du droit sont plus que jamais appelées à assumer et renforcer leur rôle traditionnel de régulateur, de stabilisateur et de garant des relations sociales, selon des règles rénovées qui doivent encore être précisées et appliquées.

 

I. Face aux mutations que connaissent notre économie et notre système juridique, les professions juridiques françaises connaissent un nouvel essor et de profondes transformations, qui invitent les pouvoirs publics à porter sur elles un nouveau regard pour qu’elles puissent à la fois mieux rendre les services que l’on attend d’elles et se développer.

A. Depuis une décennie, les professions du droit sont entrées dans une phase d’expansion et de transformation.

1. Leur rôle traditionnel de régulation sociale au sein de notre société s’est accru au cours de la dernière période.

Plusieurs facteurs d’ordre sociologique et économique expliquent en effet l’apparition de besoins nouveaux d’expertise et de conseil juridiques - qu’il s’agisse de la recomposition des structures et des solidarités familiales, de la sécurisation des transactions, des remèdes et contrepoids à apporter à la plus grande volatilité des cycles économiques ou de l’inscription de l’action des entreprises dans le fonctionnement concurrentiel et globalisé des marchés. Il y a là une complexité inédite qu’il faut sinon maîtriser, du moins réguler par le droit. Mais il y a aussi une complexité endogène à la sphère juridique, qui découle de l’excessive instabilité de la production normative et de son inflation non contrôlée, sources d’incertitude, d’inhibition et d’entrave. Il en résulte de attentes fortes et croissantes de sécurité juridique, non seulement de prévisibilité, d’accessibilité et de stabilité des règles de droit applicables, mais aussi d’intangibilité, de pérennité et d’effectivité des droits subjectifs qui ont été acquis. Les membres de la communauté juridique cherchent, à leur mesure, à répondre à ces attentes. En amont, le Conseil d’Etat y contribue par l’exercice de sa mission consultative auprès du Gouvernement et du Parlement et, d’une manière générale, par la production d’études et de rapports. Les professionnels du droit y concourent également plus en aval auprès des particuliers, des entreprises et des collectivités publiques. Les avocats, par leur fonction de conseil et de représentation de leurs clients devant les juridictions. Les notaires aussi, par leur fonction de conseil et, en outre, par l’authentification des actes juridiques. Parce qu’elle garantit la bonne foi, la régularité et le caractère exécutoire des actes, la forme authentique diffuse en effet une sécurité juridique maximale[2]. En dernier lieu, les juges et, notamment, les juges administratifs veillent à trancher en droit et d’une manière réaliste, prévisible et efficace les litiges dont ils sont saisis. D’un bout à l’autre de la chaîne, il existe ainsi une responsabilité collective qu’exercent ensemble les institutions publiques et les professionnels du droit et que l’on pourrait, au-delà du service public de la justice, nommer le « service public de la sécurité juridique ».

Les notaires sont à cet égard aujourd’hui près de 9 800 professionnels à y contribuer, soit  20% de plus par rapport à 2005, et, en tenant compte de l’ensemble des agents travaillant dans les offices, votre profession représente plus de 57 000 personnes, qui établissent chaque année plus de 4 millions d’actes authentiques et traitent plus de 600 milliards d’euros de capitaux. Ces quelques données rappellent l’importance et le poids économiques de votre profession parmi les professions du droit en France. Elles traduisent surtout le lien fort qui existe aujourd’hui entre un besoin généralisé de sécurité juridique et votre réseau de professionnels.

2. Cet essor se traduit aussi par un renouvellement des pratiques dans le secteur des services juridiques.

Les professions du droit entrent en effet de plain-pied dans la « troisième révolution industrielle »[3], celle du numérique. Elles ont su d’ores et déjà en tirer de premiers fruits, pour améliorer la qualité et l’efficacité de leurs outils et méthodes de travail. Les avocats et les juridictions échangent par exemple d’une manière plus sûre, plus rapide et moins coûteuse grâce à la dématérialisation des procédures. C’est ce que permet, au sein de l’ordre administratif, l’application Télérecours, qui est en usage au Conseil d’Etat et dans les juridictions administratives depuis près de trois ans et qui sera rendue obligatoire l’année prochaine pour l’ensemble des avocats et des administrations. Les notaires, eux aussi, ont su moderniser leurs pratiques avec, en particulier, l’acte authentique électronique[4], entré en vigueur le 1er février 2006 – il y a maintenant dix ans - et qui repose sur un système innovant de signature électronique et un minutier central électronique – sorte de coffre-fort virtuel présentant toutes les garanties de sécurité et d’accessibilité. D’autres exemples pourraient être cités, comme la signification par voie électronique d’actes par les huissiers de justice[5], l’acte d’avocat électronique[6], la réception et l’envoi d’actes dématérialisés de procédure par les administrateurs et les mandataires judiciaires[7] et, avec la loi Macron, la transmission par voie électronique à l’Institut national de la propriété industrielle (INPI) des actes et pièces enregistrés par les greffiers des tribunaux de commerce[8]. Le numérique continuera d’être un levier utile de rationalisation et de modernisation des pratiques au sein des juridictions, des cabinets, des études et des offices. Mais, au-delà de cette appropriation des outils numériques par les professionnels du droit, de nouveaux services ont été développés et sont offerts à l’extérieur des cadres habituels, à partir de plateformes numériques. A l’ère du « Big Data », des informations et données juridiques sont ainsi rendues accessibles au plus grand nombre et à moindre coût, mais aussi des solutions logicielles et des prestations générées d’une manière plus ou moins automatisée, à partir de questionnaires dynamiques et avec l’aide de techniques d’agrégation des données. Ce que l’on nomme parfois l’ « ubérisation » du droit est un phénomène protéiforme et diffus, qui touche directement les professions juridiques et, notamment, celle des avocats et des notaires. Il y a là un gisement de développement et d’innovation à exploiter, à condition qu’une régulation équilibrée et robuste soit adoptée et mise en œuvre, afin de préserver la fiabilité et la qualité des services juridiques.

B. Dans ce contexte, le regard porté par les pouvoirs publics sur les professions du droit s’est renouvelé, invitant à réexaminer ce qui fait leur spécificité.

1. Plusieurs études ont récemment contribué à modifier l’approche traditionnelle des professions juridiques et, en particulier, de celles qui sont réglementées.

Un rapport portant sur l’ensemble des professions réglementées, leur poids économique et leur rentabilité a été établi en mars 2013 par l’inspection générale des finances, puis rendu public en septembre 2014 par le ministre de l’économie, de l’industrie et du numérique. En novembre 2014, le député du Finistère, Richard Ferrand, a remis au garde des sceaux, ministre de la justice, un rapport proposant diverses mesures de modernisation des professions réglementées et, notamment, des conditions d’installation plus souples, des tarifs plus transparents et orientés vers les coûts. D’autres études plus récentes ont été produites pour préparer la loi dite « Macron »[9] et, notamment, l’avis du 9 janvier 2015 de l’Autorité de la concurrence concernant certaines professions juridiques réglementées. Un « nouveau regard » est ainsi porté sur les professions du droit. Il invite à réexaminer ce qu’est aujourd’hui une profession du droit, à cerner ce qui fait sa spécificité, son utilité collective et sa pleine légitimité.

2. Dans cette perspective, des jalons importants ont d’ores et déjà été posés.

Les missions fondamentales dont ces professions ont la charge ont été consacrées par notre législation et au plus haut niveau de notre ordonnancement juridique. S’agissant des avocats, leur qualité d’auxiliaire de justice, affirmée par la loi du 31 décembre 1971[10], leur confère un lien particulier avec le service public de la justice auquel ils concourent. Leur rôle est notamment indissociable de l’exercice plein et effectif des droits de la défense, tel qu’ils découlent notamment de l’article 16 de la Déclaration des droits de l’Homme et du citoyen de 1789. Comme l’a jugé le Conseil constitutionnel, dans l’une de ses premières décisions QPC, une personne gardée à vue ne saurait être privée, d’une manière générale et sans égard aux circonstances particulières de sa situation, de l’assistance d’un avocat durant ses premiers interrogatoires[11]. Si cette assistance peut être différée dans certains cas strictement encadrés, la garantie qu’elle représente ne saurait être écartée par exemple en cas de fraude fiscale et douanière[12] ou d’escroquerie, même commise en bande organisée[13]. S’agissant des notaires, leurs missions et leur statut, fixés par la loi du 25 ventôse An XI[14] et l’ordonnance du 2 novembre 1945[15], les chargent d’assurer le bon fonctionnement des études et du « service public notarial », selon l’expression retenue par le Conseil d’Etat[16]. Investis du pouvoir de délivrer des actes authentiques, dotés de la force exécutoire sans qu’il soit besoin de recourir à une décision de justice[17], les notaires, nommés par le garde des sceaux, disposent d’un monopole pour l’établissement de tels actes dans les domaines principalement de la famille et de l’immobilier. S’ils exercent une « profession réglementée dans un cadre libéral », au sens de la loi du 22 mars 2012[18], ils « participent à l’exercice de l’autorité publique », comme l’avait relevé le Conseil d’Etat en 2006[19] et comme l’a récemment reconnu le Conseil constitutionnel en 2014[20]. Il en découle des conditions particulières d’accès à cette profession. Le droit des notaires de présenter leur successeur à l’agrément de l’autorité de nomination – dit droit de « présentation » – est inscrit dans notre législation depuis 1816[21] et il est pleinement conforme à notre Constitution. Ce droit ne méconnaît pas en effet le principe d’égalité d’accès aux « dignités, places et emplois publics » au sens de l’article 6 de la Déclaration de 1789[22]. La loi du 6 août 2015 ne touche d’ailleurs pas à ce droit de présentation, tout en libéralisant les conditions d’installation – j’y reviendrai.

Pour toutes les professions du droit, il m’apparaît ainsi essentiel de réaffirmer nettement leur mission de conseil et d’expertise juridiques, au service de nos concitoyens, de la qualité de notre ordonnancement juridique et, au-delà, de l’intérêt général. C’est ce qu’a également reconnu, en ce qui concerne les notaires, la Cour de justice de l’Union européenne. Dans une affaire relative aux règles françaises d’organisation des activités notariales, la Cour a certes refusé d’en réserver l’accès aux seuls ressortissants français, donc aux seuls nationaux, mais elle n’a pas exclu toute forme de restriction d’accès. Elle a en particulier souligné que les activités notariales « poursuivent des objectifs d’intérêt général, qui visent notamment à garantir la légalité et la sécurité juridiques des actes conclus entre particuliers »[23], de sorte que des restrictions au droit d’établissement, découlant des spécificités propres aux activités notariales, peuvent être justifiées pour des raisons impérieuses d’intérêt général, sous réserve qu’elles soient proportionnées.  Notre modèle est certainement entré dans une phase d’ouverture et d’assouplissement ; il ne saurait pour autant perdre ce qui fait son identité et ses atouts, alors que la concurrence, sinon la rivalité, entre systèmes juridiques s’intensifie à l’échelle mondiale et que la compétitivité de notre économie et l’attractivité de notre territoire doivent être mieux promues et servies.

II. L’avenir des professions du droit s’ouvre aujourd’hui sur de nouveaux chantiers de modernisation.

A. Ces chantiers touchent aux conditions et formes d’exercice de ces professions, dans le sillage de la loi du 6 août 2015.

1. Il s’agit, en premier lieu, d’assouplir, sinon de « libérer », leurs conditions d’exercice.

S’agissant des avocats, ceux-ci pourront désormais ouvrir un bureau secondaire sans autorisation préalable de leur ordre et en dehors du ressort de celui-ci, mais en étant alors assujettis aux obligations relatives à l’aide juridictionnelle dans le ressort de cet autre barreau. En outre, leur droit de postulation a été étendu : ils pourront désormais postuler devant les tribunaux de grande instance du ressort de la cour d’appel, dans lequel ils ont établi leur résidence professionnelle ainsi que devant cette cour, sauf dans certaines matières[24]. La compétence territoriale des huissiers de justice a été élargie dans la même proportion, lorsque leur ministère est obligatoire et, pour leurs autres activités, elle a été étendue au niveau national[25]. Par ailleurs, les notaires, les huissiers de justice et les commissaires-priseurs judiciaires pourront librement s’installer dans les zones où leur implantation apparaît utile pour renforcer la proximité ou l’offre de services[26]. Ces zones seront déterminées, comme vous le savez, par une carte dont les critères d’établissement et les modalités d’application seront définis par décret et qui sera établie conjointement par les ministres de la justice et de l’économie, sur proposition de l’Autorité de la concurrence. Cette même autorité rendra en outre, au moins tous les deux ans, des recommandations sur le nombre de créations d'offices d'avocat au Conseil d’Etat et à la Cour de cassation qui apparaissent nécessaires pour assurer une offre de services satisfaisante au regard de critères prenant notamment en compte les exigences de bonne administration de la justice ainsi que l'évolution du contentieux devant ces deux juridictions suprêmes[27].

2. Le deuxième chantier consiste à diversifier et densifier les formes d’exercice des professions du droit.

L’éventail des formes de société autorisées était jusque-là restreint. La société d’exercice libéral (SEL) représente aujourd’hui 54,6% des sociétés d’avocats et la société civile professionnelle (SCP) représente quant à elle 88,5% des sociétés de notaires. Désormais, les avocats et les notaires, comme les autres professions judiciaires et juridiques, pourront choisir toute forme d’exercice, à l’exception de celles qui confèrent à leurs associés la qualité de commerçant29. Le capital et les droits de vote dans ces sociétés devront être détenus par des professionnels du droit, légalement établis dans l’Union européenne ou l’Espace économique européen (et la Suisse) et, en outre, au moins un membre de chaque profession exerçant au sein d’une société devra être membre de son conseil d’administration ou de surveillance[28]. Indépendamment de la diversification des formes de société autorisées, des mesures ont été prises pour faire évoluer le nombre des professionnels. Jusqu’au 1er janvier 2020, une personne physique titulaire d’un office notarial pourra employer jusqu’à quatre notaires salariés et une personne morale titulaire d’un tel office, un nombre de notaires salariés allant jusqu’au quadruple du nombre de notaires associés y exerçant leur profession[29]. Pour les huissiers de justice, ces proportions sont portées respectivement à deux et au double[30]. Enfin, pour offrir une gamme diversifiée de services et réaliser des économies d’échelle, des mesures ont été prises pour inciter au regroupement de professionnels du droit, mais aussi du chiffre, au sein d’une même structure d’activité. Le Gouvernement a en effet été autorisé à faciliter, par voie d’ordonnance, la création de sociétés ayant pour objet l’exercice en commun de plusieurs professions juridiques et notamment celles d’avocat, d’avocat au Conseil d'Etat et à la Cour de cassation, de notaire ou d’expert-comptable[31]. Dans ces sociétés pluri-professionnelles, qui doivent permettre de mutualiser les services entre professions et d’offrir une gamme complète de prestations aux particuliers et surtout aux entreprises, les règles de détention de capital sont encadrées et une attention particulière doit être apportée, comme l’a prévu le législateur, au respect des règles déontologiques de chaque profession et à la prévention des incompatibilités et des conflits d’intérêts.

3. Le troisième chantier réside dans une révision des conditions financières d’exercice des professions du droit.

L’objectif est de les rendre plus transparentes, objectives et prévisibles. A cet égard, les avocats auront désormais l’obligation – au-delà des seules affaires de divorce – de conclure par écrit avec leurs clients une convention d’honoraires qui précise, notamment, le montant ou le mode de détermination des honoraires couvrant les diligences prévisibles, ainsi que les divers frais et débours envisagés[32]. Les agents de la direction générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes (DGCCRF) pourront contrôler l’existence d’une telle convention, en se limitant au seul constat de son existence matérielle, afin de ne pas porter atteinte au secret professionnel qui couvre les pièces du dossier d’un avocat. S’agissant des professions juridiques à tarifs réglementés, le législateur a posé le principe d’une évaluation reflétant les coûts pertinents du service rendu et permettant une rémunération raisonnable des professionnels, définie sur la base de critères objectifs[33]. Avant la fin de ce mois, un décret devrait en principe fixer une méthode de calcul de cette rémunération raisonnable, dans des limites précises et avec des bornes de variation[34]. Cette méthode sera régulièrement actualisée et reparamétrée, afin de s’assurer qu’elle ne mette pas en cause l’équilibre économique de ces professions. D’autres mécanismes garantiront le bon fonctionnement de ce nouveau cadre tarifaire, notamment un système de péréquation des tarifs et de remise[35]. Des arrêtés pris conjointement par les ministres de la justice et de l’économie fixeront le tarif de chaque prestation, qui sera révisé au moins tous les cinq ans.

B. Pour mener à bien ces trois chantiers ambitieux, plusieurs conditions devront être réunies.

1. La première sera de ne pas perdre de vue les objectifs fondamentaux de la réforme engagée par loi du 6 août 2015.

Celle-ci vise en effet à faciliter ou à « libérer » les initiatives et les projets, mais aussi à garantir l’accessibilité du plus grand nombre aux services juridiques de base. Cette accessibilité devra être préservée dans son volet financier grâce à la réforme tarifaire, mais aussi dans son volet territorial, en veillant à la densité et à la qualité du maillage du réseau national de professionnels. A cet égard, le législateur a prévu des garanties pour que la liberté d’installation ne déploie pas ses effets au détriment de la continuité du service public. Un mécanisme de redistribution, constitué sous la forme d’un fonds interprofessionnel de l’accès au droit et à la justice[36], favorisera la couverture de l’ensemble du territoire, grâce à des aides au maintien ou à l’installation dans certaines zones. La contribution initialement prévue pour abonder ce fonds ayant été censurée par le Conseil constitutionnel[37], une solution conforme à la Constitution doit encore être trouvée.

2. La deuxième condition de succès, simple corollaire de la première, sera de ne pas déstabiliser l’efficacité et l’attractivité de notre modèle professionnel.

Notre réglementation tarifaire devra à ce titre être la plus simple et la plus souple possible, ménager une montrée en puissance progressive, afin de ne pas déstabiliser ou, pire encore, « brutaliser » les professions et, enfin, refléter au mieux la réalité de leurs pratiques. A de multiples niveaux, de nombreuses données et projections statistiques devront être corroborées, rectifiées ou enrichies dans la durée. En outre, lorsque de nouvelles installations seront nécessaires, un mécanisme d’indemnisation devra, le cas échéant, être actionné, afin de ne pas faire subir un préjudice anormal et spécial aux professionnels déjà installés. Comme l’a jugé le Conseil constitutionnel, une appréciation in concreto permettra de déterminer si une réparation doit être versée par l’Etat au titre de sa responsabilité sans faute pour rupture de l’égalité devant les charges publiques[38].

3. La troisième condition de réussite réside dans la bonne coordination entre les professionnels du droit et, au sein de chaque profession, entre les différents types de structure et les différents modes d’exercice.

Il ne saurait y avoir de divisions ou de rivalités intestines entre les professionnels du droit : une telle situation serait perdante sur tous les plans, pour les professionnels, pour leurs clients et pour la société tout entière. Si certaines missions peuvent être exercées en commun, voire partagées, chaque professionnel dispose de prérogatives propres dont le périmètre doit être préservé. Par ailleurs, il est indispensable d’établir des règles précises et opérationnelles pour que les structures pluri-professionnelles, appelées à se développer, puissent fonctionner dans le respect des règles déontologiques propres à chaque profession. Pour ne citer qu’un exemple, si les avocats peuvent, sous certaines conditions, recourir à la publicité et à la sollicitation personnalisée[39], le démarchage est strictement interdit aux notaires et aux huissiers de justice. Il ne saurait donc y avoir de confusion des genres et des règles différentes ne pourront s’appliquer dans une même structure que grâce à des mesures d’organisation interne nettes et claires  ; dans une certaine mesure, une logique déontologique de « tuyaux  d’orgue » devra nécessairement contrebalancer une logique pragmatique de mutualisation.

Il y a là un vaste chantier auquel toute la communauté juridique doit s’atteler. Chaque profession doit pouvoir compter sur des instances nationales fortes et représentatives, prenant en compte la diversité interne des structures, selon leur taille, leur localisation et leur clientèle. Le Conseil national des Barreaux et le Conseil supérieur du notariat jouent ce rôle au niveau national. En complément, des instances interprofessionnelles de débat ou d’échange doivent pouvoir apporter leur contribution à des sujets d’intérêt commun. Le Conseil national du droit et le Haut conseil des professions du droit répondent à cette attente, en réunissant des professionnels du droit et, en outre pour la première de ces instances, des universitaires et des juges. Ces enceintes sont appelées à jouer un rôle de premier plan pour la conduite, avec les pouvoirs publics, d’une réforme solide et durable des professions du droit. Quant à aux juges, ils continueront de veiller, de concert avec les juridictions européennes, à l’application de la loi en général et aussi des règles déontologiques des professions du droit, qu’il s’agisse de leur contenu, de leur périmètre ou de leur portée. En ce qui le concerne, le Conseil d’Etat y contribuera, comme il a pu déjà le faire, par exemple pour les informations échangées entre un avocat et son client, en excluant ces informations du champ de la directive européenne anti-blanchiment, sauf exceptions strictement définies[40], ou encore en excluant ces informations du périmètre des « documents administratifs » au sens de la loi du 17 juillet 1978[41]. La protection des secrets professionnels et les règles de discrétion, tout comme l’exercice de missions d’intérêt général, imposent en effet aux professionnels du droit des sujétions, des obligations particulières, mais aussi des protections et des immunités spécifiques[42], qui sont au cœur de leur identité professionnelle. Tout en s’adaptant et en se modernisant, le régime juridique de chaque profession du droit doit par conséquent conserver son autonomie et sa spécificité, dans la mesure où celles-ci se justifient par une participation directe ou indirecte de chacune d’entre elles à l’exercice de missions de service public.

 

Nous sommes entrés, vous en êtes tous conscients, dans une phase de mutation d’une envergure nouvelle, qui concerne l’ensemble des professionnels du droit et qui intéresse aussi toute la communauté des juristes et même des juges. Car nous ne pouvons, nous juges ou conseils des pouvoirs publics, rester indifférents ou extérieurs aux évolutions en cours. Dans ce contexte, les identités professionnelles variées des professions du droit en France, comme en Europe continentale, doivent être respectées, car elles sont génératrices non pas de complexité et de coût additionnels, mais de sécurité juridique et d’attractivité. Pour autant, une plus ample respiration et une plus grande ouverture de ces professions paraissent raisonnables et possibles. Elles doivent donc être encouragées, sous réserve d’être maîtrisées, tandis que des ponts doivent être jetés entre professionnels et entre professions et que l’interprofessionnalité doit être facilitée. Les professionnels du droit ont déjà montré qu’ils savaient s’adapter aux mutations et faire preuve d’imagination face aux défis de la globalisation et de la compétition économiques. Je ne doute pas qu’ils restent fidèles à leur histoire, au meilleur de leurs traditions et aux principes du service public qu’ils incarnent et font vivre, en continuant de se projeter résolument dans le futur. Les professions du droit ont en effet, en dépit d’inquiétudes récurrentes, un bel avenir devant elles, si elles savent conjuguer leurs atouts, s’unir et s’ouvrir. Elles ne le construiront que dans le respect de leur identité, de leur diversité qui est une force, et non un handicap, et d’une déontologie rigoureuse qui exclut absolument le laissez-faire. Car toutes ces professions, au-delà de leur variété, sont unies autour d’un même objectif : la fourniture de prestations de confiance qui ne sont, en aucun cas, réductibles à des biens ou des services ordinaires.

[1]Texte écrit en collaboration avec Stéphane Eustache, magistrat administratif, chargé de mission auprès du vice-président du Conseil d’État.

[2] Voir sur ce point : L’authenticité, dir. L. Aynès, éd. La documentation française, 2013.

[3] J. Rifkin, La troisième révolution industrielle, éd. Les liens qui libèrent, 2012.

[4]Décret n° 2005-973 du 10 août 2005 modifiant le décret n° 71-941 du 26 novembre 1971 relatif aux actes établis par les notaires.

[5] Décret n° 2012-366 du 15 mars 2012 relatif à la signification des actes d'huissier de justice par voie électronique et aux notifications internationales.

[6] L’acte d’avocat a été créé par la loi n° 2011-331 du 28 mars 2011 de modernisation des professions judiciaires ou juridiques et certaines professions réglementées. Il peut être émis sous forme dématérialisée depuis le 19 mai 2015, de sa signature à son archivage.

[7] Loi n° 2011-331 du 28 mars 2011 de modernisation des professions judiciaires ou juridiques et certaines professions réglementées et décret n° 2015-1009 du 18 août 2015 relatif à la mise en œuvre du portail électronique prévu aux articles L. 814-2 et L. 814-13 du code de commerce.

[8] Art. 60 de la loi n° 2015-990 du 6 août 2015 pour la croissance, l'activité et l'égalité des chances économiques ; voir sur ce point : CC n°2015-715 du 5 août 2015, Loi pour la croissance, l’activité et l’égalité des chances économiques, cons. 107.

[9] Loi n° 2015-990 du 6 août 2015 pour la croissance, l'activité et l'égalité des chances économiques.

[10] Art. 3 de la loi n° 71-1130 du 31 décembre 1971 portant réforme de certaines professions judiciaires et juridiques.

[11] CC n°2010-14/22 QPC du 30 juillet 2010, M. Daniel W, cons. 28 et 29.

[12]CC n°2013-679 DC du 4 décembre 2013, Loi relative à la lutte contre la fraude fiscale et la grande délinquance économique et financière, cons. 77.

[13] CC n°2014-420/421 QPC du 9 octobre 2014, M. Maurice L. et autres, cons. 13.

[14] Loi contenant organisation du notariat (loi 25 ventôse an XI – 16 mars 1803).

[15] Ordonnance n° 45-2590 du 2 novembre 1945 relative au statut du notariat.

[16] CE 4 novembre 2003, Le Floch, n°235238.

[17] Art. 1er de l’ordonnance n°45-2590 du 2 novembre 1945 relative au statut du notariat : « Les notaires sont les officiers publics établis pour recevoir tous les actes et contrats auxquels les parties doivent ou veulent faire donner le caractère d’authenticité attaché aux actes de l’autorité publique (…) ».

[18] Loi n° 2012-387 du 22 mars 2012 relative à la simplification du droit et à l'allégement des démarches administratives.

[19] CE 9 juin 2006, Grewis, n°280911.

[20] CC n°2014-429 QPC du 21 novembre 2014, M. Pierre T, cons. 8.

[21]Loi du 28 avril 1816 sur les finances.

[22] CC n°2014-429 QPC du 21 novembre 2014, M. Pierre T, cons. 8.

[23] CJUE, grande chambre, 24 mai 2011, Commission européenne c/ France, C-50/08, pt 87.

[24] Art. 51 de la loi n°2015-990 du 6 août 2015.

[25] Art. 54 de la loi n°2015-990 du 6 août 2015.

[26] Art. 52 de la loi n°2015-990 du 6 août 2015.

[27]Art. 57 de la loi n°2015-990 du 6 août 2015.

[28] Art. 63 de la loi n°2015-990 du 6 août 2015.

[29] Art. 59 de la loi n°2015-990 du 6 août 2015.

[30] Art. 59 de la loi n°2015-990 du 6 août 2015.

[31] Art. 65 de la loi n°2015-990 du 6 août 2015.

[32] Art. 51 de la loi n°2015-990 du 6 août 2015.

[33] Art. 50 de la loi n°2015-990 du 6 août 2015.

[34] Dans son avis du 9 janvier 2015, n°15-A-02, l’Autorité de la concurrence, saisie conformément aux nouvelles dispositions légales, a considéré que « plutôt que d’être basés sur les coûts de chaque acte, les tarifs réglementés pourront être orientés vers une moyenne des coûts globaux des offices et études : il s’agira alors, à partir de la structure  tarifaire actuelle, d’évaluer la baisse des prix qui aboutit à un niveau de marge raisonnable » (§696, p.108).

[35] Art. 50 de la loi n°2015-990 du 6 août 2015.

[36] Art. 50 de la loi n°2015-990 du 6 août 2015.

[37] CC n°2015-715 DC du 5 août 2015, Loi pour la croissance, l’activité et l’égalité des chances économiques, cons. 51 (censure pour incompétence négative du législateur).

[38] CC n°2015-715 DC du 5 août 2015, Loi pour la croissance, l’activité et l’égalité des chances économiques, cons. 79.

[39]Décret n°2005-790 du 12 juillet 2005 relatif aux règles de déontologie de la profession d'avocat, modifié en dernier lieu par le décret n° 2014-1251 du 28 octobre 2014 relatif aux modes de communication des avocats.

[40] CE, Sect., 10 avril 2008, Conseil national des Barreaux, n°296845 : faisant application de la théorie de l’acte clair et s’appuyant sur la jurisprudence de la Cour de justice de l’Union européenne pour vérifier la compatibilité du droit dérivé de l’Union avec la Convention européenne des droits de l’Homme, le Conseil d’Etat a jugé que les informations reçues ou obtenues par un avocat lors de l’évaluation de la situation juridique d’un client doivent  être « exclues du champ des obligations d’information et de coopération à l’égard d’autorités publiques, sous les seules réserves des cas où le conseiller juridique prend part à des activités de blanchiment de capitaux, où la consultation juridique est fournie à des fins de blanchiment de capitaux et où l’avocat sait que son client souhaite obtenir des conseils juridiques aux fins de blanchiment de capitaux ». Voir également : CEDH 6 mars 2013, Michaud c. France, n°12323/11 : dans cette affaire, la Cour de Strasbourg a jugé que l’obligation de « déclaration de soupçon », imposée en matière de blanchiment d’argent aux avocats français par le droit dérivé de l’Union européenne poursuit un but légitime -  à savoir la défense de l’ordre public et la prévention  des infractions pénales – et ne porte pas une atteinte disproportionnée au secret professionnel des avocats.

[41] CE, Ass., 27 mai 2005, Département de l’Essonne, n°268564 : le Conseil d’Etat a rappelé que « l’ensemble des correspondances échangées entre un avocat et son client et notamment les consultations juridiques rédigées par l’avocat à son intention sont couvertes par le secret professionnel » et que « le secret de la relation entre l'avocat et son client fait obstacle à ce que le client soit tenu de divulguer ces correspondances ». Il en a déduit que « lorsque les documents dont la communication est sollicitée sur le fondement de la loi du 17 juillet 1978 font partie de la correspondance échangée entre un organisme mentionné à l’article 1er de cette loi et son avocat ou consistent dans une consultation rédigée par cet avocat pour le compte de cet organisme, ce dernier peut légalement se fonder sur les dispositions de l'article 6 de cette loi pour en refuser la communication ».

[42] Immunités qui ne sauraient naturellement être absolues : à cet égard, l’immunité judiciaire dont bénéficient les avocats sur le fondement de l’art. 41 de la loi du 29 juillet 1881 n’a qu’une portée pénale et elle ne s’applique pas en matière disciplinaire. Comme l’a souligné la première chambre civile de la Cour de cassation, dans un arrêt du 10 juillet 2015 (331-11), la liberté d’expression de l’avocat n’est pas absolue et elle « ne s’étend pas aux propos véhéments dirigés contre un juge, mettant en cause son éthique professionnelle ».