Intervention du 12 septembre 2014 lors du petit déjeuner donné en l'honneur de la promotion 2013-2014 des agrégés de droit public.
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Intervention de Jean-Marc Sauvé[1], vice-président du Conseil d’État
Je suis heureux d’accueillir aujourd’hui au Conseil d’État les lauréats du concours de l’agrégation de droit public et de rencontrer à cette occasion celles et ceux qui incarneront, dans le sillage de leurs prédécesseurs, les figures éminentes de la doctrine universitaire.
Dans un temps de spécialisation et de complexification du droit public, d’imbrication profonde des ordres juridiques interne et internationaux, alors que se ramifient et se densifient les enjeux économiques et sociaux des contentieux administratifs, le juge administratif appelle et recherche toujours davantage le concours précieux et naturel d’une doctrine érudite, critique, ouverte et prospective. La complémentarité des fonctions doctrinale et juridictionnelle ne cesse pas d’être utile et, je le crois, attendue de part et d’autre, prolongeant ainsi, sans les y contraindre, l’histoire croisée de l’Université et des juridictions administratives. Des juges administratifs enseignent le droit public et le commentent et, je l’espère, certains d’entre vous souhaiteront connaître de l’intérieur les juridictions administratives en y effectuant un détachement. En leur sein, les délibérés peuvent prendre appui sur les structures de la pensée doctrinale, tandis qu’à l’échelle d’un droit public européen, le dialogue entre juges se double d’un dialogue plus souterrain, plus informel et non moins intense, entre les juges et la doctrine.
Cette inclination de nos deux institutions est un legs que nous devons cultiver dans l’intérêt des justiciables et, plus généralement, dans l’intérêt de l’État de droit (I). Elle doit servir de repère à la communauté juridique française, de point de rassemblement et de diapason pour l’ensemble des professions juridiques, afin que restent audibles et crédibles, dans la polyphonie parfois dissonante du droit globalisé, des voix françaises (II).
I. La juridiction administrative entend poursuivre et approfondir les liens anciens et féconds qu’elle a noués avec la doctrine.
A. Lorsqu’elle met de l’ordre dans l’écheveau des normes en vigueur, clarifie leur ordonnancement hiérarchique, tranche des conflits d’interprétation, retrace la genèse de revirements jurisprudentiels ou encore appelle et anticipe ceux à venir, la doctrine œuvre à la qualité de notre droit par son indépendance, sa capacité de systématisation et son inventivité.
Votre réussite au concours de l’agrégation, au terme d’un parcours semé d’obstacles redoutables, signale votre maîtrise de ces trois qualités et je vous en félicite très chaleureusement. Je tiens aussi à exprimer ma considération et mon admiration au président Wachsmann et au jury pour leur investissement dans cette œuvre d’intérêt général qu’est le pilotage de ce concours. Cette année encore, les sujets de la leçon de vingt-quatre heures ont mobilisé votre érudition et vos capacités de problématisation avec des intitulés dont certains ont pu être déroutants - « femme(s) », « la nature des choses », « les institutions inutiles » -, ou encore des angles d’analyse vertigineux - « notamment », « l’universalisme chrétien », « le critère organique » -, sans oublier de solliciter votre sens historique – « Georges Pompidou ». Vous êtes désormais parfaitement aguerris et prêts à prendre part de plain-pied au « chœur à deux voix »[2], pour reprendre l’expression de Jean Rivero, que constituent la doctrine et la jurisprudence.
B. Ce dialogue s’inscrit désormais dans un contexte marqué par une diversification et une hybridation des sources du droit à l’échelle européenne.
Celui-ci rend plus ardu mais aussi plus nécessaire le travail de clarification et de conceptualisation des rapports qu’entretiennent en Europe des ordres juridiques distincts, mais imbriqués. Si la communauté des juges a inventé des instruments de contrôle pour organiser ce pluralisme juridique et si la dynamique qui en a résulté a été favorable à une protection plus approfondie des droits fondamentaux, la stabilité générale du système doit encore être affermie et la conciliation des principes de primauté et de subsidiarité doit être affinée. C’est pourquoi les échanges et les débats entre juridictions nationales et européennes sont appelés à s’intensifier et, dans cette perspective, la doctrine est attendue non seulement pour en être le vecteur privilégié à l’occasion de rencontres ou de colloques mais, plus encore, pour être l’aiguillon d’un dialogue critique et prospectif. L’accélération contemporaine de l’intégration européenne, en particulier depuis le traité de Maastricht et l’opposabilité juridique de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne, me paraît devoir en effet se conjuguer avec une protection équilibrée, mais aussi audacieuse, des droits des personnes en faisant la part qui leur revient aux identités constitutionnelles des États membres, en veillant à la sécurité et la stabilité de notre système juridique et en prenant en compte les exigences de l’intérêt général.
Mais, au-delà des juridictions européennes – de la Cour de justice de l’Union ou de la Cour européenne des droits de l’Homme-, il m’apparaît indispensable de se tourner aussi vers les grandes juridictions suprêmes nationales d’Europe et du reste du monde et de se saisir de leurs jurisprudences : d’en éclairer les enjeux qui sont aussi en large partie les nôtres, d’en détailler les raisonnements et, enfin, d’en discuter les orientations et les prises de position, notamment sur l’articulation des principes de primauté et de subsidiarité. La doctrine française a toute sa place – et elle doit la saisir – dans un débat d’idées qui, sur ce point, est très vif en Europe. Les cours suprêmes nationales, de la Cour constitutionnelle allemande et de la Cour suprême britannique pour ne citer que deux exemples, sont confrontées à des enjeux très similaires aux nôtres et disposent d’outils semblables. C’est pourquoi la doctrine répondra à une attente très vive en passant la jurisprudence de ces juridictions – qui a été remarquée, voire spectaculaire en 2013 et 2014 pour me limiter à l’actualité la plus récente - au crible de ses analyses et de ses critiques. Ce faisant, elle contribuera à éclairer les juridictions européennes et les autres juridictions nationales suprêmes, notamment françaises, et elle accroîtra son rayonnement en participant activement au débat juridique européen. La comparaison des droits est ainsi devenue plus que jamais une nécessité impérieuse et pas seulement un objet de pure spéculation intellectuelle.
Enfin, à l’échelle mondiale et notamment transatlantique, l’interaction entre ordres juridiques peut être volontaire, concertée et réglée par des conventions et un dialogue entre des juges, mais elle peut aussi être unilatérale et offensive, lorsqu’est affirmée l’extraterritorialité de certaines lois nationales. Nous en découvrons des manifestations éclatantes dans le domaine financier, mais nous en voyons aussi la trace dans la gestion des flux numériques et la gouvernance des réseaux Internet, comme l’a souligné l’étude annuelle 2014 du Conseil d’État. La réalité ancienne, mais de plus en plus visible, du droit extra-territorial doit contribuer à nourrir notre réflexion commune.
II. La voix de la doctrine a ainsi vocation à porter la cause première de l’État de droit et, en s’associant à celles des juges et des professions juridiques, elle doit contribuer à faire parler d’un seul souffle notre tradition juridique.
A. Vous le savez mieux que quiconque, le contexte actuel est marqué par la concurrence, et même la rivalité entre les systèmes de Common Law et de droit continental et, plus crûment, entre les grands systèmes juridiques nationaux. Pour autant, toute opposition binaire, mettant face à face deux blocs homogènes, occulterait le phénomène central d’une hybridation continue et grandissante des droits. Cette hybridation, nous pouvons l’ignorer et in fine la subir, ou nous pouvons l’observer, la comprendre, l’anticiper et l’infléchir dans l’intérêt de notre pays, de nos concitoyens et de nos entreprises. Cette hybridation, nous pouvons aussi tenter illusoirement de la neutraliser, en succombant à un enfermement obsidional. En réalité, la seule « défense et illustration » qui vaille nous impose un devoir de lucidité et requiert une capacité d’adaptation.
L’Université œuvre naturellement en toute indépendance à l’avancée de ses travaux, mais elle ne se désintéresse ni de ces interactions entre systèmes juridiques, ni de la promotion d’un modèle juridique dont elle est aussi l’un des inspirateurs, l’un des auteurs et l’un des gardiens. Notre tâche commune consiste dès lors à améliorer l’accessibilité linguistique et matérielle de notre droit, mais aussi à investir les enceintes internationales où se débattent les orientations et même le contenu des normes qui seront demain applicables en France. Il faut le dire nettement : l’Université a, sur ce chapitre, ouvert le chemin, en promouvant avec énergie ses travaux à l’extérieur et en organisant activement des colloques d’envergure internationale. Dans ce sillage, une attention particulière doit être accordée à notre représentation dans les réseaux, associations, conférences ou publications internationales, cette représentation devant s’inscrire dans la durée. C’est dans ces creusets auxquels participent la communauté juridique mondiale et, souvent, des acteurs socio-professionnels, que notre vision et notre expertise juridiques pourront être valorisées et que pourront se nouer des échanges utiles, forcément à double sens.
L’expérience montre en effet que la parole de la communauté juridique française est demandée, attendue et, lorsqu’elle s’exprime d’une manière coopérative, considérée. Dans le seul domaine de la coopération des juridictions françaises, ce qui est fait au plan bilatéral et multilatéral (francophone, européen ou mondial) montre l’intérêt de la contribution de celles-ci à l’élaboration d’un droit qui tend à devenir commun et à la résolution des problèmes que rencontrent leurs partenaires. En outre, par ses études et ses colloques, le Conseil d’État, en ce qui le concerne, a toujours associé d’une manière fructueuse la doctrine française et internationale à ses travaux, ce qui leur donne une audience accrue.
B. Le rayonnement de notre modèle juridique sera d’autant plus large qu’il se diffusera par l’ensemble des canaux professionnels.
La communauté des juristes ne s’arrête pas en effet aux seuils des tribunaux ou des facultés, elle englobe l’ensemble des professions juridiques (avocats, notaires, experts, …). Là encore, l’Université fait figure de pionnière grâce à l’essor des filières professionnelles. Elle est sans doute la base à privilégier pour opérer un rassemblement et une meilleure coordination entre ces différents acteurs. Il en va de notre capacité à diagnostiquer les imperfections et les lacunes du droit existant, mais aussi de notre capacité à défendre à l’extérieur la spécificité de notre modèle juridique, lorsqu’elle doit l’être. Il faudrait – et c’est là un appel et une attente -, « jouer collectif », en surmontant les clivages qui, parfois, séparent ces acteurs et cibler, chaque fois que c’est utile, des positions communes à défendre, ce qui implique un minimum de concertation ou de mise en cohérence entre nous.
Je ne peux que renouveler ma confiance dans les capacités d’action et d’adaptation de l’Université et l’assurer de l’ouverture et de l’écoute attentive qu’elle trouvera auprès des juridictions administratives : cette Maison en particulier est aussi la vôtre. Le jury de l’agrégation de droit public, au sein duquel siège traditionnellement un membre du Conseil d’État, est un gage de cette complémentarité durable et enrichissante entre nos deux institutions. C’est notre vocation d’être mutuellement à l’écoute les uns des autres. C’est notre responsabilité de nous éclairer respectivement. C’est notre devoir enfin de nous projeter sur l’extérieur et de participer, avec les professions juridiques, à la construction d’un droit global, en étant aussi attentifs à analyser ce que nos partenaires peuvent apporter qu’à promouvoir le meilleur de notre propre expérience et de nos avancées.
[1]Texte écrit en collaboration avec M. Stéphane Eustache, conseiller de tribunal administratif et de cour administrative d’appel, chargé de mission auprès du vice-président du Conseil d’État.
[2]J. Rivero, « Jurisprudence et doctrine dans l’élaboration du droit administratif », EDCE, 1955, p. 29.