Conférence de clôture du cycle de conférences sur le sport
Conseil d’État, lundi 17 juin 2019
Intervention de Bruno Lasserre[1], vice-président du Conseil d’État
Mesdames et Messieurs,
Huit mois jour pour jour après la première conférence qui s’est tenue dans cette même salle, le 17 octobre dernier, nous voici au terme de ce cycle de six conférences qui a accompagné la réalisation de notre étude annuelle 2019 consacrée à la politique publique du sport en France. Ces conférences nous ont permis de recueillir les témoignages très précieux de nombreuses personnalités du monde sportif ou qui s’intéressent au sport et qui ont mis en évidence à la fois les grandes orientations de la politique du sport en France, ses succès mais aussi ses lacunes ou ses insuffisances. En particulier, il ressort de ces six conférences que le sport français se trouve aujourd’hui à la croisée des chemins tiraillé entre, d’une part, son modèle institutionnel, fondé sur une gouvernance originale, et la poursuite concomitante de plusieurs objectifs d’intérêt général, et, d’autre part, des évolutions économiques et sociales qui interrogent ce modèle appellent peut-être d’autres approches.
En France, le sport pourrait presque être qualifié de politique « carrefour » tant il est vu comme l’un des vecteurs ou instruments d’autres politiques publiques telles que la santé, l’éducation, la citoyenneté et même la politique de la ville au travers des équipements et la politique économique. C’est également un instrument indéniable de rayonnement et de prestige sur la scène internationale. Cette conception multidimensionnelle du sport n’est certes pas propre à la France, d’autres pays voisins ou partenaires ayant fait du sport l’un des éléments de leur modèle de société, mais il en résulte une gouvernance originale faisant la part belle à l’Etat à la fois au nom de l’objectif d’intérêt général assigné à la pratique sportive et en raison de la diversité et de la dispersion des acteurs participant à cette politique dont il faut assurer la coordination[2]. Dans ce contexte, l’État dispose d’une compétence générale couvrant l’ensemble des champs de la pratique sportive – du loisir jusqu’au sport de haut niveau – ce qui lui permet d’orienter et de répartir les efforts financiers et humains au service de ces objectifs. Cette organisation est toutefois remise en cause au vu de résultats jugés décevant tant d’un point de vue purement sportif que dans la concrétisation de l’accès au sport pour tous.
Ces difficultés concrètes, mises en exergue au cours des précédentes conférences, expliquent aujourd’hui les questionnements relatifs au modèle sportif français. Plusieurs évolutions, matérialisées dans quelques réformes législatives récentes, laissent d’ailleurs entrevoir l’émergence d’un nouvel équilibre institutionnel pour la politique du sport (I) qui se cherche également un nouveau souffle comme vecteur d’intégration et de cohésion sociales (II).
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I. En premier lieu, il apparaît que le modèle sportif français est à la croisée des chemins, confronté à plusieurs défis qui interrogent son efficacité à atteindre ses objectifs sportifs à la veille des jeux olympiques et paralympiques de Paris en 2024.
A. Deux défis doivent en particulier être soulignés : celui de la gouvernance et celui du financement.
1. Comme je l’indiquais en introduction, la gouvernance du sport est, dans notre pays, marquée par le rôle prépondérant de l’État dans la détermination des orientations et des objectifs, l’assignation des moyens et la coordination des acteurs, ainsi que pour préserver l’intégrité et la probité de la pratique sportive. C’est une réalité ancienne, mais cette gouvernance est remise en cause sous l’effet de plusieurs critiques. La première est que la prédominance de l’État dans la détermination stratégique de cette politique publique ne rend pas compte de la diversité des acteurs du monde sportif au premier chef desquels les collectivités territoriales sur la question du financement et les fédérations sportives sur les questions d’organisation des disciplines. Sans oublier que plusieurs enjeux centraux, tels que la lutte contre le dopage ou l’encadrement des paris sportifs, font l’objet d’une régulation confiée à des autorités administratives indépendantes[3]. Dans ce contexte, la centralisation de la régulation dans les mains de l’Etat est perçue comme une manière d’imposer des décisions unilatérales sans suffisamment concertation avec les autres acteurs du sport dont les aspirations ne seraient pas prises en compte. En parallèle, la compétence générale de l’État fait craindre un éparpillement et une dispersion des moyens au détriment de l’efficacité globale de la politique du sport. Il en découle la seconde critique adressée à cette gouvernance : celle de l’inefficacité, réelle ou supposée, de l’État à assurer la réalisation des objectifs qu’il s’est fixés. S’agissant du sport pour tous, l’État, par ailleurs soumis à une contrainte budgétaire forte, peine à résorber les inégalités de développement et d’équipement entre les territoires et les disciplines, les fédérations sportives n’ayant au demeurant pas toutes les mêmes besoins de financement. Dans le même temps, les résultats du sport de haut niveau sont considérés comme insuffisants, en particulier à l’heure de la préparation des jeux olympiques de Paris et à la veille de ceux de Tokyo.
2. En parallèle, les enjeux économiques et financiers sont de plus en plus prégnants et interrogent le modèle actuel. En effet, bien que fondés sur l’égalité entre les compétiteurs, l’organisation et le financement du sport demeurent inégalitaires : certaines disciplines très populaires et médiatisées disposent d’importantes ressources tandis que d’autres sports restent relativement ignorés par les acteurs économiques et, même au sein d’une discipline, il peut exister des inégalités fortes entre les clubs. En parallèle, l’internationalisation des pratiques et la médiatisation de certains sports accroissent les flux financiers en leur direction au travers de la publicité ou du sponsoring des sportifs et accentuent l’intérêt des collectivités publiques organisatrices d’évènements. Cette emprise croissante du secteur privé et des enjeux financiers en matière sportive n’est pas sans poser de question quant au développement du sport pour tous et au maintien de l’intégrité des compétitions sportives. Dans ce contexte, l’État exerce une mission d’orientation et d’impulsion qui ne doit pas être minorée dès lors qu’elle vise, notamment, à réduire les inégalités et à garantir le développement du sport pour tous.
B. Pour répondre à ce double défi, plusieurs réformes récentes ont fait évoluer l’organisation du sport français.
1. Les difficultés liées à la gouvernance de la politique sportive ont suscité une réflexion qui a récemment abouti avec la création de l’Agence nationale du sport au mois d’avril. Cette agence[4], qui se substitue au Conseil national du sport[5], reprend ses attributions en les élargissant et instaure un modèle partenarial regroupant l’ensemble des acteurs du secteur. Avec cette agence, constituée en groupement d’intérêt public, la gouvernance du sport s’articule autour d’une logique désormais plus collégiale s’appuyant toujours sur l’État, mais aussi sur les collectivités territoriales, le mouvement sportif – représenté par le comité national olympique et sportif français et les fédérations – et le monde économique, chacun représenté dans un collège distinct. Les orientations de l’agence seront ainsi déterminées collégialement au niveau national avec une déclinaison de ce modèle dans chaque territoire.
2. Cette nouvelle gouvernance ne pourra toutefois se passer d’une régulation et supervision attentives de la part de l’État. Comme toujours lorsque des acteurs multiples poursuivent des objectifs divers, il est nécessaire qu’un régulateur intervienne pour garantir leur articulation et la réalisation d’un équilibre optimal. L’État devra par conséquent conserver un rôle, même si celui-ci n’est plus aussi unilatéral que par le passé, comme garant de l’intérêt général et pour éviter les dérives qui entachent l’image du sport. Il lui appartient en particulier de préserver les équilibres fondamentaux et d’assurer le respect des deux principes sous-jacents à la politique du sport en France : le principe d’unité, en vertu duquel le sport de haut niveau et le sport pour tous sont deux objectifs d’égale importance devant être poursuivis concomitamment, et le principe de solidarité entre les disciplines et, au sein d’une même discipline, entre les territoires et les clubs. Ainsi, l’Agence nationale du sport devra veiller à ne pas reproduire les inégalités constatées sur le terrain en s’assurant que les financements sont bien répartis entre les clubs et associations de terrain et ne restent pas concentrés sur les fédérations qui sont les mieux dotées et implantées dans le sport de haut niveau et bénéficient déjà de relais dans le monde économique.
II. Au-delà de son organisation institutionnelle, le sport doit aussi mieux imprimer son rôle comme vecteur de cohésion et d’intégration sociales.
A. La valeur sociale du sport a en effet été remise en cause sous l’effet de plusieurs dérives.
1. Alors que le sport est – cela a été rappelé à de nombreuses reprises au cours de ce cycle de conférences – porteur de valeurs positives telles que l’inclusion, l’intégration ou la cohésion sociale, plusieurs affaires ont mis en lumière les dérives du sport comme vecteur, voire amplificateur, de comportements négatifs et inacceptables de haine, de violence ou de racisme. En particulier, la violence dans le sport et autour des stades est de plus en plus réprouvée, surtout lorsque cette violence s’accompagne d’une attitude de rejet voire de haine à l’égard de certains groupes de personnes. Les dérapages violents entre supporters et les insultes racistes entendues lors de rencontres sportives jettent le discrédit sur le sport comme vecteur d’inclusion et de citoyenneté. Au-delà de la violence, il reste en outre beaucoup de chemin à parcourir pour atteindre la parité et l’égalité dans le monde sportif. En effet, même si l’intérêt marqué cette année pour la coupe du monde féminine de football est un premier pas significatif, les femmes représentent à peine un tiers des licences sportives[6]. La pratique du sport chez les personnes handicapées reste aussi minoritaire malgré l’accent mis par le Comité paralympique français en vue des jeux de Paris en 2024. Enfin, les pratiques de dopage qui ont existé de tout temps mais sont de plus en plus dénoncées véhiculent l’image d’un sport exacerbant l’individualisme et le culte de la performance au détriment du fair-play et du respect des règles qui fondent la pratique sportive.
2. En parallèle, plusieurs affaires financières ont alimenté l’idée d’un sport contaminé par la corruption. Certaines dérives sont certes moins le fruit d’une action délibérée que d’une mauvaise gestion dans un contexte européen dérégulé et ouvert à la concurrence. A cet égard, la jurisprudence de la Cour de justice de l’Union européenne, en affirmant la liberté de circulation des professionnels du sport[7], a ouvert une brèche qui a dynamisé le secteur en favorisant les transferts de joueurs, mais qui a aussi mené à une course inflationniste sur leurs salaires.
B. Plusieurs mesures ont été récemment approuvées pour tenter de remédier à ces dérives dans l’attente d’une régulation mondiale plus poussée.
1. La loi du 1er mars 2017[8] est à cet égard la « grande loi » récente en ce qu’elle contient de nombreuses dispositions relatives à l’éthique du sport et la lutte contre les tricheries en matière sportive[9], la maîtrise des flux financiers[10] et la parité[11] dans l’organisation du sport. Notre dispositif de lutte contre le dopage a également été mis en conformité avec le code mondial antidopage[12] et les principes de la procédure pénale[13]. Mais au-delà des mécanismes de droit classique, la régulation et la rénovation de l’image du sport reposent aussi largement sur des dispositifs de droit souple parfois plus aptes à appréhender la diversité des acteurs et des objectifs et la nature désormais internationale de cette pratique. La loi du 1er mars 2017 prévoit, par exemple, la rédaction de chartes de déontologie dans les fédérations délégataires. De son côté, le Conseil de l’Europe, qui œuvre activement depuis le début des années 2000 à l’éradication de la corruption dans le sport, a récemment adopté une recommandation sur la promotion de la bonne gouvernance dans ce domaine[14]. Cette dernière insiste sur l’importance des programmes de conformité et des incitations à destination des acteurs du monde sportif, au même titre qu’une législation nationale stricte et rigoureuse en matière de poursuites.
2. Ces évolutions ne suffiront toutefois pas à résoudre toutes les difficultés qui, pour certaines, devront trouver une réponse au niveau européen et mondial. Ainsi, en matière de paris sportifs illégaux, internet fournit un outil de contournement des législations nationales que seule une régulation internationale est susceptible d’appréhender. De la même manière, l’application d’une règle de fair-play financier ne pourra résulter que d’une régulation au moins régionale, comme cela a été fait par l’Union européenne des associations de football (UEFA) avec la création de l’instance de contrôle financier des clubs. Une réflexion sur la dimension européenne du sport a d’ailleurs été initiée par la Commission européenne dans une communication de janvier 2011[15] qui identifiait trois secteurs prioritaires d’évolution portant respectivement sur le rôle sociétal du sport, sa dimension économique et son organisation. Compte tenu des difficultés à faire naître une régulation mondiale, l’échelon européen offre des opportunités intéressantes à mettre en relation avec le poids de ses clubs sportifs. Il serait ainsi utile que l’Union européenne s’affirme davantage dans ce domaine qu’elle a finalement peu investi en dépit de déclarations fortes en faveur du sport dont elle a reconnu la fonction sociale et éducative[16]. Au-delà de ces déclarations[17], d’autres pistes plus normatives pourraient être examinées au sein de l’Union européenne pour progresser en faveur d’un sport plus intègre et conforme aux valeurs positives qui lui sont traditionnellement associées.
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Mesdames et Messieurs, le sport qui, au-delà de l’exercice physique, concourt à la santé publique et à l’éducation et la formation des citoyens revêt depuis l’origine une dimension sociale importante. Ce cycle de conférences a permis de mettre en évidence tout ce que nous devons au sport et ce que nous pouvons attendre de la pratique sportive à l’échelle d’une société. Il a aussi souligné les défis qui attendent le modèle sportif français. L’année 2019 est à cet égard une année importante. Plusieurs projets de réforme ont abouti pour faire évoluer le modèle sportif et lui donner un nouveau souffle. Les premiers résultats ne pourront toutefois être ressentis immédiatement et le bilan de cette nouvelle gouvernance devra être fait après quelques années de fonctionnement. Mais ces évolutions, les interrogations auxquelles elles tentent de répondre, sont autant de raisons qui justifient notre choix de consacrer l’étude annuelle 2019 du Conseil d’État au sport.
Avant de clore ce cycle de conférences, je souhaiterais par conséquent remercier la présidente de la section du rapport et des études, Martine de Boisdeffre, son rapporteur général, François Séners, et son rapporteur adjoint, Frédéric Pacoud, ainsi que l’ensemble des membres et des agents de la section du rapport et des études pour l’organisation de ce cycle de conférences et leur engagement au service de ce projet et de sa réussite. Je voudrais également remercier tous les intervenants qui se sont succédés au cours de ces six conférences et remercier le public très nombreux. Ce fut un succès avec pour chaque conférence des débats passionnants et fructueux. Je souhaite la même réussite à notre étude annuelle, qui paraîtra en septembre prochain.
[1]Texte écrit en collaboration avec Sarah Houllier, magistrat administratif, chargée de mission auprès du vice-président du Conseil d’État.
[2]Principalement, les collectivités territoriales, le mouvement sportif, le monde économique en plus de l’État.
[3]Par exemple, l’agence française de lutte contre le dopage et l’autorité de régulation des jeux en ligne.
[4]Décret n° 2019-347 du 20 avril 2019 portant application de l'article 83 de la loi n° 2019-1317 du 28 décembre 2018 de finances pour 2019 et de l'article 11 du décret n° 2019-346 du 20 avril 2019 modifiant les dispositions du code du sport (partie réglementaire).
[5]Décret n° 2013-289 du 4 avril 2013 portant création du Conseil national du sport.
[6]Chiffres du ministère des sports, « Répartition des licences masculines et féminines par fédération française agréée (hors ATP) en 2017 », accessibles à http://www.sports.gouv.fr/organisation/publication-chiffres-cles/Statistiques/Donnees-detaillees/article/Donnees-detaillees-2017 (11.06.2019)
[7]CJCE, 15 décembre 1995, Bosman, C-415/93.
[8]Loi n° 2017-261 du 1er mars 2017 visant à préserver l’éthique du sport, à renforcer la régulation et la transparence du sport professionnel et à améliorer la compétitivité des clubs.
[9]L’interdiction de parier a ainsi été étendue aux acteurs des compétitions sportives pour l’ensemble des compétitions de leur discipline (Art. L. 131-16 du code du sport).
[10]Titre II de la loi du 1er mars 2017.
[11]L’article 21 de la loi du 1er mars 2017 crée une Conférence permanent du sport féminin, instance consultative chargée de promouvoir la connaissance des pratiques sportives féminines et de les encourager.
[12]Ordonnance n° 2018-1178 du 19 décembre 2018 relative aux mesures relevant du domaine de la loi nécessaires pour parfaire la transposition en droit interne des principes du code mondial antidopage.
[13]Ordonnance n° 2018-603 du 11 juillet 2018 relative à la procédure disciplinaire devant l’Agence française de lutte contre le dopage, qui crée deux organes distincts pour les poursuites et le jugement des affaires.
[14]Recommandation adoptée par le Conseil des ministres du Conseil de l’Europe le 12 décembre 2018, Promotion de la bonne gouvernance dans le sport, [CM/Rec(2018)12].
[15]Communication de la Commission européenne du 18 janvier 2011, « Développer la dimension européenne dans le sport », COM(2011) 12 final.
[16]Article 165 du Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne.
[17]Voir, notamment, les conclusions du Conseil européen des 30 et 31 mai 2016 sur « le renforcement de l’intégrité, de la transparence et de la bonne gouvernance dans le cadre des grandes manifestations sportives ».