Le Conseil d’Etat et le droit international

Par Bernard Stirn, président de section au Conseil d’Etat
Discours
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Intervention de Bernard Stirn, professeur associé à Sciences Po, lors du Colloque sur l’internationalisation du droit administratif, au Centre de droit public comparé de l’université Paris II Panthéon-Assas

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Ce riche colloque sur l’internationalisation du droit administratif met en perspective de grandes évolutions du droit public. Consacrée aux « résistances », cette matinée est le moment où il m’a été demandé de parler du Conseil d’Etat et du droit international. A la vérité, les rapports du Conseil d’Etat avec le droit international sont moins marqués par la « résistance » que par la réception, l’entraînement, l’enrichissement et l’interaction.

Mais il est vrai que l’évolution a été progressive. Juge des actes et des agissements de l’administration, dans un cadre de droit interne, le Conseil d’Etat est, en effet, demeuré longtemps éloigné du droit international. Dans un ordre juridique construit autour de la souveraineté de l’Etat et de la primauté de la loi, il y avait peu d’interférences entre le droit international et les litiges portés devant le juge national. L’autorité même du droit international en droit interne est longtemps demeurée incertaine.  Le Conseil d’Etat connaissait à peine davantage du droit international au titre de ses attributions consultatives, pour donner des avis sur des projets de loi autorisant la ratification des traités et accords internationaux ou pour vérifier le respect du droit international par les projets de loi qui lui étaient soumis.  Mais avant la constitution de 1946, sa consultation sur les projets de loi était facultative et rarement mise en œuvre.

Aussi est-ce une véritable mutation qui s’est engagée aux lendemains de la seconde guerre mondiale. Plusieurs facteurs se sont alors conjugués pour rapprocher le Conseil d’Etat du droit international.

Le nombre, tout d’abord, des traités internationaux s’est considérablement accru et leur objet s’est diversifié. Aux classiques traités de paix ou de commerce se sont ajoutées des conventions portant sur des sujets de plus en plus variés.  Les chiffres sont révélateurs. Le nombre de traités conclus par la France était en moyenne de 4 par an entre 1881 et 1918. Il est passé à 14 entre 1919 et 1939, 80 entre 1945 et 1959, 145 de 1960 à 1979, 175 de 1980 à 1989, pour se stabiliser depuis autour de 120 à 150.

Dans le même temps, le cadre constitutionnel s’est modifié. Il a  conforté l’autorité des traités en droit interne, tandis qu’il rendait obligatoire la consultation du Conseil d’Etat sur tous les projets de loi.  La construction européenne s’est traduite par de multiples normes qui produisent des effets dans les domaines les plus divers. Des juridictions internationales se sont affirmées, avec en Europe une autorité particulière de la Cour de justice de l’Union européenne et de la Cour européenne des droits de l’homme. Dans un univers mondialisé, le droit s’est affranchi des frontières et détaché de l’Etat.

         Dans ce contexte, le Conseil d’Etat s’est trouvé de plus en plus fréquemment confronté au droit international. Il aurait pu en être déconcerté. S’exprimant comme organe de l’Etat, rendant la justice au nom du peuple français (27 février 2004, Mme Popin), ne risquait-il pas de perdre ses repères, voire son identité, dans un univers ouvert au droit international et, par là, nécessairement marqué par les cours internationales ?

La réalité s’est toutefois avérée différente. Loin d’être affaibli par la présence accrue des normes internationales, le Conseil d’Etat y a trouvé un champ élargi d’intervention. Ses contacts plus étroits avec le droit international ont stimulé sa jurisprudence. Lors d’un colloque organisé en 2015 avec la Cour de cassation sur le thème « L’ordre juridique national en prise avec le droit européen et international : questions de souveraineté ? », le vice-président Jean-Marc Sauvé déclarait : « l’ouverture de notre ordre juridique au droit international se manifeste par un triple phénomène d’incorporation, d’appropriation et d’imbrication ».

Plusieurs étapes marquantes ont ainsi été franchies, qui peuvent être illustrées par trois groupes d’observations.   Le Conseil d’Etat a pris toute sa part, avec le Conseil constitutionnel et le juge judiciaire, et en lien avec les cours européennes, à une redéfinition de la hiérarchie des normes que le nouveau contexte impliquait. Avec ses caractéristiques propres, la construction européenne a exercé une dynamique particulière, qui a conduit le Conseil d’Etat à pleinement inscrire le droit public français dans l’espace européen. Ces évolutions ont profondément renouvelé l’office même du Conseil d’Etat, désormais inscrit dans l’horizon international, ancré en Europe et marqué par le droit comparé.

La redéfinition de la hiérarchie des normes : la Constitution, les traités, la loi

          La redéfinition de la hiérarchie des normes trouve ses fondements dans l’évolution des textes constitutionnels qui, à partir de la constitution du 27 octobre 1946, et plus encore avec celle du 4 octobre 1958, ont fait le choix d’une conception moniste, dans laquelle les traités internationaux s’insèrent directement dans l’ordre interne, avec une autorité supérieure à celle des lois. 

       Le passage du dualisme au monisme, dans lequel droit international et droit interne relèvent d’un seul et même ensemble, résulte de la constitution du 27 octobre 1946. Son Préambule affirme que « la République française, fidèle à ses traditions, se conforme aux règles du droit public international » et proclame, dans l’esprit de la Charte des Nations Unies adoptée à San Francisco le 26 juin 1945, que la France consent, sous réserve de réciprocité, « aux limitations de souveraineté nécessaires à l’organisation et à la défense de la paix ». Son article 26 prévoit que « les traités diplomatiques régulièrement ratifiés et publiés ont force de loi ».

          La constitution du 4 octobre 1958 a poursuivi dans cette voie, en se référant au Préambule de 1946, et elle s’y est même engagée plus avant, puisque son article 55 prévoit que « les traités ou accords régulièrement ratifiés ou approuvés ont, dès leur publication, une autorité supérieure à celle des lois, sous réserve, pour chaque accord ou traité, de son application par l’autre partie ».

 Le Conseil d’Etat s’est rapidement inscrit dans ce nouveau cadre constitutionnel.

 Consulté à partir de 1946 sur tous les projets de loi, il s’est interrogé, dans ses avis, tant sur la conformité aux exigences constitutionnelles des traités dont le projet de loi de ratification lui était soumis que sur le respect par tous les projets de loi des engagements internationaux de la France. C’est ainsi, en particulier, qu’il a donné des avis favorables aux projets de loi qui autorisaient la ratification des traités de Paris de 1951 et de Rome de 1957 créant la CECA puis la Communauté Economique européenne et Euratom. 

Au contentieux, dès sa décision du 30 mai 1952, Mme Kirkwood, le Conseil d’Etat juge que la méconnaissance d’un traité international peut être invoquée à l’appui d’un recours pour excès de pouvoir dirigé contre un acte administratif, en l’espèce un décret d’extradition.

Dans le droit de la responsabilité, alignant les règles applicables aux traités sur celles qu’il avait dégagées pour les lois, le Conseil d’Etat a ouvert, par sa décision du 30 mars 1966, Compagnie générale d’énergie radioélectrique, la voie à une responsabilité sans faute de l’Etat en cas de préjudice grave et spécial résultant de l’incorporation d’une convention internationale dans l’ordre juridique interne. Sans être d’application fréquente, cette jurisprudence  joue néanmoins dans quelques hypothèses, par exemple, lorsque certaines ambassades adoptent des comportements peu recommandables. Ainsi un salarié d’une ambassade qui se heurte, pour obtenir le paiement de sommes qui lui sont dues, à l’immunité d’exécution dont bénéficient, en vertu du droit international, les représentations diplomatiques, peut se retourner vers l’Etat français, en mettant en cause sa responsabilité sans faute (CE, 14 octobre 2011, Mme Saleh).

Plus progressive a été la détermination exacte de la place des traités dans la hiérarchie des normes, pour reconnaître leur pleine supériorité des traités sur les lois, tout en consacrant, dans l’ordre juridique interne, la suprématie de la constitution.

         Nul doute que l’article 55 de la Constitution implique que la ratification et la publication d’un traité font obstacle à ce qu’une loi antérieure incompatible avec ce nouveau traité continue  de s’appliquer.  Une telle conséquence est d’autant plus logique que l’article 53 de la Constitution prévoit que les traités ou accords « qui modifient des dispositions de nature législative…ne peuvent être ratifiés ou approuvés qu’en vertu d’une loi ». La loi qui autorise la ratification ou l’approbation emporte l’abrogation des dispositions législatives antérieures contraires au nouveau traité.

          Beaucoup plus délicate était la question d’une loi postérieure à un traité qui se trouverait en contradiction avec les stipulations de celui-ci. Dans une telle hypothèse, le juge et, dans l’affirmative, quel juge, peut-il écarter l’application de la loi nouvelle ?

          Pour le Conseil constitutionnel, une telle mission n’entre pas dans son rôle de juge de la conformité des lois à la Constitution. Initiée par sa décision du 15 janvier 1975 sur la loi relative à l’interruption volontaire de grossesse, sa jurisprudence est demeurée constante sur ce point. L’introduction, par la révision du 23 juillet 2008, de la question prioritaire de constitutionnalité lui a donné l’occasion de réaffirmer la distinction entre « le contrôle de conformité des lois à la Constitution, qui incombe au Conseil constitutionnel, et le contrôle de leur compatibilité avec les engagements internationaux ou européens de la France, qui incombe aux juridictions administratives et judiciaires » (décision du 12 mai 2010, Jeux en ligne).

L’abstention du Conseil constitutionnel était une invitation pour les juges ordinaires, judiciaire ou administratif, à intervenir, afin de donner une portée effective à la règle posée par l’article 55 de la Constitution. Dans une décision du 3 décembre 1986, le Conseil constitutionnel indique qu’« il appartient aux divers organes de l’Etat de veiller à l’application des conventions internationales dans le cadre de leurs compétences respectives ». Appliquant lui-même cette directive, il vérifie, lorsqu’il intervient non pas comme juge constitutionnel mais comme juge électoral, la compatibilité des lois, même plus récentes, aux traités internationaux (CC, 21 octobre 1988, élections dans la 5ème circonscription du Val d’Oise).

Dans ce cadre, le Cour de cassation, raisonnant en termes de conflits de normes, s’est engagée dans la voie d’un contrôle par le juge judiciaire de la conformité des lois aux traités dès sa décision du 24 mai 1975, administration des douanes c/ société des cafés Jacques Vabre, rendue quelques mois après la décision IVG du Conseil constitutionnel.

La question était plus délicate pour le Conseil d’Etat. Juge de l’exécutif, il n’était pas évident pour lui d’affranchir le gouvernement de sa première responsabilité, qui est d’assurer l’application des lois, en jugeant que certaines lois, parce qu’elles méconnaissent les traités, ne doivent pas être appliquées. La place croissante du droit international, en particulier dans l’espace européen, la cohérence juridique, les jurisprudences concordantes sur ce point des différentes cours constitutionnelles et juridictions suprêmes européennes ont conduit le Conseil d’Etat à franchir le pas par sa décision Nicolo du 20 octobre 1989.

         La pleine supériorité des traités sur les lois est depuis lors reconnue et contrôlée par l’ensemble des juridictions, judiciaires et administratives. Au-delà de la hiérarchie des normes, le rôle du juge par rapport à la loi s’est trouvé modifié en profondeur. Le juge, qui ne pouvait, selon la conception légicentriste héritée de la Révolution française, qu’appliquer la loi, s’est vu reconnaître la compétence de s’assurer de sa validité au regard du droit international et le pouvoir, en cas de contrariété avec celui-ci, d’en paralyser l’application. Est ainsi apparu le « contrôle de conventionnalité » qui a transformé les rapports du juge et de la loi.

         Seules des exigences d’ordre public peuvent, dans des cas exceptionnels, conduire à ce qu’un traité ne fasse pas obstacle à l’application de la loi qui lui serait contraire. Après l’abolition de la peine de mort, le Conseil d’Etat a ainsi jugé qu’en vertu de l’ordre public français, l’extradition d’un étranger vers un pays qui pratique la peine de mort n’est possible, quels que soient les termes des conventions d’extradition, que si des assurances crédibles sont données qu’une sentence de mort, si elle est prononcée par le juge, ne sera pas mise en application (27 février 1987, Fidan ; 15 octobre 1993, Mme Aylor). Dans le même esprit, après l’adoption de la loi du 17 mai 2013 relative au mariage entre personnes de même sexe, la Cour de cassation a jugé qu’une convention franco-marocaine ne pouvait, sans méconnaître l’ordre public français, faire obstacle au mariage entre un Français et un Marocain (Cass, 28 janvier 2015).

Sous cette réserve de l’ordre public, le droit français affirme plus fermement la supériorité des traités sur les lois que plusieurs de nos voisins européens. Ainsi la Cour de Karlsruhe déduit de l’article 25 de la loi fondamentale allemande la supériorité sur la loi fédérale des seules règles générales du droit international, au nombre desquelles elle range la coutume internationale. Pour les stipulations des conventions internationales, en revanche, le juge allemand a seulement l’obligation de rechercher une interprétation de la loi qui leur soit conforme. Mais si l’effort d’interprétation n’aboutit pas, la loi fédérale plus récente l’emporte. La Cour de Karlsruhe l’a récemment réaffirmé (15 décembre 2015, 2 Bvl 1/12). Une telle démarche est proche de celle que le Human Rights Act de 1998 impose au juge britannique, qui doit s’efforcer de donner à la loi une interprétation compatible avec la convention européenne des droits de l’homme et, en cas d’impossibilité d’y parvenir, appeler l’attention du Parlement sur la contradiction qu’il n’a pu surmonter.

          Supérieur aux lois, le droit international demeure, en tout cas dans l’ordre juridique interne, dans une position subordonnée vis-à-vis de la Constitution. Par sa décision du 30 octobre 1988, Sarran et Levacher, le Conseil d’Etat a ouvert sur ce point une jurisprudence qu’en des termes voisins, la Cour de cassation (2 juin 2000, Pauline Fraisse) et le Conseil constitutionnel (décision du 19 novembre 2004 relative au traité établissant une constitution pour l’Europe) ont rejointe, pour affirmer la suprématie de la Constitution dans l’ordre juridique interne. Cette position est partagée par les différentes cours constitutionnelles et juridictions suprêmes européennes. La Cour suprême du Royaume-Uni fait prévaloir les principes constitutionnels britanniques sur le droit international et européen (22 janvier 2014, HS2). Particulièrement nette est la jurisprudence de la cour allemande de Karlsruhe, qui place au sommet de l’ordre juridique les droits fondamentaux garantis par la constitution fédérale. Au nom de droits attachés à l’identité constitutionnelle de l’Allemagne, elle a ainsi écarté la possibilité d’exécuter un mandat d’arrêt européen vers l’Italie, en l’absence, dans ce pays, de purge des contumaces (décision du 15 décembre 2015).

Deux sphères se distinguent, celle du droit international, dans laquelle un Etat ne saurait se délier de ses engagements en se prévalant de sa constitution, celle du droit interne, dont la constitution est la clé de voûte. Certes l’évolution du droit international entraîne des modifications de la Constitution. Ainsi la constitution française a-t-elle été révisée pour pouvoir appliquer pleinement l’accord de Schengen, pour ratifier les traités de Maastricht, d’Amsterdam et de Lisbonne, pour adopter le mandat d’arrêt européen, pour adhérer à la Cour pénale internationale. Une révision avait été adoptée pour autoriser la ratification du traité établissant une constitution pour l’Europe, que le référendum du 29 mai 2005 a rejetée.  Mais s’il intervient régulièrement pour autoriser les avancées du droit européen et du droit international, le pouvoir constituant demeure le maître d’accepter ou non ces modifications. En témoigne l’impossibilité pour la France, en l’absence de révision constitutionnelle qui l’autoriserait, de ratifier la convention du Conseil de l’Europe sur les langues régionales et minoritaires. La contrariété de cette convention avec la Constitution a été relevée tant par le Conseil d’Etat que par le Conseil constitutionnel. L’obstacle ne pourrait être levé que par une révision constitutionnelle. Plusieurs fois proposée, une telle révision n’a, pour l’instant en tout cas, pas abouti.

 Ces orientations générales s’appliquent dans l’espace européen. Par ses décisions du 8 février 2007, société Arcelor, et du 10 avril 2008, Conseil national des barreaux, le Conseil d’Etat a précisé les articulations nécessaires entre le droit européen, droit de l’Union et droit de la convention, et l’ordre constitutionnel. La logique conciliatrice qu’il a suivie est proche de celle qui inspire la jurisprudence du Conseil constitutionnel comme des autres cours constitutionnelles européennes, en particulier la cour de Karlsruhe. Reposant sur la distinction des ordres juridiques, elle permet de combiner la suprématie de la constitution dans l’ordre interne, la primauté du droit de l’Union et l’autorité de la convention.

          Une nouvelle hiérarchie des normes a ainsi été définie. Partagée par l’ensemble des pays européens, elle consacre la suprématie de la Constitution dans l’ordre juridique interne ainsi que la pleine supériorité des traités sur les lois. En même temps qu’il contribuait à définir cette hiérarchie, le Conseil d’Etat a progressivement inscrit le droit public français dans l’espace européen. 

 

L’inscription du droit public français dans l’espace européen

Un mouvement comparable de compréhension et de rapprochement s’est déroulé pour le droit de l’Union et pour les garanties de la convention européenne des droits de l’homme.

Sans doute le Conseil d’Etat a-t-il, dans un premier temps marqué sinon de la distance, en tout cas de la retenue à l’égard du droit communautaire, qu’il s’agisse des questions préjudicielles (19 juin 1964, société des pétroles Shell-Berre) ou de l’autorité des directives (22 décembre 1978, ministre de l’intérieur c/ Cohn-Bendit).

Mais ces premiers débats ont été complètement surmontés.

Sur le principe de l’obligation pour les juridictions suprêmes de poser des questions préjudicielles, la Cour de justice a retenu une position, proche de celle de l’acte clair, en jugeant qu’il n’y pas d’obligation lorsqu’elle s’est déjà prononcée ou lorsque « la correcte application du droit communautaire s’impose avec une telle évidence qu’elle ne laisse place à aucun doute raisonnable » (6 octobre 1982, CILFIT). Dans ce cadre clarifié, restait la pratique des questions préjudicielles. Elle est devenue très régulière pour le Conseil d’Etat à partir de 1988. Les sujets les plus délicats sont concernés, maïs transgénique, calcul du temps de travail, imposition du précompte dû par une société mère à raison des dividendes versés par ses filiales, droit au déréférencement sur internet. Avec 12 questions en 2016 et 14 en 2017, le Conseil d’Etat se situe dans la fourchette haute des cours suprêmes nationales. Sa jurisprudence a en même temps reconnu la pleine autorité des réponses données par la Cour de justice, dont l’interprétation s’impose à tous les Etats, quelle que soit la juridiction à l’origine de la saisine et même si la réponse donnée excède la question posée (11 décembre 2006, société de Groot En Slot Allium Bv).

Quant aux directives, la jurisprudence ministre de l’intérieur c/ Cohn-Bendit avait été progressivement vidée de sa portée avant d’être complètement abandonnée par la décision du 30 octobre 2009, Mme Perreux.

Le Conseil d’Etat reconnaît de manière générale l’existence d’un « ordre juridique intégré de l’Union européenne » et il précise que le juge national est « juge de droit commun de son application ». Le juge du référé liberté inclut dans son office le respect « des libertés fondamentales que l’ordre juridique de l’Union attache au statut de citoyen de l’Union » et prend les mesures nécessaires pour faire cesser une atteinte grave et manifestement illégale qu’une autorité administrative aurait portée « aux droits conférés par l’ordre juridique de l’Union européenne » (9 décembre 2014, Mme Pouabem).

         La même reconnaissance de l’ordre juridique de l’Union européenne se retrouve dans la jurisprudence du Tribunal des conflits, qui a adapté le mécanisme interne des questions préjudicielles entre les deux ordres de juridiction, en affirmant que chacun d’eux disposait d’une plénitude de juridiction pour appliquer le droit de l’Union, en saisissant si besoin la Cour de justice, mais sans jamais avoir à interroger, lorsque le droit de l’Union est en cause, les juges de l’autre ordre (17 octobre 2011, Préfet de la région Bretagne et SCEA du Chéneau).

         Des particularités du droit de l’Union sont affirmées sur de nombreuses questions. Lorsque des dispositions législatives empiètent sur le domaine réglementaire et méconnaissent le droit de l’Union, le gouvernement est tenu de faire usage des pouvoirs qu’il tient de l’article 37 de la Constitution pour les modifier ou les abroger par décret afin de mettre un terme à la violation de ce droit (3 décembre 1999, association ornithologique et mammalogique de Saône-et-Loire). Une loi de validation ne saurait avoir pour objet ou pour effet de soustraire au contrôle du juge des actes administratifs contraires au droit de l’Union (8 avril 2009, société Alcaly). Alors que la responsabilité de l’Etat du fait des décisions de justice ne peut être recherchée lorsqu’est en cause une décision définitive (29 décembre 1978, Darmont), il en va différemment, conformément à la jurisprudence de la Cour de justice (30 septembre 2003, Köbler), dans le cas où un arrêt, même émanant d’une cour suprême, aurait méconnu le droit de l’Union (18 juin 2008, Gestas).

Compte-tenu de la ratification tardive par la France de la convention européenne des droits de l’homme, en 1974, et de la reconnaissance en 1981 seulement du droit de recours individuel, le droit de la convention a pénétré le droit français bien après le droit communautaire. L’ampleur des conséquences de la convention était loin d’être prévisible. Mais sous l’impulsion dynamique de la Cour européenne des droits de l’homme, elle a été considérable.

Du côté du Conseil d’Etat, les principales aspérités ont été procédurales, qu’il s’agisse de sa double, fonction, consultative et contentieuse, ou du rôle du commissaire du gouvernement.

Mais elles ont été complètement surmontées.

Après son arrêt Procola du 28 septembre 1995, la Cour européenne des droits de l’homme a précisé que la double fonction, consultative et contentieuse d’un conseil d’Etat, comme en Italie, aux Pays-Bas, en Belgique, en Grèce, ne se heurtait pas à un quelconque obstacle de principe mais supposait des précautions pour qu’une même personne n’intervienne pas sur une même affaire comme conseiller puis comme juge (6 mai 2003, Kleyn ; 9 novembre 2006, Sacilor-Lormines). Le décret du 6 mars 2008 a été pris afin d’apporter à cet égard les aménagements nécessaires pour mieux séparer les deux attributions du Conseil d’Etat. La Cour européenne des droits de l’homme a constaté  que la dualité de fonctions y était désormais exercée dans des conditions parfaitement respectueuses des exigences du procès équitable (30 juin 2009, UFC que Choisir Côte d’Or et 8 mars 2011, Escoffier c/ France).

Propre à la France, l’institution du commissaire du gouvernement a été plus délicate à faire comprendre. Pour lever les ambiguïtés qui pouvaient venir de son titre, le décret du 7 janvier 2009 lui a donné la dénomination, plus conforme à la réalité de ses fonctions, de rapporteur public. La procédure a été adaptée, communication du sens des conclusions avant l’audience, possibilité de reprendre la parole après les conclusions, droit de demander que le rapporteur public n’assiste pas au délibéré, statut mieux affirmé de la note en délibéré. Par son arrêt du 4 juin 2013 Marc-Antoine, la Cour européenne des droits de l’homme a jugé que le rapporteur public accomplissait désormais son office dans des conditions qui non seulement sont compatibles avec les standards européens mais qui renforcent l’équité et la qualité du procès.

Sur le fond du droit, une conception largement partagée des droits fondamentaux a évité les tensions entre le Conseil d’Etat et la Cour européenne des droits de l’homme. Dès ses arrêts Belgacem et Beldjoudi du 19 avril 1991, le Conseil d’Etat incorpore le droit au respect de la vie privée et familiale garanti par l’article 8 de la convention parmi les exigences que les mesures d’éloignement des étrangers doivent respecter. Sa jurisprudence donne leur pleine portée aux arrêts de la Cour, qu’il s’agisse, par exemple, après la constatation par la Cour d’une méconnaissance des exigences conventionnelles, de reprendre une sanction administrative (20 juillet 2014, Vernes) ou un décret d’extradition (22 décembre 2017, Rafaa).

La qualité du dialogue avec la Cour, comme le souci de celle-ci de donner toute leur place aux marges nationales d’appréciation, assure une concordance des jurisprudences. Particulièrement significative a été la douloureuse affaire Vincent Lambert, où la Cour européenne de l’homme a confirmé les solutions dégagées par les décisions du Conseil d’Etat du 14 février et du 24 juin 2014, en relevant, dans son arrêt du 5 juin 2015, que, devant le Conseil d’Etat,  l’affaire a « fait l’objet d’un examen approfondi où tous les points de vue ont pu s’exprimer et tous les aspects avaient été mûrement pesés, au vu tant d’une expertise médicale détaillée que d’observations générales des plus hautes instances médicales et éthiques ».

D’emblée le Conseil d’Etat a accueilli avec faveur le projet de protocole n°16, qui permet aux cours  suprêmes nationales de saisir la Cour européenne des droits de l’homme de questions relatives à l’interprétation de la convention.  La ratification de ce protocole par la France, qui permet son entrée en vigueur le 1er août 2018, facilitera encore le dialogue avec la Cour de Strasbourg.

L’office du Conseil d’Etat inscrit dans l’horizon international, ancré en Europe et marqué par le droit comparé

Devenu familier du droit européen et international, le Conseil d’Etat y a trouvé de nouvelles sources d’intervention et d’inspiration.

La  pleine supériorité des traités sur les lois l’a  conduit à étendre son contrôle sur les points qui déterminent l’introduction des conventions internationales dans l’ordre juridique interne.

Longtemps qualifiées d’actes de gouvernement, dont le juge vérifiait seulement l’existence matérielle mais sans pouvoir s’interroger sur leur régularité, la ratification ou l’approbation des traités sont désormais soumises au contrôle du juge chargé d’appliquer le traité qu’elles ont fait pénétrer dans l’ordre juridique interne. Il revient, en particulier, au juge de s’assurer que, lorsqu’elle est nécessaire, l’autorisation du Parlement a été recueillie (18 décembre 1998, SARL du parc d’activités de Blotzheim). Une irrégularité sur ce point peut même être invoquée par voie d’exception (5 mars 2003, Aggoun).

Parce qu’il était regardé comme le seul interprète autorisé des traités conclus par la France, le ministre des affaires étrangères était, en vertu d’une jurisprudence séculaire, saisi par le juge administratif comme par le juge judiciaire, en cas de difficulté rencontrée pour comprendre le sens d’un accord international. Le Conseil d’Etat (29 juin 1990, GISTI), comme   la Cour de cassation (19 décembre 1995, Banque africaine de développement), ont mis fin à ces renvois préjudiciels au ministre, en décidant qu’il appartenait au juge administratif comme au juge judiciaire d’interpréter eux-mêmes les traités internationaux, comme ils interprètent les autres normes qu’ils ont à appliquer. Une telle évolution s’imposait au demeurant pour satisfaire sur ce point aux exigences du procès équitable formulées par la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH, 24 novembre 1994, consorts Beaumartin).

Seule la question de savoir si la condition de réciprocité était satisfaite a continué pendant un temps de faire l’objet d’un renvoi au ministre des affaires étrangères. Mais cette solution, elle aussi condamnée par la Cour européenne des droits de l’homme (13 février 2003, Chevrol c/ France),  a été abandonnée. Au vu des échanges contradictoires, et notamment des observations présentées par le ministre des affaires étrangères, le juge détermine désormais lui-même si la condition de réciprocité est remplie (9 juillet 2010, Mme Cheriet-Benseghir). Comme le Conseil constitutionnel (décision du 22 janvier 1999), le Conseil d’Etat juge en outre que les caractéristiques propres du droit de l’Union européenne comme de la convention européenne des droits de l’homme font obstacle à ce que la condition de réciprocité  puisse être invoquée dans leur cadre.

La place accrue du droit international conduit le Conseil d’Etat à faire application non seulement du droit international public mais aussi du droit international privé. Tel est notamment le cas pour des questions qui touchent au droit des personnes ou au droit des contrats. Pour apprécier la légalité d’un refus de visa opposé à une personne qui se prévaut de la qualité de conjoint de Français, le Conseil d’Etat s’interroge ainsi sur la portée d’un jugement étranger de divorce (23 décembre 2011, Mme Benfrid). Un contrat conclu à l’étranger et qui n’est en aucune façon régi par le droit français ne relève pas du juge administratif (19 novembre 1999, Tegos). Le Tribunal des conflits a jugé que le juge administratif avait compétence pour contrôler la conformité de sentences arbitrales, même internationales, « aux règles impératives du droit public français relatives à l’occupation du domaine public ou à celles qui régissent la commande publique et applicables aux marchés publics, aux contrats de partenariat et aux contrats de délégation de service public » (17 mai 2010, INSERM et 11 avril 20016, société Fosmax). Le Conseil d’Etat a défini en conséquence le contrôle particulier qu’il lui revient d’exercer comme juge d’appel des sentences arbitrales internationales (9 novembre 2016, société Fosmax).

Devant la diversité des accords internationaux, le Conseil d’Etat a eu à préciser les conditions de l’effet direct des traités, à s’interroger sur la place de la coutume internationale et à prendre parti sur les conséquences à tirer d’éventuelles contradictions entre deux engagements internationaux.

         Certains traités, ou certaines stipulations de traités, n’entendent créer d’obligations qu’entre les Etats et demeurent en conséquence dépourvus d’effet direct en droit interne. Le Conseil d’Etat a précisé qu’il revient dans chaque cas au juge d’apprécier si un effet direct s’attache ou non à une clause d’un accord international, « eu égard à l’intention exprimée des parties et à l’économie générale du traité invoqué, ainsi qu’à son contenu et à ses termes » (11 avril 2012, GISTI). Proches de ceux retenus par la Cour de justice de l’Union européenne pour apprécier l’applicabilité des traités conclus par l’Union, ces critères sont convergents avec ceux qu’utilise la Cour de cassation.  Conseil d’Etat et Cour de cassation sont ainsi parvenus à une harmonie de jurisprudence sur l’effet direct ou l’absence d’effet direct de nombreuses stipulations de conventions internationales qu’ils appliquent tous deux, en particulier la convention sur les droits de l’enfant ainsi que les pactes des Nations-Unies sur les droits civils et politiques et sur les droits économiques et sociaux.

         Longtemps réservé à l’égard de la coutume internationale, le Conseil d’Etat  en fait application depuis sa décision Aquarone, du 6 juin 1997, qui concernait l’imposition en France de la pension de retraite servie à un ancien greffier de la Cour internationale de justice. De même la décision Mme Saleh du 14 octobre 2011 fonde l’immunité d’exécution des Etats sur les « règles coutumières du droit public international ». Sa jurisprudence précise toutefois que la supériorité que l’article 55 de la Constitution reconnaît aux traités sur les lois ne s’étend pas à la coutume internationale. Celle-ci ne s’impose donc qu’en l’absence de loi contraire.

Le droit international peut enfin laisser apparaître des contradictions entre différents traités. Certes les Etats sont supposés avoir un comportement rationnel qui leur évite en principe de souscrire à des engagements incohérents entre eux. Mais le développement même du droit international s’accompagne inévitablement de risques accrus de stipulations difficiles à concilier entre elles.

         Pour le juge, la situation est d’autant plus délicate que le droit international n’établit pas de hiérarchie entre les traités et ne donne pas de mode d’emploi pour résoudre les éventuels conflits entre eux. Le Conseil d’Etat s’est trouvé confronté à une telle interrogation dans une affaire où il était soutenu que l’accord entre la France et la Russie sur l’indemnisation des porteurs de titres d’emprunts russes avait introduit une discrimination prohibée par la convention européenne des droits de l’homme en réservant les droits à réparation aux seuls Français. Eclairé par la riche contribution demandée, comme amicus curiae, au président Gilbert Guillaume, le Conseil d’Etat a indiqué, dans sa décision du 23 décembre 2011 Kandyrine de Brito Païva, qu’il appartient au juge national de chercher à concilier les traités, au besoin en les interprétant « au regard des règles et principes à valeur constitutionnelle et des principes d’ordre public ». Dans l’hypothèse, certainement très exceptionnelle, où un tel effort de conciliation demeurerait vain, il reviendrait au juge, conformément à la nature du droit international, d’appliquer le traité sur le terrain duquel l’Etat a entendu se placer, quitte à engager le cas échéant sa responsabilité internationale. Le Conseil d’Etat précise que ces règles de conciliation ne s’appliquent toutefois pas lorsqu’est en cause « l’ordre juridique intégré que constitue l’Union européenne ».

         Outre le droit international, le Conseil d’Etat se réfère de plus en plus au droit comparé. Pour ses avis comme pour ses arrêts les plus importants, il a besoin, afin de se prononcer en pleine connaissance de cause, de connaître les évolutions législatives, administratives, jurisprudentielles observées dans les autres pays, en particulier européens. Chargée d’une mission de veille comme de recherche documentaire, une cellule de droit comparé a été créée en 2008 au sein du Centre de recherches et de diffusion juridiques. Des éléments de droit comparé se trouvent de plus en plus souvent dans les conclusions des rapporteurs publics. De telles évolutions ne peuvent qu’encourager les travaux, notamment universitaires, en droit comparé. Il est à souhaiter qu’en droit administratif, le droit comparé retrouve une vigueur qui s’était quelque peu estompée.

         Le droit lui-même se détache de la territorialité, pour produire ses effets au-delà des Etats. Le droit de l’internet, celui de l’environnement ou du sport sont, à cet égard, particulièrement significatifs de normes qui dépassent les Etats nations. Mais les échanges et la fiscalité, la régulation, certains aspects du droit civil, la prévention des risques majeurs, la répression des infractions les plus graves sont aussi concernés. Le Conseil d’Etat a organisé dans cet esprit en 2015 et 2016 un cycle de conférences sur droit comparé et territorialité du droit. 

         Dans un univers où les échanges se multiplient en même temps que les frontières s’estompent, le Conseil d’Etat rencontre, interprète, applique de plus en plus le droit international. De nouveaux horizons se sont ouverts pour lui qui, loin de limiter ou d’aliéner son pouvoir régulateur, lui ont au contraire dessiné des frontières plus larges, sources de créativité et d’autorité.

Il appartient au Conseil d’Etat, comme aux autres institutions, d’exercer son office dans l’espace européen et dans le monde global. La manière dont il s’est accoutumé au droit européen et international ne fait pas apparaître une résistance mais plutôt une évolution progressive, ouverte et déterminée. De plus en plus, sa jurisprudence se situe dans les vastes espaces ouverts par le droit international, la construction européenne et le droit comparé. Par sa force, sa dynamique, le mouvement engagé est porteur des meilleurs espoirs.