La production de la sécurité publique

Par Francis Lamy, conseiller d'État - Ancien préfet de région
Discours
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Intervention du 17 septembre 2015 lors du colloque sur l’Ordre public, organisé par l’Association française de philosophie du droit les 17 et 18 septembre 2015.

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Colloque sur l’Ordre public, organisé par l’Association française de philosophie du droit les 17 et 18 septembre 2015

Intervention le 17 septembre 2015 de Francis Lamy, conseiller d'État - Ancien préfet de région

Je tiens tout spécialement à remercier M. Sève qui a eu l’initiative d’organiser ce colloque, la fondation Jean Jaurès qui nous reçoit, ainsi que M. le Professeur Gaudemet, qui préside cette matinée.

Le sujet sur lequel vous m’avez demandé d’intervenir est ambitieux.

Je n’ai bien évidemment pas la prétention de dire comment il faut faire. Ceux qui ont exercé les fonctions de préfet le savent bien, c’est dans cette mission que l’on peut être confronté aux difficultés les plus grandes et aux événements les plus graves.

Il faut l’aborder avec modestie.

J’essaierai se dire sur quelques points, à partir d’une expérience – forcément limitée et sub­jective – comment la question se pose à l’autorité de police administrative générale qu’est le préfet, et comment il agit et avec qui.

Je ferai trois remarques en introduction.

1. – Je commencerai par un préalable : la production de la sécurité publique c’est la défense des libertés et des droits de la personne, c’est la défense d’un ordre dont la finalité est la protection des libertés publiques, la sécurité des personnes et des biens en faisant partie intégrante.

L’ordre public est un objectif à valeur constitutionnelle comme l’a jugé à de nombreuses reprises le Conseil constitutionnel. Mais il est au service des libertés. « La sécurité est un droit fondamental et l’une des conditions de l’exercice des libertés individuelles et collectives », comme l’affirme l’article 1er de la loi du 21 janvier 1995 d’orientation et de programmation relative à la sécurité.

Être au service des libertés de ses concitoyens : il ne peut y avoir d’autre état d’esprit, d’autre but quand, par ses fonctions, on participe à la sécurité publique et, à commencer, quand on en est le responsable dans un département, c’est-à-dire le préfet.

Les libertés comme finalité de l’ordre public :

- c’est ce que comme préfet on peut être conduit à rappeler, par exemple lors de réunions préparatoires de manifestations sur la voie publique s’annonçant difficiles ;

- c’est aussi le sens de l’affichage de la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen dans les commissariats ou les brigades de gendarmerie ;

- c’est enfin le sens de la jurisprudence du Conseil d’État Benjamin du 19 mai 1933[i].

 

2. – Si le sujet se réfère à la police administrative, à commencer par celle qui incombe à l’État– le maire agissant comme autorité de police engageant la commune – il faut souligner combien la répression pénale, l’autorité judiciaire, participent évidemment à la sécurité publique.

Est-il en effet besoin de rappeler que l’ordre public repose sur deux piliers : la prévention et la répression pénale, la police administrative et l’ensemble pénal, de l’opération de police judi­ciaire à la maison d’arrêt et aux mesures de suivi lorsqu’elles existent (par exemple la mesure de sûreté que constitue le fichier judiciaire national automatisé des auteurs d’infractions terroristes crée par la loi du 24 juillet 2015 relative au renseignement).

L’autorité judiciaire participe à l’ordre public : à travers la coproduction de la sécurité publique – notamment dans le cadre de l’action conjointe préfets/procureurs, à travers les états-majors de sécurité (j’y reviendrai) – mais aussi en propre.

Sans répression pénale il ne peut y avoir de sécurité publique.

L’absence d’interpellations à l’occasion de troubles graves, une réponse pénale défaillante (au stade de la garde à vue, de la détention provisoire ou de la peine) fragiliseront l’autorité de l’État, feront perdre à l’action de prévention des désordres, à la présence sur la voie publique des policiers et des gendarmes, aux interpellations en flagrant délit une grande partie de leur force.

Elle démobilisera les fonctionnaires de police et de gendarmerie, donnera le sentiment de l’abandon aux victimes et à ceux qui sont les plus exposés à la délinquance, et qui sont souvent les plus modestes.

Elle ajoutera au sentiment d’insécurité le sentiment d’impunité qui mine le pacte social en même temps qu’il encourage objectivement la délinquance.

Le plus sûr moyen sûr de faire baisser les crimes – et souvent aussi de ramener le calme – est l’élucidation de ceux-ci, la neutralisation de leurs auteurs, et l’intimidation de leur environ­nement par une réponse pénale proportionnée au trouble causé et propre à dissuader sa réitération.

Dans l’ensemble judiciaire le procureur a un rôle essentiel, parce qu’il met en œuvre l’action publique, et aussi en ce que son action s’insère dans un réseau de relations, aux côtés souvent du préfet, avec les autorités et les forces opérationnelles de la sécurité publique, en ce qu’il participe à la coproduction de la sécurité publique, par des actions préventives.

Mais au bout de la chaîne le juge pénal aussi a sa responsabilité, même si sa mission est de juger ce qui a été commis et non d’assurer la sécurité publique, ce qui est la responsa­bilité du préfet.

On pourrait évoquer aussi le rôle du juge de l’exécution des peines, du système pénitentiaire, des services de la protection judiciaire de la jeunesse. Leur place, leur rôle dans la politique de sécurité, les effets de leurs décisions, leurs moyens sont au cœur de débats poli­tiques. L’actualité nous le rappelle souvent, parfois de façon tragique et il était nécessaire de le rappeler ici aussi, même si ce n’est pas l’objet de mon propos.

 

3. – De quoi parle-t-on ?

D’ordre public, mais d’ordre public au sens de la sécurité publique, c’est-à-dire notam­ment de la sécurité sur la voie publique – mission quotidienne des services de police et de gendarmerie et première mission du préfet – et au sens aussi de la prévention de la délinquance, notions définies dans le code de la sécurité intérieure.

Je ne parlerai pas de la sécurité civile, même si au sens général il s’agit de sécurité publique et au sens juridique de police administrative générale sous la responsabilité du maire et du préfet. Elle est un sujet à part, par les circonstances et les moyens de son action.

J’aborderai le sujet de la production de la sécurité publique sous trois angles :

- le contexte ;

- l’action ;

- et je dirai un mot des moyens en conclusion.

I. — Le contexte

La production de la sécurité publique est toujours fonction d’un contexte particulier. Des phénomènes nouveaux apparaissent, parfois s’inscrivent dans une certaine durée, parfois se développent sur l’ensemble du territoire national (rave parties, apéros géants, ZAD…). Les urgences diffèrent d’une situation à l’autre. Mais c’est une donnée de fait importante que la question de la sécurité publique ne se pose pas de la même manière selon l’endroit et la géogra­phie : les besoins, les attentes de la population, et les réponses à apporter ne sont pas les mêmes.

Il y a une politique nationale, des objectifs communs, mais la mise en œuvre, elle, se fait toujours dans un contexte particulier et doit être adaptée à celui-ci.

A. — Il y a d’abord ce que l’on retrouve dans presque tous les départements, à des échelles diverses, c’est-à-dire des types de territoires – zones rurales, urbaines, péri­urbaines, banlieue – où les formes de délinquances et d’insécurité ont des traits dominants spécifiques, où les enjeux de sécurité publique diffèrent, et appellent des modes opératoires distincts, avec une summa divisio en termes d’organisation, la (ou les) zone(s) gendarmerie et la (ou les) zone(s) police.

Si les violences urbaines sont surtout le fait des grands centres urbains, elles peuvent survenir aussi, à leur échelle, dans de petites agglomérations, dans des départements ruraux. Il faut souligner aussi que l’extension des zones périurbaines, la « rurbanisation », s’est accom­pagnée de l’importation, dans les campagnes touchées par ces transformations, de formes de délinquance urbaines – trafics de stupéfiants, incivilités, petite délinquance de voie publique – qui peuvent avoir par leur caractère relativement nouveau des effets d’autant plus trauma­tisants sur les populations plus anciennement établies. Pour la gendarmerie qui est dans ces zones périurbaines, cela a nécessité d’adapter ses modes opératoires.

Pour le responsable départemental de la sécurité publique qu’est le préfet – secondé par les sous-préfets d’arrondissement, le DDSP et le colonel commandant le groupement de gendar­merie – la bonne production de sécurité publique a un préalable : avoir une connaissance suffisamment fine géographiquement de la réalité de délinquance et de l’insécurité, pour, à partir de cette réalité géographique, fixer des objectifs suffisamment territorialisés lorsqu’ils peuvent l’être, et concentrer les attentions et les actions là où il faut. Cette dimension de l’action est essentielle. Elle suppose une implication du préfet allant bien au-delà des événe­ments d’importance départementale et de la traditionnelle réunion hebdomadaire de police au niveau départemental. Cette dernière pourra être utilement doublée de réunions de travail « thématiques » (les cambriolages, le trafic de stupéfiants, les vols de métaux), ou géogra­phiques, par bassins de délinquance préalablement identifiés, avec les responsables concernés de la police ou de la gendarmerie.

B. — D’autre part, et les préfets ayant eu plusieurs affectations le savent bien, suivant les latitudes et les particularités historiques et culturelles, les enjeux de sécurité publique peu­vent différer profondément, aussi bien dans leur réalité que dans leur perception par la popula­tion et ses élus, à commencer par les maires en raison autant des responsabilités qui sont les leurs que de leur lien avec la population.

Chaque endroit est différent et a des particularités et des exigences qui lui sont propres : il suffit de citer certaines régions ou villes pour le mesurer d’emblée. Même sans avoir de compétence particulière dans ce domaine, chacun sait bien qu’à Paris, Marseille, dans certains départements de la région île de France, sur la Côte d’Azur, en Corse les enjeux ne sont pas les mêmes qu’en Auvergne, dans le Limousin ou en Franche Comté.

Il y a des endroits où la contestation est plus rugueuse, d’autres où c’est la criminalité organisée qui est plus présente.

Il y a un rapport de la population et de ses représentants locaux élus avec la force publique et l’État qui n’est pas le même selon le lieu. Les raisons peuvent être liées à l’importance des problèmes de sécurité publique ou au contraire être étrangères à ceux-ci, et s’expliquer par l’histoire des relations entre un territoire et l’État central.

Pour illustrer mes propos, je dirai que la première prise de parole d’un préfet nommé dans les Alpes-Maritimes risquerait d’être mal comprise si celui-ci n’affirme pas d’emblée que la sécurité publique est sa toute première priorité, alors que, nommé en Auvergne, il sera mieux inspiré en consacrant ses premiers déplacements à l’agriculture, l’industrie ou l’emploi.

Une autre illustration est la différence de moyens que les communes consacrent à la sécurité. Les villes du littoral de la Côte d’Azur, à commencer par Nice, ont les effectifs de police municipale les plus importants et les plus professionnalisés de France, les réseaux les plus développés de caméras de vidéo protection. Le département des Alpes-Maritimes est celui où le Conseil général participe le plus au financement des équipements de la police et de la gendarmerie nationale. Cet engagement des collectivités locales est sans équivalent. Il constitue indéniablement un atout pour la sécurité publique dans les territoires concernés. L’enjeu est d’en tirer le meilleur profit, grâce notamment au développement de coopérations entre police et gendarmerie nationale d’une part et polices municipales d’autre part.

Inversement dans d’autres territoires – grandes villes comprises, comme Clermont-Ferrand – la sécurité pourra être vue comme une responsabilité exclusive de l’État, les polices municipales y seront peu développées et la vidéo-protection considérée comme peu utile, voire regardée avec méfiance.

Mais pour le préfet, responsable de la sécurité publique dans le département, quel que soit l’endroit, la sécurité est bien toujours sa première mission. Au-delà des personnalités des uns et des autres, il le fera dans un contexte profondément différent, avec des moyens, une présence, et un discours différents.

II. — L'action

Après le contexte quelques mots sur l’action. La production de la sécurité publique c’est de l’action, celle de l’agent qui est sur la voie publique, celle du préfet, voire celle de plus hautes autorités de l’État en cas de crise majeure, en passant par celle de services, des maires, et aussi d’associations.

La production de sécurité publique recouvre plusieurs types d’action :

- anticiper plutôt que réagir ;

- réagir de façon appropriée et à bon escient ;

- dialoguer et négocier autant que possible avant le recours à la force publique, autant que nécessaire et autant que possible lorsqu’il n’y a pas d’autre solution.

A. — Anticiper

Anticiper, agir en amont, surveiller, préparer pour ne pas réagir sous la contrainte, ou ne pas agir dans l’improvisation, réduire l’incertitude et les aléas autant que possible est inhérent à la police administrative, puisque celle-ci se définit comme la prévention des désordres et le rétablissement de l’ordre, rétablissement de l’ordre qui n’est d’ailleurs rien d’autre que la prévention de désordres futurs immédiats.

Donc l’anticipation est à la base de la production de la sécurité publique par les autorités compétentes. Mais celle-ci est loin de se réduire à la présence sur la voie publique des agents de police et de gendarmerie, sujet ô combien important, notamment parce que c’est le lien le plus visible entre la police et la gendarmerie nationale et la population. Il mériterait à lui seul de longs développements car le contexte a beaucoup évolué ces dernières années (développement de la vidéo-protection, création des « brigades anticriminalité », développement des polices municipales, existence de « zones de non droit », etc.).

Faute de temps, je donnerai trois autres exemples au cœur de cette première forme de production de la sécurité publique, que sont la prévention et l’anticipation, qui permettent d’illustrer l’étendue de son champ et la variété des actions qu’elle recouvre :

- le renseignement ;

- la prévention de la délinquance ;

- la planification de grands événements.

1.  Le renseignement :

- Chaque préfet a pu mesurer l’importance du renseignement général (ex « RG ») dans son activité quotidienne. Le rôle du renseignement général auprès des préfets est essentiel pour le bon accomplissement de leur mission de direction de la sécurité publique dans le départe­ment, celui de la police, en ville, comme celui des militaires de la gendarmerie, dans la profondeur du territoire .

L’impression que j’en retire, est qu’il est fiable et efficace avec les interlocuteurs tradition­nels (syndicats professionnels, mouvements associatifs etc…) de l’État, mais qu’il est impératif de développer son intervention en direction des « quartiers difficiles », de nouer et dévelop­per des relations de confiance entre les fonctionnaires du renseignement général et des inter­locuteurs vivant dans ces quartiers ainsi que des acteurs de la vie de ces quartiers. La difficulté tient aux phénomènes du communautarisme et du repli sur soi d’une partie des populations concernées. Mais ces phénomènes rendent ce travail d’autant plus nécessaire.

– Le renseignement axé sur les menaces majeures a vu son activité territoriale se concentrer prioritairement sur l’islamisme radical et les phénomènes de radicalisation. Cette dimension était déjà présente en 2006, y compris alors dans des territoires ruraux. Mais elle a pris une importance croissante ces dernières années, liée à la fois à une réalité « sociale » propre à une partie de la société française d’aujourd’hui, et à l’engagement de la France dans la lutte contre le terrorisme islamiste sur des théâtres d’opérations extérieurs.

Ce phénomène conduit à deux types d'actions :

• celles qui relèvent de la protection des mineurs face au djihad, y compris le lien avec les familles, ou – parce que le phénomène s’accompagne d’une délinquance « classique » – qui relèvent de la lutte contre la délinquance ; elles sont prises en charge par les préfets ou conduites sous leur autorité,

• celles qui sont conduites en « milieu fermé » et sont du domaine du renseignement intérieur, sujets sur lesquels les préfets sont informés « dans la limite du besoin d’en connaître » ; une des questions clés, en termes de production de sécurité, c’est de savoir « quand basculer du renseignement administratif à la “judiciarisation ” et à la neutralisation judi­ciaire », la décision étant prise au niveau central par le service spécialisé avec un arbitrage entre l’intérêt présenté par la poursuite du renseignement, l’intérêt que peut représenter en termes de sécurité publique la neutralisation, par la voie judiciaire, d’un ou plusieurs individus, et l’intérêt que représente l’engagement d’une procédure pénale aux fins de réprimer des infractions liées au terrorisme (comme l’infraction d’association de mal­faiteurs en vue de préparer des actes de terroristes, définie par l’article 421-2-1 du code pénal créé par la loi du 22 juillet 1996, à la suite des attentats de l’été 1995 et qui permet notamment de poursuivre les actes préparatoires, comme le recrutement d’individus, les repérages de cibles, ou encore l’acquisition et la détention de matériel devant servir au projet terroriste).

2. – Le deuxième exemple de cette action préventive et d’anticipation concerne ce qu’on appelle la « prévention de la délinquance ».

C’est de l’action d’une nature différente, partenariale, et qui est administrative au sens commun. L’expression est devenue familière pour les acteurs locaux, et c’est largement de la « coproduction » de sécurité qui associe l’État, ses autorités administratives et judiciaires, les services de l’éducation, de la santé de la jeunesse et des sports, les collectivités territoriales, les associations, et aussi les acteurs du logement de la santé et je ne suis pas exhaustif. Le maire en est le pivot en application de la loi du 5 mars 2007.

Cette coproduction particulière de sécurité publique s’est beaucoup développée, struc­turée, organisée ces dix dernières années, dans le cadre de la loi de 2007.

Elle est une des illustrations – avec la lutte contre la fraude aux finances publiques par exemple – d’un mode d’action des autorités et des services concernés qui s’est beaucoup développé et qui repose sur le décloisonnement entre services de l’État, et sur les coopérations entre l’autorité administrative et l’autorité judiciaire, entre l’État et les collectivités territo­riales ou les organismes de protection sociale.

Pour cette coproduction de sécurité publique qu’est la « prévention de la délinquance » conduite dans le cadre de la loi de 2007, on a affaire à des responsables qui sont en réseau, avec l’institutionnalisation de groupes, de réunions, des diagnostics et des objectifs partagés, des actions communes, des financements croisés etc….

Dans beaucoup d’endroits les effets de ces actions sont très positifs. Il y a un risque cepen­dant, c’est celui de la bureaucratisation, de la routine, du saupoudrage du tissu associatif.

La clé de l’action, c’est l’implication personnelle du maire, du préfet, ou d’un sous-préfet, du procureur, la qualité du tissu associatif, bien plus que les subventions.

3. – Le dernier exemple d’action d’anticipation, est la préparation de grands événement, comme un sommet international (certains départements sont plus concernés que d’autres : entre 2008 et 2011 plusieurs sommets eurent lieu dans les Alpes-Maritimes : sommet UE-Russie ; sommet Afrique France ; sommet Chine France, G20), ou un grand rassemblement de population, à l’occasion d’événements festifs ou sportifs notamment.

Ces événements comportent des enjeux de sécurité publique qu’il n’est pas besoin de détailler pour les sommets internationaux – manifestations, risques de débordements « alter-mondialistes », risque terroriste etc… – qui appellent des mesures exceptionnelles affectant la circulation des personnes, la circulation maritime et aérienne, et une organisation et une logistique sans failles.

Leur préparation est un exercice de planification et d’organisation aujourd’hui bien rodé, avec une méthodologie et une doctrine exprimées dans les circulaires successives du ministre de l’intérieur (par exemple circulaire/guide pratique de juillet 2010).

La préparation, la mise en œuvre sont assurées sous l’autorité du préfet, avec l’appui et le soutien des services centraux.

Pour un sommet international il s’agit d’un exercice de planification intégré (police, gen­darmerie, défense, hôpitaux, judiciaire, communes, département, aviation civile, héberge­ment…) sous l’autorité du préfet, préparé pendant plusieurs mois, avec la mobilisation de moyens très importants, de sécurité notamment, avec la mobilisation des services spécialisés du renseignement, avec une communication et une information très organisées, à destination de la population locale, des acteurs économiques locaux, des élus.

Le ou les jours « J », c’est le préfet qui est responsable de la manœuvre d’ordre public et de sécurité publique. L’action de préparation de l’événement aura atteint son but si les désordres sont minimes ou maîtrisés.

B. — Réagir

Deuxième type d’action de « production de la sécurité publique » : la réaction face à une situation ou un événement.

1. – Il faut d’abord souligner que « réagir » ne signifie pas seulement réagir dans la crise, face à un événement soudain, brutal ou simplement apparent.

Il est des situations calmes qui masquent une forte réalité délinquante et qui appellent une réaction particulière, dans lesquelles l’autorité se doit de réagir.

Un exemple qui se retrouve malheureusement dans plusieurs départements est celui des quartiers difficiles, où trafic de drogue et économie souterraine prospèrent, avec des popula­tions « à l’abandon » et des ensembles urbains « bunkérisés ».

Une première réaction en termes de production de sécurité publique consiste à se doter de moyens appropriés. Ce fut le cas avec la création des GIR (groupes d’intervention régionaux) par la circulaire du ministre de l’intérieur du 22 mai 2002, groupements interdisciplinaires (police, gendarmerie, services fiscaux, douanes…) sous l’autorité conjointe des préfets et procureurs, l’une de leurs missions étant, à travers des enquêtes sur les patrimoines, de détecter les indices d’économie souterraine dans ces quartiers. Ce fut le cas aussi avec les brigades spécialisées de terrain, créées en août 2010.

Dans ces situations il faut souvent commencer par remettre de la présence policière sur la voie publique, le soir, régulièrement. Celle-ci pourra s’accompagner de réactions hostiles, non de la population, mais de ceux qui veulent « marquer leur territoire ». Face à ces réactions la persévérance est nécessaire.

Le travail du GIR, cette présence policière, seront complétées par des opérations « coup de poing » de petite ou de plus grande ampleur, qui pour avoir des résultats doivent être bien et longuement préparées, avec une forte dimension judiciaire, car la solution sera au bout du compte judiciaire. Elles reposent donc sur une coopération étroite entre le préfet et le procureur.

2. – Réagir dans l’urgence est l’aspect le plus difficile de l’action de production de sécurité publique.

Cela implique presque toujours une bonne dose d’improvisation : l’événement n’a pas été prévu, la bonne mesure n’est pas celle qu’on avait imaginée, l’événement connaît une transformation rapide, change brusquement de nature, l’événement génère un autre événe­ment, le sujet perd sa dimension locale, devient national, voire international…

L’urgence, c’est ce qu’il y a de plus difficile avec l’usage de la force publique.

Dans un domaine voisin, qui est celui de la sécurité civile, l’action se déroule toujours dans l’urgence, mais il y a dans la sécurité civile un aspect planifié et organisé à l’avance, très struc­turé, de la mise en place des moyens, de la gestion de crise qui est toujours présent. Dans le domaine de la sécurité publique au sens strict – je veux parler des barrages, obstructions, occupations, bouffées de violence, émeutes – ce n’est pas le cas.

À ce sujet j’évoquerai d’abord une question qui se pose quand l’événement n’est pas d’une nature ou d’une gravité telle qu’il menace des personnes ou, gravement, des biens. On peut penser à un barrage, à une occupation.

Quel doit être le niveau de la réaction ?

Faut-il simplement, par exemple, mettre en place un périmètre de sécurité, régler les pro­blèmes de circulation, et attendre que ça se passe, ou faut-il le faire cesser, cette seconde option impliquant – en cas d’échec de la discussion – le recours à la contrainte. Cette seconde option ne risque-t-elle pas d’aggraver la situation, dans l’immédiat, voire dans la durée ? Les forces de l’ordre ne risquent-elles pas d’être mises en échec, les fonctionnaires de police ou de gendar­merie d’être exposés à des risques trop élevés ?

Il faut penser non seulement à la situation elle-même, au meilleur – ou au moins mauvais – moyen d’y remédier, mais aussi aux conséquences de l’action comme de l’inaction.

Tout est toujours question de circonstances, mais parmi celles-ci on peut signaler que doivent notamment être pris en compte :

• la nature et l’importance de l’atteinte même à l’ordre public : par exemple on ne peut laisser se faire le blocage du deuxième aéroport de France (Nice) ou d’une autoroute un jour de départ ou de retour de vacances ;

• les auteurs du désordre, leur nombre et leur dangerosité devant être bien évalués : certains pouvant se dire armés, ce qui est aussi, dans certains cas, une manœuvre classique d’intimidation ;

• les moyens disponibles : c’est un point déterminant pour pouvoir agir, mais il faut dès le départ que l’autorité se mette en mesure de disposer de ces moyens, aussitôt après l’évaluation du rapport de forces, quand nécessaire en les réclamant au préfet de zone ; le temps de leur arrivée sur site pourra permettre d’engager la discussion avec des arguments plus convaincants, voire d’obtenir la levée du blocage avant leur arrivée ;

• le contexte général : si l’événement s’inscrit dans un mouvement général qui le dépasse, la réponse devra toujours s’envisager dans ce contexte en liaison avec l’échelon ministériel.

Le préfet est dans l’obligation de se donner le plus rapidement possible les moyens de rétablir l’ordre public. Si ensuite, malgré ces moyens, il apparaît que l’intervention créerait plus de désordres, c’est une autre question. Elle se résoudra par la non-intervention de la force publique et il appartiendra au préfet de le justifier.

Mais il faut prendre en compte le prix de la non-intervention, qui ne se réduit pas au seul temps du trouble. Outre qu’elle incitera à la répétition de ces opérations, elle porte atteinte à la crédibilité de l’État auprès des citoyens et des élus, et l’affaiblit dans ses rapports futurs avec les fauteurs de troubles.

 

Je voudrais évoquer un sujet qui n’est pas sans rapport avec l’actualité.

Le contexte, au début de l’année 2011, était celui de l’arrivée par la frontière franco-italienne, en nombre très important, de ressortissants tunisiens migrants économiques, au moment du « printemps arabe ». Il s’agissait d’une immigration clandestine. Les mesures prises ont consisté en la mise en place de contrôles de police et de gendarmerie, aléatoires, mais denses, à proximité de la frontière et la mise à exécution, en grand nombre, de « réadmis­sions » en Italie. « L’événement dans l’événement » c’est la convergence de plusieurs cen­taines de militants italiens, à la gare de Vintimille, projetant d’entrer en territoire français par le train, accompagnés de plusieurs centaines de migrants le dimanche 17 avril 2011. L’opération baptisée par ses promoteurs « train de la dignité » était politique, elle visait à démontrer, spectaculairement, que les autorités françaises ne maîtrisaient rien et ne pouvaient s’opposer à cette forme particulière d’immigration. Il s’agissait de décrédibiliser l’État sur ce sujet difficile et d’importance nationale. Mais l’opération présentait en même temps un risque sérieux de troubles graves à l’ordre public.

La veille de l’événement, un dispositif de contrôle renforcé est donc prévu à la gare de Menton avec l’éventualité du blocage du premier train et donc des suivants, et une opération de maintien de l’ordre « classique ». Les derniers contacts avec le préfet italien d’Imperia font cependant état de possibilités d’infiltration d’éléments radicaux parmi les manifestants. Une manifestation en gare de Nice est en même temps annoncée pour se joindre aux manifestants italiens.

L’interdiction de la circulation des trains venant d’Italie en territoire français apparaît, tôt dans la matinée du dimanche, la meilleure réponse possible en termes de d’ordre public, cette éventualité étant facilitée par le fait que les trains qui partaient de Vintimille étaient ceux de la SNCF.

Le premier contact est pris avec l’échelon central de la SNCF, pour s’assurer de la faisa­bilité et de l’effectivité d’une mesure d’interdiction, c’est-à-dire pour s’assurer que malgré l’absence d’arrêté publié une mesure verbale du préfet serait bien respectée, et que compte tenu de ce que la frontière est à plusieurs kilomètres de Vintimille elle se traduirait par le fait que les trains ne quitteraient pas la gare italienne. Il ne paraissait en effet pas envisageable de stopper un train sur son trajet entre deux gares, à hauteur de la frontière, en pleine voie. La SNCF fut très réceptive aux risques de troubles à l’ordre public.

La mesure affectant les relations entre deux pays, contact est pris avec le cabinet du ministre de l’intérieur pour exposer la mesure. En l’absence d’objection de sa part, celle-ci fut aussitôt mise en œuvre.

L’objectif en termes d’ordre public fut atteint : il n’y eut pas de désordres en territoire français, faute de manifestants, et les quelques tentatives d’intrusions en territoire français par d’autres moyens étant refoulées. Des désordres – limités – se produisirent à Vintimille. Une fois le danger écarté en raison du départ de manifestants rassemblés à Vintimille le trafic put être rétabli en fin de journée.

En termes de communication il était important d’affirmer, tout au long de la journée, ce qui correspondait à la réalité des faits, à savoir que la mesure n’était pas une mesure de contrôle aux frontières mais une mesure d’ordre public. La commission européenne saisie par le gouvernement italien l’admettra quelques semaines plus tard.

La mesure d’ordre public ainsi prise était singulière à plusieurs titres :

• sa mise en œuvre se faisait, de fait, aussi en territoire étranger, dans une gare italienne ;

• en raison de ses répercussions diplomatiques elle ne pouvait perdurer que pour autant qu’elle avait le soutien du Gouvernement, ce qui fut le cas ; pendant la journée la princi­pale interrogation fut d’ailleurs de savoir si la mesure pourrait durer autant que nécessaire en termes d’ordre public, en raison de la protestation officielle du gouvernement italien. Le choix du Gouvernement fut de la maintenir tant que l’ordre public le justifiait.

C. —  Le recours à la force publique

Cinq remarques générales :

1. La force à laquelle l’autorité administrative décide de recourir n’est pas la violence, elle n’a pas les mêmes ressorts, les mêmes finalités, les mêmes méthodes, même si elle peut avoir les mêmes conséquences y compris la mort, comme nous l’a rappelé le drame de Sivens survenu en octobre de l’année dernière. L’expression selon laquelle l’État a le monopole de la « violence légitime », est impropre pour s’appliquer à un régime fondé sur les libertés publiques et le respect des droits de la personne.

2. L’autorité administrative ne peut avoir recours à la force publique que dans deux circonstances : le maintien de l’ordre public et l’exécution des décisions de justice.

3. Avant l’usage de la force, il faut toujours essayer d’établir le contact, essayer d’engager la discussion et la négociation.

4. Le décideur est l’autorité civile, non les représentants des forces de l’ordre, et il n’y a de place que pour un seul décideur, le préfet, voire dans certaines circonstances le Premier ministre ou même le Président de la République. Mais il incombe naturellement au décideur d’entendre et de prendre en compte ce que lui diront les professionnels de la manœuvre d’ordre public.

5. Parce qu’il doit être justifié et qu’il s’agit d’un moyen exceptionnel, l’usage de la force nécessitera souvent, à un moment ou l’autre, une communication publique de l’autorité administrative responsable de l’ordre public ; il en ira de même lorsque des désordres ont été commis.

Le responsable de l’ordre public doit être en mesure d’expliquer, d’exposer ce qu’il fait pour remédier à la situation, et il est préférable d’être à l’initiative, d’aller au devant, à défaut de quoi il risque de se retrouver dans une posture défensive.

 

J’évoquerai brièvement trois situations différentes.

Les manifestations sur la voie publique

En préalable il faut rappeler que le maintien de l’ordre lors d’une manifestation a pour objet de permettre l’exercice du droit de manifester dans les meilleures conditions de sécurité publique, il a pour finalité la protection d’une liberté publique : celle du droit de manifester son opinion en toute sécurité.

En amont, lorsqu’une manifestation risque de s’accompagner de troubles, se pose la ques­tion de son interdiction éventuelle. L’interdiction, si elle est décidée, ne réglera pas toujours la situation, car il pourra y avoir des attroupements (qui ne sont pas une liberté publique à la différence de la manifestation), qui pourront s’avérer difficiles à gérer. Peut-être même une manifestation interdite se déroulera-t-elle quand même, par exemple parce qu’il apparaîtra préférable en termes d’ordre public de canaliser l’attroupement plutôt que de le disperser, et se déroulera-t-elle sans heurts. La production de sécurité publique suppose de veiller à adapter en permanence la réponse à une situation par nature évolutive.

La négociation est un élément essentiel de la bonne préparation, les discussions portant principalement sur le trajet, parfois les heures, le service d’ordre des organisateurs… Dans l’ensemble les manifestations traditionnelles, organisées par des syndicats, obéissent à un exercice bien rodé entre interlocuteurs qui se connaissent. On ne peut en dire autant des mani­festations d’étudiants et plus encore de lycéens, le plus souvent inorganisées et soulevant de ce fait des difficultés sérieuses en termes de sécurité publique, et qui ont aussi pour particularité de retenir plus que d’autres manifestations l’attention de l’autorité politique.

Une des difficultés peut aussi tenir à l’absence d’organisateur déclaré, les appels à mani­fester ou se rassembler se faisant par l’intermédiaire d’un réseau social. L’auteur de ces lignes se souvient d’avoir créé un profil « préfet des Alpes-Maritimes » sur Facebook à l’occasion d’un rassemblement à risque, un « apéro géant » réunissant plusieurs milliers de jeunes en plein centre de Nice, pour entrer en contact avec ses initiateurs et en appeler à leurs responsabilités. De fait, joint à une présence importante de forces de l’ordre, ce moyen d’entrer en communi­cation avec ce public aura atteint son objectif : la dissuasion, le rassemblement n’eut pas lieu.

Les moyens humains sont un élément essentiel du bon déroulement de la manifestation. La responsabilité du préfet est de les « calibrer » au mieux, de demander à la zone le nombre de forces mobiles nécessaire.

L’enseignement que l’on peut tirer de manifestations difficiles – je mets à part le cas des manifestations avec intrusions de groupes radicaux type black block qui appellent un traite­ment particulier – est qu’il faut être à l’aise avec les moyens et que les incidents les plus sérieux, les violences, se produisent d’abord quand le rapport de force n’est pas suffisamment nette­ment en faveur de l’autorité. J’ai dit que la force publique ce n’est pas la violence, mais elle doit être significativement plus forte que ceux qui troublent l’ordre public pour protéger l’intégrité physique de tous.

Les moments nécessitant une attention toute particulière sont :

• la veille de l’événement quand une partie du public attendu vient de loin, car il peut y avoir des signes avant-coureurs, dont il importe de tirer tous les enseignements pour le lendemain ;

• le début, car il donne le ton ;

• la dispersion est le moment le plus délicat, celui au cours duquel les éléments les plus durs chercheront à intervenir, à provoquer, à créer des incidents.

Pour les situations tendues, une doctrine est généralement appliquée : limiter au maxi­mum le contact physique avec les manifestants, apporter une réponse graduée et proportion­née à l’évolution de la manifestation et autant possible maintenir le dialogue et le lien avec les organisateurs ou les éléments identifiés comme tels.

Un mot sur la relation entre le préfet ou son représentant (le directeur de cabinet) et l’officier commandant opérationnel du dispositif de sécurité publique : le lien entre les deux doit être constant. Le changement de posture, la montée en puissance, la décision de recourir à l’usage de certains moyens, comme les grenades lacrymogènes, la levée du dispositif, relèvent de l’autorité préfectorale et ne peuvent être mis en œuvre sans son accord.

Les émeutes urbaines

Comme tous les sujets précédents, celui-ci mériterait à lui seul de longs développements.

Au début de l’année 2012 un jeune adulte est décédé après plusieurs jours passés dans le coma, survenu alors qu’il était interpellé dans le quartier clermontois de la Gauthière et emmené au commissariat.

Plusieurs nuits de troubles ont suivi qui étaient le fait de petits groupes très mobiles agissant dans les quartiers périphériques de la ville préfecture de région.

En quoi la production de la sécurité publique a-t-elle consisté ?

La gestion de cet événement comportait plusieurs volets.

L’un des objectifs fixés était d’éteindre le plus rapidement possible l’incendie : il y avait un risque réel d’extension des troubles à d’autres villes, les médias nationaux en rendant compte largement.

Aussi le maintien de l’ordre proprement dit a-t-il pu s’accompagner sans difficulté, très rapidement pendant plusieurs soirées de moyens importants (forces mobiles, hélicoptères) mis à disposition du préfet par la zone qui, du fait du rapport de forces, ont empêché l’agrégation des groupes en des ensembles suffisamment nombreux pour engager l’affrontement direct avec les forces de l’ordre et transformer les échauffourées en émeutes urbaines, et pour permettre aussi un certain nombre d’interpellations dans un contexte difficile. Une fois le calme revenu, le retrait du dispositif s’est fait progressivement afin de ne pas ressusciter des incidents au moment de ce retrait.

Une communication à destination de la population, axée sur la protection des habitants des quartiers et les interpellations, en lien avec l’autorité judiciaire pour ces dernières, a été assurée quotidiennement, l’intervention des médias nationaux – « le 20 heures » – étant à la fois une contrainte et un vecteur.

Une information précise et constante du maire et des parlementaires de la circonscription a été assurée, dans un contexte local où la mobilisation de moyens policiers très importante n’est spontanément pas perçue de la même manière que dans les Alpes-Maritimes, pour donner cet exemple,

La famille du jeune a été reçue à deux reprises sans qu’elle l’ait demandé, parce que dans de telles circonstances il est de la responsabilité et du devoir du représentant de l’État d’exprimer sa compassion à une mère, un père et des frères et sœurs qui sont dans la douleur et sont des victimes ; l’attention et l’aide aux victimes sont une composante de la sécurité publique.

Les deux policiers en opération lors des faits ont également été reçus parce qu’il fallait les soutenir dans ces moments très difficiles pour eux et aussi pour leurs collègues.

Les semaines qui ont suivi l’événement ont été consacrées à un travail associant les élus, les associations, les représentants du service public de l’emploi, des forces de l’ordre, à renouer les liens avec les habitants du quartier les plus jeunes et à évoquer les perspectives propres à y améliorer la vie quotidienne.

Les prises d’otages

Mettre fin à une prise d’otage est l’une des opérations les plus difficiles d’un point de vue opérationnel. Nombreux sont les préfets qui ont eu à connaître de ce type de situation, qui sont le plus souvent le fait de forcenés. Lorsqu’il s’agit de prises d’otages de type terroriste les plus hautes autorités de l’État en sont saisies.

Dans les livres de droit, on a coutume de poser la question de la distinction entre la police administrative et la police judiciaire en termes de contentieux. Quel est le juge compétent, en cas de dommage par exemple.

Mais la question peut aussi se poser dans le feu de l’action, à un moment où il n’y a pas de place pour le flottement, l’hésitation, le désaccord. Qui est l’autorité qui décide ? Qui donne l’ordre ? Qui valide l’assaut ? Le procureur ou le préfet ?

S’agissant d’une prise d’otage, l’opération relève à la fois de la police administrative, en ce qu’il s’agit de protéger la vie des personnes, y compris en neutralisant le preneur d’otage, et de la police judiciaire en ce qu’un crime ou un délit se commet. Une telle situation nécessite donc une parfaite coordination entre l’autorité de police administrative et l’autorité judiciaire. La doctrine administrative (j’ai le souvenir d’une instruction ministérielle ancienne) et la prati­que font cependant prévaloir, au plus fort du danger, l’objectif de protection de la vie et de l’intégrité physique des personnes menacées sur l’objectif de poursuites de l’infraction et d’appréhension de leurs auteurs. Aussi, lorsque le meilleur moment pour lancer l’assaut aura été identifié par le policier ou le gendarme dirigeant la manœuvre, celui-ci se tournera-t-il vers l’autorité administrative pour obtenir de celle-ci le « feu vert », qui en assumera par là la res­ponsabilité.

Dans un État autoritaire, non respectueux des libertés la neutralisation pourra être regardée comme un acte punitif, ce qu’elle ne peut pas être dans notre ordre juridique. Dans notre État de droit la neutralisation, qui peut conduire à la mort de l’auteur du trouble, ne peut qu’avoir un objet préventif et par conséquent relever de la police administrative.

Conclusion

Je mentionnerai très brièvement trois thèmes qui sont au cœur de toute réflexion sur la production de sécurité publique mais que je n’ai pu aborder faute de temps et je terminerai en posant la question de savoir s’il n’y a pas un modèle « français », « républicain » de sécurité publique.

1. – L’importance des relations avec la population et de l’association de la population à la sécurité publique

Elle est essentielle à la bonne production de la sécurité publique, c’est toute la question du lien entre les forces de l’ordre, la sécurité publique et la population.

Elle doit se développer notamment :

• à travers le développement de la réserve ; la réserve de la police ne compte actuellement que 3 000 réservistes, dont une très large majorité d’anciens policiers, soit seulement envi­ron 250 réservistes non issus des rangs de la police ; elle est significativement plus dévelop­pée dans la gendarmerie ;

• à travers certaines opérations spécifiques associant sur un sujet déterminé la population à sa propre sécurité, comme les dispositifs « voisins vigilants », destinés à prévenir les cam­briolages et qui connaissent un réel succès, notamment dans des zones périurbaines rési­dentielles, comme j’avais pu le vérifier dans les Alpes-Maritimes ;

• à travers l’établissement de liens de confiance avec les habitants des quartiers à forte concentration de populations d’origine étrangère.

2. – L’importance du facteur humain

• En ce qui concerne les agents de l’État, autorités et responsables (préfets, sous-préfets, encadrement supérieur de la police et de la gendarmerie…), je mentionnerai les effets béné­fiques de leur « mise sous tension » et je mentionnerai aussi l’importance de la relation entre le préfet et le procureur.

• Le rôle du maire, son implication personnelle est aussi déterminante. Dans ce domaine le contraste l’emporte. Un travail de « pédagogie » des préfets et sous préfets peut s’avérer dans certains cas utiles.

• À l’égard des agents beaucoup dépend de décisions nationales, mais la qualité des rela­tions sociales, si importante parce que plus qu’ailleurs ils sont mis à rude épreuve et peuvent le payer de leur vie, dépend pour beaucoup de l’implication du directeur départe­mental de la sécurité publique et du colonel commandant le groupement de gendarmerie.

3. – La question des moyens dans le contexte budgétaire que l’on sait.

Au-delà du nombre d’effectifs, des gains considérables d’efficacité et d’efficience sont venus et viendront :

• du progrès technique : police technique et scientifique, vidéo-protection, cartographies actualisées de la délinquance, cyber-sécurité, etc. ;

• du travail en commun entre l’ensemble des acteurs publics et dans une certaine mesure privés ; la part de la coproduction de sécurité publique est croissante.

4. – Y a-t-il un modèle français, républicain, de sécurité publique ?

Je le crois : ce modèle a été largement construit par le droit fixé par le Conseil d’État et par l’action des préfets et aussi des maires, ainsi que par le législateur en ce qu’il a confié à ces der­niers la police administrative générale, sans trop chercher à la définir ou à l’encadrer, sinon de manière concise, ce qui est heureux.

Ce modèle peut se résumer ainsi :

• la mission d’ordre public est au service des libertés publiques et des droits de la personne ;

• la mission d’ordre public est confiée à des autorités civiles – et non policières ou mili­taires – administratives – et non judiciaires – responsables et ayant une gamme étendue de moyens et de pouvoirs à leur disposition pour assurer leur mission.

Ce modèle, ou système :

• offre les meilleures garanties pour les libertés publiques : en ce qu’il permet d’assurer la plus juste conciliation entre la protection de l’ordre public et les libertés publiques, sous le contrôle du juge administratif ;

• offre les meilleures garanties d’efficacité : les autorités compétentes ont la capacité de prendre les mesures les plus adaptées aux circonstances pour assurer la sécurité, mesures qui ne sont pas forcément policières mais qui doivent pouvoir l’être ;

• offre les meilleures garanties en termes de responsabilité de l’autorité et de fonctionne­ment démocratique : le maire est responsable devant ses électeurs et le préfet qui agit comme représentant du gouvernement est responsable devant les autorités gouvernemen­tales et engage celles-ci tant qu’il reste aux commandes, les autorités gouvernementales en étant comptables devant le pays et la représentation nationale[ii].

Ce modèle repose sur un principe constitutionnel comme l’a affirmé le Conseil d’État dans un avis de son assemblée générale du 2 juillet dernier (390121, Avis sur un projet de loi relatif à la liberté de création, l’architecture et le patrimoine), dont voici un extrait :

 

 « 26. L’article 37 (du projet de loi) crée dans le code de commerce un article L. 321-6 qui permet au président du tribunal de grande instance statuant selon la procédure de référé, à la demande notamment de toute personne intéressée, d’interdire la vente volontaire aux enchères publiques de certains objets  – objets ayant appartenu à une personne condamnée pour crimes contre l'humanité, objets qui n’ont d’autres utilisations qu’infliger la peine capitale, la torture ou des traitements cruels ou attentatoires à la dignité humaine, objets utilisés par une personne condamnée pour crime – lorsque cette vente est susceptible de troubler l’ordre public.

Le Conseil d’État a estimé, pour légitime que soit l’objectif recherché par le Gouvernement, que l’attribution au juge civil du pouvoir d’interdire une vente volontaire au motif qu’elle est susceptible de troubler l’ordre public n’est pas appropriée au regard de l’objectif poursuivi et se heurte à plusieurs obstacles constitutionnels, notamment aux prin­cipes qui fondent l’organisation de la police administrative.

La liberté de vendre un bien étant l’une des modalités d’exercice du droit de propriété protégé par l’article 2 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789, l’autorité publique ne peut y porter atteinte en raison de risques à l’ordre public, comme c’est le cas pour toute liberté en général, qu’en assurant une juste conciliation entre l’objectif constitutionnel de sauvegarde de l’ordre public et la protection des droits et libertés constitutionnelles en cause.

La recherche de cette juste conciliation suppose que l’autorité, pour conjurer la menace de troubles, puisse non seulement prendre une mesure d’interdiction, mais envisager toutes autres mesures de police, moins restrictives des libertés publiques, ou prendre toutes autres disposi­tions, comme la mobilisation des forces de l’ordre, ce qui suppose qu’elle puisse disposer de celles-ci. La juste conciliation entre la sauvegarde de l’ordre public et des libertés suppose égale­ment que l’autorité puisse intervenir de sa propre initiative et au meilleur moment, ou encore, qu’elle soit en mesure de prendre en compte les effets sur l’ordre public qu’une mesure d’inter­diction serait susceptible d’entraîner, pour agir en conséquence et pourvoir aux moyens néces­saires.

À la différence de l’autorité de police administrative, dont c’est la responsabilité même, le juge civil en est pour sa part empêché, tant par son office que par le principe de séparation des autorités judiciaires et administratives.

Le Conseil d’État a estimé en conséquence que :

- la reconnaissance au président du tribunal de grande instance statuant selon la procédure de référé du pouvoir d’interdire purement et simplement une activité non illicite en elle-même, au motif qu’elle est susceptible de troubler l’ordre public, conduirait à lui confier une responsa­bilité qui relève de la nature même de la police administrative et qu’il ne serait pas en mesure d’assurer dans le respect de l’exigence constitutionnelle de juste conciliation entre l’objectif de sauvegarde de l’ordre public et la protection de droits et libertés constitutionnels en cause ;

- et, conformément aux principes généraux régissant l’organisation des pouvoirs publics, et sauf à ce que la loi elle-même, par la création d’une infraction, interdise la vente publique de certaines catégories d’objets, tels ceux dont l’exportation et l’importation sont interdites par le règlement (CE) n° 1236/2005 du Conseil du 27 juin 2005, il revient aux autorités de police administrative compétentes, sous le contrôle du juge administratif, de prendre, à leur initiative, les mesures propres à assurer l’ordre public, y compris, en cas de nécessité, au moyen d’une mesure d’interdiction. »

 

 

[i] « …Considérant que, pour interdire les conférences du sieur René Benjamin, figurant au programme de galas littéraires organisés par le Syndicat d'initiative de Nevers, et qui présentaient toutes deux le caractère de conférences publiques, le maire s'est fondé sur ce que la venue du sieur René Benjamin à Nevers était de nature à troubler l'ordre public ;

                Considérant qu'il résulte de l'instruction que l'éventualité de troubles, alléguée par le maire de Nevers, ne présentait pas un degré de gravité tel qu'il n'ait pu, sans interdire la conférence, maintenir l'ordre en édictant les mesures de police qu'il lui appartenait de prendre ; que, dès  lors, sans qu'il y ait lieu de statuer sur le moyen tiré du détournement de pouvoir, les requérants sont fondés à soutenir que les arrêtés attaqués  sont entachés d'excès de pouvoir ;… »

[ii]              Ne sont pas rares les cas dans lesquels le ministre de l’intérieur est interpellé au Parlement sur un événement d’ordre public et sa gestion par le préfet