La loi électorale en Europe

Par Jean-Marc Sauvé, Vice-président du Conseil d'État
Discours
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Intervention de Jean-Marc Sauvé lors du colloque de la société de législation comparée le 10 novembre 2017 au Conseil d'État

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Colloque de la société de législation comparée

La loi électorale en Europe

Conseil d’État, Vendredi 10 novembre 2017

Intervention de Jean-Marc Sauvé[1], vice-président du Conseil d’État

 

A propos du suffrage universel, Emile Zola affirmait en 1881 qu’« il n’est pas d’instrument que l’on connaisse moins encore et dont l’emploi cause plus de surprises »[2]. Sans souscrire entièrement au reste du propos de Zola, cette citation résonne avec un écho particulier après les scrutins qui se sont déroulés dans les grandes démocraties européennes et occidentales en 2016 et 2017 : Royaume-Uni, États-Unis, France, Allemagne, Autriche, République tchèque… la liste est longue. Si l’évènement n’est pas exceptionnel dans nos démocraties dites représentatives, les résultats, la vigueur du débat et la profondeur des divisions mises au jour ont marqué et continueront d’influencer durablement les esprits et le paysage politique. Cette « grande comédie moderne »[3] n’a jamais été neutre ni dans l’imaginaire populaire, ni pour la société et la vie politique. Elle témoigne du « caractère fondamental »[4] du vote en démocratie et de l’importance des lois qui établissent le droit de suffrage et en fixent les modalités. Car le but de l’élection, quelles qu’en soient les règles, est d’assurer la représentation politique du peuple souverain. Au sens de la doctrine constitutionnelle, la représentation suppose que les citoyens désignent en leur sein des individus à qui ils confèrent, pour un temps déterminé, le pouvoir d’agir, pour leur compte, au service de l’intérêt général. Cette représentation se manifeste avec éclat dans le processus électoral au cours duquel les citoyens, en exprimant leur volonté politique, choisissent ceux qui seront chargés de porter leur voix et d’œuvrer à la mise en œuvre de la politique nationale. Dans ce contexte, les modalités que la loi électorale détermine et les conditions dans lesquelles elle est ensuite appliquée ont une influence majeure sur la représentation du peuple (I). Il est toutefois communément admis aujourd’hui que la représentation politique, telle qu’elle s’exprime par le vote, traverse une crise qui ne peut trouver de solution que dans son élargissement au-delà du processus électoral (II).

I - Par ses effets sur la représentation politique des citoyens, la loi électorale traduit des choix collectifs qui sont le fruit d’héritages nationaux.

A - La loi électorale, en particulier le mode de scrutin, a des conséquences majeures sur la représentation politique.

1 - Il a de longue date été démontré, notamment par le considérable travail de Maurice Duverger dans les années 1950, que le mode de scrutin produit des effets directs sur le système des partis et, par voie de conséquence, sur le choix des représentants. Le choix d’un mode de scrutin répond en effet à des finalités prédéfinies et met en jeu des valeurs d’ordre normatif qui ne se réduisent pas au lien entre les votes et la répartition des sièges[5]. Plusieurs objectifs, parfois antagonistes, sont susceptibles d’être atteints : responsabilité des représentants, stabilité des majorités et gouvernabilité d’une part, représentativité de l’opinion et pluralisme de l’autre, ces deux logiques étant le plus souvent combinées grâce à des modes de calcul parfois complexes. Le scrutin majoritaire s’inscrit davantage dans la première logique de responsabilité, dès lors qu’en favorisant la surreprésentation du parti arrivé en tête, il lui confère une large majorité qui lui permet de gouverner seul, sans recourir à l’appui d’autres partis. C’est ce qui s’observe traditionnellement en France ou au Royaume-Uni où le scrutin majoritaire à un tour, dit « First-past-the-post », garantit une généreuse prime en sièges au parti ayant obtenu le plus de voix. Cet aspect du modèle britannique est toutefois affaibli depuis l’élection, en 2010 et 2017, de chambres des Communes sans majorité absolue conférée à un seul parti, pratiquement pour la première fois depuis l’effacement du parti libéral au début du XXème siècle. A l’inverse, la représentation proportionnelle assure une plus large place à la diversité et la variété des courants de l’opinion publique, dès lors qu’elle favorise une image plus fidèle de l’électorat.

2 - Au-delà de ses effets immédiats sur le système des partis et le choix des représentants, le mode de scrutin a aussi des conséquences sur le choix des gouvernants et la vie politique d’un État[6]. Le scrutin majoritaire, en permettant l’émergence de majorités claires et stables, rend les représentants très sensibles aux mouvements de l’opinion. Le bipartisme qui en découle conduit, en particulier, à des alternances régulières qui aboutissent bien souvent au démontage des politiques mises en œuvre sous la précédente législature, sans que ces revirements ne s’inscrivent toujours dans une perspective de moyen ou de long terme. Il peut en résulter non seulement une perception, mais encore une pratique politique immobile : l’éclat des alternances occulte le renouvellement nécessaire des politiques. En revanche, le bipartisme supprime les divisions secondaires de la société, puisque les opinions se concentrent sur deux sensibilités politiques rivales, ce qui encourage chacun des partis ou chacune des familles politiques à vocation majoritaire à se rapprocher d’une position médiane afin de convaincre le plus grand nombre d’électeurs[7]. Depuis quelques années, cette analyse est toutefois battue en brèche par la radicalisation de quelques grands partis politiques européens appartenant pourtant à des systèmes bipartisans. En revanche, la fragmentation du vote qui résulte de la représentation proportionnelle, y compris lorsqu’elle s’accompagne de modes de calcul impliquant des seuils ou des primes, suppose une négociation entre les partis et la naissance de coalitions qui adoptent des programmes plus larges ne répondant pas directement aux « arythmies » de l’opinion publique, ni aux choix immédiats des groupes d’électeurs, mais permettant une meilleure inclusion de tous les groupes d’opinion. La formation de coalitions élargies crée parfois une impression de dilution des projets politiques. Pourtant, l’expérience des trente dernières années indique que les coalitions gouvernementales issues de scrutins proportionnels engendrent souvent des majorités d’idées et des compromis constructifs aptes à provoquer un renouvellement pacifié des politiques publiques et à permettre des gestions de crise réussies.

Par ailleurs, le choix d’un scrutin uninominal plutôt que d’un scrutin de liste encourage des comportements électoraux marqués par des intérêts locaux et un attachement plus affirmé à la personne du candidat. Le scrutin de liste suppose quant à lui de s’inscrire dans des circonscriptions plus larges dans lesquelles les intérêts en jeu seront par conséquent plus généraux avec un plus grand attachement à l’idéologie de parti qu’à une personne déterminée[8]. Ces choix ont des conséquences majeures, dès lors qu’un Parlement ne mène pas la même politique selon qu’il a été élu sur la base d’intérêts locaux ou sur la base d’intérêts nationaux[9]. Cette distinction tend cependant à s’estomper avec la prédominance de campagnes nationales et l’hypermédiatisation des leaders de chaque grande famille politique.

Le mode de scrutin ne joue donc pas seulement un rôle dans la composition des assemblées représentatives, mais aussi dans le fonctionnement du système partisan et la formation des attitudes et des allégeances politiques des citoyens[10].

B - L’arbitrage entre les objectifs pas toujours conciliables d’une loi électorale résulte des traditions historiques d’un État et du rapport des forces institutionnelles en présence.

1 - Certains principes qui gouvernent cette loi sont intangibles : le caractère universel, égal, libre et secret du suffrage et la périodicité des élections. Mais, dans ce cadre, le choix d’un mode de scrutin dépend surtout des sensibilités nationales et reflète la culture politique d’un pays. Dans toute réforme électorale, se pose d’abord la question de savoir comment le mode de scrutin va s’insérer dans un contexte national et institutionnel donné[11]. En France, le scrutin uninominal majoritaire à deux tours retenu pour les élections législatives est étroitement lié à l’élection du Président de la République au suffrage universel direct et à l’équilibre institutionnel qui en découle[12]. En outre, l’instabilité parlementaire qui a marqué la IVème République est durablement associée dans l’imaginaire politique et populaire à la représentation proportionnelle alors en vigueur, alors pourtant que le scrutin majoritaire à deux tours, en vigueur pendant la plus grande partie de la IIIème République, n’a pas contribué à dégager des majorités plus stables. De même, l’existence d’un « second tour de rassemblement », qui est une spécificité hexagonale, résulte de notre tradition et de notre volonté de conjuguer la diversité et l’unité[13]. La représentation politique qui découle de l’élection peut également être marquée par la volonté de garantir à certains groupes identifiés une place dans la vie politique. Ainsi, dans les pays où existent des minorités nationales importantes ou des groupes ethniques ou linguistiques différenciés, il est souvent admis que le mode de scrutin doive refléter cette diversité. Le choix s’est alors le plus souvent porté sur une représentation proportionnelle ou un mode de scrutin favorisant un certain équilibre géographique, ethnique ou linguistique[14]. En revanche, dans un pays comme la France, la représentation de la diversité sociale ne correspond pas à notre tradition politique qui fait de la Nation et du peuple un tout indivisible[15], au moins dans la théorie constitutionnelle et l’imaginaire politique. La conception universaliste de la représentation démocratique[16] s’est de ce fait opposée à l’instauration de toute forme de discrimination positive au profit des femmes ou des minorités ou encore de toute « division par catégories des électeurs ou des éligibles »[17]. C’est à ce titre que le Conseil constitutionnel a fait échec à un mode de scrutin destiné à assurer une représentation minimale des femmes[18], puis à un régime d’incompatibilité fondé sur l’origine[19].

2 - Au-delà du mode de scrutin, les règles qui gouvernent l’élection au sens large, à savoir les conditions d’éligibilité, les modalités de financement ainsi que la régulation des modes de communication pendant les campagnes électorales, jouent un rôle important dans la participation à la vie politique et l’exercice du droit de vote. La tendance récente est d’ailleurs au net renforcement des exigences en la matière. Le financement des campagnes électorales obéit en particulier à des règles strictes qui visent à éviter la corruption, les conflits d’intérêts, le clientélisme ou, tout simplement, la rupture d’égalité entre les candidats. En France, les campagnes électorales sont préfinancées par les candidats qui obtiennent ensuite le remboursement des dépenses réellement engagées en tenant compte du résultat obtenu et dans la limite d’un plafond. Les lois du 15 septembre 2017 pour la confiance dans la vie politique[20] ont permis, sans renoncer à la rigueur de ce cadre, de fluidifier ces mécanismes de financement avec, notamment, l’objectif de faciliter le pluralisme et le renouveau de la vie politique.

En outre, les règles de communication pendant les campagnes électorales peuvent être encadrées afin de garantir la sincérité et l’équité du scrutin. Outre la France, le Portugal, l’Italie et la Roumanie ont institué un système de décompte des temps de parole au nom du principe d’expression pluraliste des courants de pensée et d’opinion[21]. Cependant, l’essor d’internet et des réseaux sociaux conduit aujourd’hui à contourner l’essentiel de ces règles, ce qui implique d’en repenser le contenu. La communication numérique doit aussi, en période électorale, faire l’objet d’une régulation spécifique de nature à prévenir certaines manipulations d’individus ou de groupes qui peuvent être décuplés par les réseaux sociaux et la société numérique : certaines campagnes récentes, au cours desquelles les « fake news » et les attaques numériques ont fleuri, ne peuvent que nous préoccuper.

Le découpage des circonscriptions électorales obéit également à des principes directeurs strictement contrôlés par les juridictions nationales pour éviter des atteintes au principe d’égalité de représentation et toutes sortes de distorsions ou de manipulations. Le « gerrymandering », du nom d’un gouverneur du Massachusetts accusé d’avoir découpé sa circonscription en forme de salamandre en vue de préserver sa position politique, est ainsi sanctionné par les juridictions nationales[22]: en France, par le Conseil constitutionnel et le Conseil d’État. Les juridictions peuvent aussi veiller à ce que le découpage des circonscriptions électorales permette la représentation effective des minorités[23]. Avant même qu’un découpage ne soit arrêté, de plus en plus d’instances indépendantes sont constituées soit pour y procéder, soit pour donner leur avis. Elles ont parfois, comme en France, un statut constitutionnel[24].

La loi électorale, par le mode de scrutin, les conditions de financement ou de transparence qu’elle définit, détermine par conséquent les conditions de la participation des citoyens aux choix de leurs représentants et de leurs gouvernants selon des finalités et des objectifs propres à chaque État.

II - Le choix d’un système électoral « vertueux » ne suffit toutefois pas à assurer une participation effective des citoyens à la vie publique.

A - Au cœur du concept de représentation se trouve la question consubstantielle de la « bonne représentation » que l’élection ne semble plus en mesure de garantir à elle seule.

Il est ainsi régulièrement fait le constat d’une crise de la représentation qui met en doute la capacité du suffrage à garantir une représentation et une représentativité réelles de la société.

1 - D’une part, cette crise trouve sa source dans les apories constitutives de la démocratie et de la notion de représentation[25]. En particulier, la division entre la société civile, composée de l’ensemble du corps social, et la participation aux affaires publiques par seulement quelques représentants démocratiquement choisis par le peuple[26], qui est la base du gouvernement représentatif[27], est à l’origine d’une forme de défiance accrue des citoyens à l’égard de leurs représentants et de l’exercice de la souveraineté nationale, se traduisant, notamment, par les taux élevés d’abstention enregistrés aux élections nationales et locales depuis plusieurs décennies. De scandales en mises en cause, les citoyens ont de moins en moins le sentiment d’être représentés et de pouvoir participer, même indirectement, aux décisions qui les concernent. Ils n’ont plus la conviction que leur vote puisse avoir une influence sur les choix politiques ultérieurs et, par conséquent, une utilité concrète. D’autre part, l’individualisme croissant des choix et des convictions des électeurs[28] commande aux élus d’être représentatifs, c’est-à-dire de refléter le plus précisément possible les caractéristiques individuelles de ces électeurs. Ce n’est qu’à cette condition que les représentants seraient légitimes à agir pour le compte des citoyens. Or, l’idée de représentation politique repose, au moins en France, sur une conception unitaire du peuple et sur la poursuite d’un intérêt général qui ne se réduit pas à la somme des intérêts particuliers des individus ou des groupes auxquels ils appartiennent. Le décalage entre cette approche constitutionnelle de la représentation et les revendications individuelles et concrètes des électeurs, pousse ces derniers à se détourner des urnes, lorsqu’ils ont le sentiment de ne pas avoir trouvé un candidat qui leur ressemble et qui soit, par suite, susceptible de les représenter complètement.

2 - Par ailleurs, la représentation, parce qu’elle tend à réduire la diversité inhérente à toute société à celle des quelques représentants élus, emporte nécessairement un effet de miroir déformant de l’opinion[29]. Le mode de scrutin induit des distorsions et favorise des comportements électoraux qui déforment la réalité de l’opinion publique faisant échapper une partie de celle-ci à la représentation-mandat. Par exemple, le scrutin majoritaire peut permettre à un petit parti d’exister au niveau national, même en étant minoritaire, dès lors qu’il est majoritaire à l’échelon local[30]. C’est ainsi qu’un parti régionaliste comme le parti national écossais (SNP), qui obtient des résultats significatifs dans cette région, bénéficie d’une représentation au Parlement britannique souvent supérieure à celle du parti libéral démocrate, alors même que son audience ne dépasse pas celle de ce parti et ne franchit pas, par construction, les frontières de l’Ecosse. Il existe, en outre, des comportements électoraux qui affaiblissent le lien entre l’élection et la représentation. Ainsi, le recours au vote utile est souvent le résultat d’un mode de scrutin susceptible de favoriser certains candidats au détriment du meilleur ou du moins mauvais d’entre eux. Les électeurs s’engagent donc dans des stratégies de vote qui les conduisent à contourner l’effet direct du mode de scrutin avec la volonté de sélectionner non pas le candidat qui est le plus proche de leurs idées, mais celui qui, tout en ayant des chances de l’emporter, en est le moins éloigné. Il est à cet égard significatif que si en France nous parlons de « vote utile », nos voisins britanniques qualifient ces voix de « lost vote », des voix perdues, car elles ne reflètent pas l’opinion réelle de l’électeur. Les votes contestataires, l’abstention et le vote blanc qui se sont massivement développés ces dernières décennies sont également des expressions qui créent des décalages parfois spectaculaires entre les résultats issus des urnes et la réalité de l’opinion publique.

Il ne doit, par conséquent, pas être prêté à l’élection plus qu’elle ne peut accomplir et la représentation politique ne saurait se réduire à l’élection de représentants[31], ni même au vote par la voie du référendum.

B - C’est pourquoi il paraît nécessaire de repenser les conditions de la représentation et de la participation des citoyens à la vie de la cité.

1 - En premier lieu, la loi électorale doit assurer une plus « juste » représentation sociale de l’opinion publique. L’introduction d’une « dose de proportionnelle », souhaitée en France par plusieurs courants politiques, est l’une des réponses envisageables afin de garantir une meilleure représentativité des différents courants qui structurent l’opinion publique. La loi électorale doit en tout état de cause être adaptable et se garder de tout immobilisme, tout en veillant à se prémunir contre le soupçon de manipulation : le droit électoral est en effet un droit particulièrement sensible et inflammable. Un mode de scrutin et des règles électorales qui auraient tendance à figer un rapport de forces, sans tenir compte de l’évolution des aspirations des électeurs et de l’opinion publique, seraient infidèles au message de l’électorat et contribueraient à la défiance à l’égard des institutions et des élus[32]. Lorsque le pays légal et le pays réel divergent ou lorsque le « paysage politique » évolue fortement, voire est bouleversé comme cela a été le cas en France lors de la dernière séquence électorale, la loi électorale doit nécessairement s’adapter. C’est ainsi que, sur un point certes très particulier, le Conseil constitutionnel, sur renvoi du Conseil d’État, a jugé que le pluralisme des courants d’idées et d’opinions impliquait que les nouveaux partis politiques puissent bénéficier d’un temps d’expression publique proportionné à leur audience dans l’opinion, alors même que leur récente création ne leur permettait pas de se prévaloir de résultats électoraux antérieurs et donc d’une représentation au Parlement[33]. Enfin, la loi électorale lato sensu doit permettre de rétablir la confiance compromise ou perdue entre les citoyens et leurs représentants. L’encadrement des conditions d’éligibilité - avec la limitation du nombre des mandats -, des incompatibilités des élus - avec le mandat unique - et du financement des partis politiques et des campagnes électorales est l’une des conditions de ce rétablissement. Sans céder au soupçon généralisé, ni jeter l’opprobre sur l’ensemble de la classe politique, le rappel des règles entourant l’activité d’élu et la possibilité de sanctionner les éventuels manquements peuvent permettre, à terme, de restaurer une relation de confiance.

2 - Pour répondre aux aspirations des citoyens, il est également nécessaire de repenser la représentation dans toutes ses dimensions au profit d’une combinaison de la démocratie représentative et d’éléments de démocratie participative et délibérative[34]. Il ne saurait bien sûr être question de remettre en cause le principe du vote et la légitimité des résultats issus des urnes. Il ne s’agit pas de faire le procès d’élus qui, dans tous les pays européens, agissent le plus souvent avec compétence et désintéressement au service de l’intérêt général. Mais le vote ne suffit plus à garantir la représentation politique. Même les votations qui invitent les électeurs à répondre par « oui » ou par « non » peuvent conduire à des décisions qui ne reflètent pas réellement l’opinion publique en raison de la manipulation des enjeux du vote[35]. Il est désormais nécessaire de pouvoir compter sur des procédures plus larges de consultation et d’expression du public. Certains citoyens cherchent à participer davantage et à mieux faire valoir leurs droits ou leurs opinions dans l’ensemble des domaines d’intervention de la puissance publique, comme en témoigne le dynamisme d’actions associatives et d’initiatives locales depuis quelques années. Cette tendance est, je le crois, positive. Elle doit être confirmée et approfondie, mais elle doit être assortie de garde-fous prévenant les manipulations et l’activisme des minorités agissantes qui peuvent être décuplés par les réseaux sociaux. Les modalités de la consultation du public et du processus délibératif doivent aussi être repensées[36]. En permettant à tous ceux qui le souhaitent de s’exprimer et de faire valoir leur point de vue, les processus délibératifs confèrent une légitimité accrue à la décision finale. L’essor des réseaux numériques peut à cet égard être une chance. Il est en effet un moyen de renouveler les formes d’engagement civique en favorisant la participation directe des personnes à la prise de décision publique. Avec le développement d’internet se sont par exemple multipliées les consultations citoyennes sur des choix politiques[37], ainsi que les pétitions en ligne ou les groupes de mobilisation sur des intérêts ou des idéaux communs[38]. Ces procédures doivent être encouragées pour élargir les formes d’expression et d’action civiques et politiques, sans pour autant remettre en cause la légitimité du vote. Elles doivent aussi être encadrées, sans être hyper-réglementées, pour éviter de possibles abus qui seraient d’autant plus fâcheux qu’une consultation internet est a priori dotée d’un crédit certain. C’est ce à quoi s’emploie la jurisprudence du Conseil d’État[39].

Les choix qui résultent de l’élection marquent durablement les États concernés, pour le meilleur, mais aussi parfois pour le pire. La bête immonde est, en 1933, sortie des urnes au terme de procédures apparemment régulières. Moins graves, mais néanmoins préoccupants, le populisme et la dénonciation hystérique des élites ne cessent de gagner du terrain, à défaut de triompher. La manière dont la littérature s’est emparée de l’élection comme d’un sujet d’écriture montre bien que, par le niveau de dramatisation qu’elle atteint, elle est l’expression paroxystique des tensions et des clivages qui traversent la société. Il est certes fini le temps où, sous la plume de Stendhal ou de Balzac[40], des émissaires politiques étaient envoyés à travers le pays pour soutenir le candidat officiel au prix de grossières manipulations des électeurs et étaient reçus par des salves d’injures, voire de boue pour un certain maître des requêtes[41]. La clarification des règles applicables en matière d’élection et de campagne est, en un sens, venue réguler le temps électoral, faute de vraiment le pacifier. Mais ne nous y trompons pas, l’élection est toujours un moment de forte tension dans une société et la cristallisation de rapports conflictuels. Les élections récentes ont parfaitement mis en évidence, en France, au Royaume-Uni ou aux États-Unis, les profondes divisions qui traversent nos sociétés. C’est en cela que la définition de la loi électorale est déterminante. Car elle permet l’expression démocratique des citoyens et leur représentation. L’élection ne peut certes pas tout, mais les conditions de sa mise en œuvre sont cruciales pour la préservation et, si possible, l’approfondissement de la démocratie sur notre continent.

Ce colloque permettra de confronter les choix, parfois techniques, faits par les États européens dans un tel contexte. Par la discussion et le débat sur les arbitrages de chacun, il ne s’agit pas de définir un modèle applicable à tous, mais de s’interroger sur les enjeux de l’élection et de dégager quelques pistes de réponse qui pourraient être communes ou convergentes.

[1]Texte écrit en collaboration avec Sarah Houllier, magistrat administratif, chargée de mission auprès du vice-président du Conseil d’État.

[2]E. Zola, « Le suffrage universel », 8 août 1881, in A. Wroma, Zola Journaliste. Articles et chroniques, Flammarion, 2011,p. 306.

[3] E. Zola, op.cit. note 2,p. 306.

[4] Montesquieu, L’Esprit des lois, Tome II, chapitre 2.

[5] A. Lancelot, « Réflexion préalable à toute réforme du mode de scrutin », Commentaire, 1993/2, n° 62, pp. 328-329.

[6] M. Duverger, « I. L’influence des systèmes électoraux sur la vie politique », in M. Duverger (dir), L’influence des systèmes électoraux sur la vie politique, Presses de Sciences Po, 1950, p. 42.

[7] M. Duverger, op.cit. note 6, p. 42.

[8] M. Duverger, « I. L’influence des systèmes électoraux sur la vie politique », in M. Duverger (dir), L’influence des systèmes électoraux sur la vie politique, Presses de Sciences Po, 1950, p. 40-41.

[9] M. Duverger, « I. L’influence des systèmes électoraux sur la vie politique », in M. Duverger (dir), L’influence des systèmes électoraux sur la vie politique, Presses de Sciences Po, 1950, p. 40.

[10] A. Lancelot, op.cit. note 5, p. 323.

[11] D. de Béchillon, « Pour un débat renouvelé sur la représentation proportionnelle », in Le service public. Liber amicorum en l’honneur de Marceau Long, Dalloz, 2016, p. 37.

[12] D. de Béchillon, op.cit. note 11, p. 36.

[13] A. Lancelot, op.cit. note 5, p. 327.

[14] Voir sur ce point le rapport de la Commission européenne pour la démocratie par le droit (Commission de Venise), Les règles électorales et les actions positives en faveur de la participation des minorités nationales aux processus de décision dans les pays européens (11-12 mars 2005). Par exemple, la Pologne prévoit des exemptions de seuil pour les minorités nationales.

[15] CC, 9 mai 1991, Statut de la Corse, n° 91-290 DC.

[16] Voir la décision CC, 18 novembre 1982, Loi modifiant le code électoral et le code des communes et relative à l'élection des conseillers municipaux et aux conditions d'inscription des Français établis hors de France sur les listes électorales, n° 82-146 DC, pt. 7.

[17] CC, 18 novembre 1982, Loi modifiant le code électoral et le code des communes et relative à l'élection des conseillers municipaux et aux conditions d'inscription des Français établis hors de France sur les listes électorales, n° 82-146 DC, pt. 7 ; CC, 14 janvier 1999, Loi relative au mode d'élection des conseillers régionaux et des conseillers à l'Assemblée de Corse et au fonctionnement des Conseils régionaux, n° 98-407 DC, pt.12.

[18] CC, 18 novembre 1982, Loi modifiant le code électoral et le code des communes et relative à l'élection des conseillers municipaux et aux conditions d'inscription des Français établis hors de France sur les listes électorales, n° 82-146 DC.

[19] CC, 30 août 1984, Statut du territoire de la Polynésie française, n° 84-177 DC, pt. 7.

[20] Titre V de la loi organique n°2017-1338 du 15 septembre 2017 pour la confiance dans la vie politique et chapitres II et III du titre VIII de la loi n°2017-1339 du 15 septembre 2017 pour la confiance dans la vie politique.

[21] M-L. Denis, « La régulation audiovisuelle et l’élection présidentielle », Les nouveaux cahiers du Conseil constitutionnel, n° 34, 2012.

[22] Voir, notamment, les décisions du Conseil constitutionnel du 1er juillet 1986, Loi relative à l’élection des députés et autorisant le Gouvernement à délimiter par ordonnance les circonscriptions électorales,n° 86-208 DC et du 18 novembre 1986, Loi relative à la délimitation des circonscriptions pour l’élection des députés,n° 86-218 DC.

[23] Voir sur ce point la jurisprudence de la Cour suprême des États-Unis sur le « vote dilué » par laquelle la Cour suprême censure des découpages électoraux qui par la dilution des électeurs issus d’une minorité dans des districts essentiellement composés de membres de la majorité exclut de facto toute chance que des membres de ces minorités soient élus (arrêts Baker vs. Carr de 1962 et Thornburg vs. Gingles de 1986).

[24] Voir, en France, le dernier alinéa de l’article 25 de la Constitution de 1958 selon lequel : « Une commission indépendante, dont la loi fixe la composition et les règles d'organisation et de fonctionnement, se prononce par un avis public sur les projets de texte et propositions de loi délimitant les circonscriptions pour l'élection des députés ou modifiant la répartition des sièges de députés ou de sénateurs. »

[25] Voir les ouvrages de Pierre Rosanvallon, en particulier Le peuple introuvable. Histoire de la représentation démocratique en France, Gallimard, 1998.

[26] B. Kriegel, Philosophie de la République, Plon, 1998, p. 190.

[27] B. Manin, Principes du gouvernement représentatif, Flammarion, 1996.

[28] A. Muxel, « Abstention : défaillance citoyenne ou expression démocratique ? », Les cahiers du Conseil constitutionnel, n° 23, 2008, p. 99.

[29] J-C. Colliard, « Les systèmes électoraux dans les Constitutions des pays de l’Union européenne », Les cahiers du Conseil constitutionnel, n° 13, 2003.

[30] M. Duverger, op.cit. note 6, p. 38.

[31] Y. Sintomer, « Les sens de la représentation politique : usages et mésusages d’une notion », Raisons politiques, 2013/2, n° 50, p. 16.

[32] A. Lancelot, op.cit. note 5, p. 329.

[33] CC, 31 mai 2017, Association « En Marche ! » [Durée des émissions de la campagne électorale en vue des élections législatives], n° 2017-651 QPC. Le juge des référés du Conseil d’État en a tiré les conséquences en se prononçant sur les critères de représentativité mis en place à titre transitoire par le CSA (CE, 7 juin 2017, Partis régions et peuples solidaires, n° 411177).

[34] A. Muxel, op.cit. note 29, p. 99.

[35] J-M. Denquin, « Démocratie participative et démocratie semi-directe », Les cahiers du Conseil constitutionnel, n° 23, 2008, p. 98.

[36] Voir sur ce sujet l’étude annuelle du Conseil d’État, Consulter autrement. Participer effectivement, La Documentation française, 2011.

[37] Voir notamment la loi pour une République numérique du 7 octobre 2016 qui a donné lieu à une vaste consultation du public. Voir également la consultation numérique sur le choix du nom de la nouvelle région issue de la fusion des régions Languedoc-Roussillon et Midi-Pyrénées.

[38] Etude annuelle 2017 du Conseil d’État, Puissance publique et plateformes numériques : accompagner l’« ubérisation », La Documentation française, 2017, p. 91.

[39] Voir la décision rendue par le Conseil d’État au sujet de la consultation numérique sur le choix du nom de la nouvelle région issue de la fusion des régions Languedoc-Roussillon et Midi-Pyrénées  : le Conseil d’État définit les principes directeurs qui doivent assurer la loyauté et la sincérité de telles consultations (CE Ass., 19 juillet 2017, Association citoyenne pour Occitanie Pays Catalan, n° 403928).

[40] Balzac, Le député d’Arcis et Le médecin de campagne.

[41] Stendhal, Lucien Leuwen, Gallimard, 2002, chapitre XLVIII de la seconde partie.