Intervention de Jean-Marc Sauvé, vice-président du Conseil d'État, à l'occasion de la table ronde de l'Institut français des sciences administratives et de l'Université Paris I sur "L'administration française" de M. Grégoire Bigot, qui s'est déroulée le mardi 8 mars 2014.
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Table ronde sur L’administration française de M. Grégoire Bigot
Institut français des sciences administratives et Université Paris I
Mardi 8 avril 2014
Introduction de Jean-Marc Sauvé[1],
vice-président du Conseil d’Etat
Je suis heureux d’ouvrir aujourd’hui cette table ronde consacrée, sous le patronage de l’Institut français des sciences administratives (IFSA) et de l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, à l’ouvrage de M. Grégoire Bigot, intitulé L’administration française, dont le premier tome vient d’être réédité et dont le second, écrit avec Mme Tiphaine Le Yoncourt, vient de paraître.
Développant une érudition toujours empreinte de clarté et de pédagogie, cet ouvrage est beaucoup plus qu’un manuel. Il contribue à l’essor et au renouvellement des études historiques sur l’administration française en proposant, selon les termes mêmes de l’auteur, une « histoire politique de l’administration ». Un tel vocable mérite d’être explicité, car il recèle toute l’originalité de la démarche qui a présidé à l’écriture de ces deux tomes.
1. Par « politique », il faut en effet entendre le fruit d’une démarche épistémologique refusant de réduire l’histoire de l’administration à l’étude des institutions, de leurs règles de composition, de leurs compétences et de leurs modalités de fonctionnement. Une telle analyse, pour nécessaire qu’elle soit, offre un cadre trop étroit, ne permettant ni d’expliquer la traduction institutionnelle de rapports de pouvoir complexes, ni de suivre les interactions permanentes entre, d’une part, les facteurs politiques et sociaux gouvernant la genèse et l’essor d’appareils administratifs et, d’autre part, les moyens de leur consolidation et de leur légitimation par les formes du droit. En adoptant un champ d’études plus vaste, débordant les figures emblématiques des seules institutions, l’administration peut alors apparaître comme un artefact qui sert une volonté politique de transformation économique et sociale, mais aussi qui contribue, en retour, à l’infléchir et à la légitimer. Ce faisant, le droit et, en particulier, le droit public revêt plus qu’une simple valeur instrumentale, il dote le pouvoir politique d’une légitimité nouvelle et contribue à l’objectivation d’enjeux économiques et sociaux.
C’est dans cette perspective et dans le sillage des travaux réalisés par Pierre Rosanvallon, que s’articulent la transformation des administrations, les recompositions des traditions politiques et les mutations économiques et sociales. Loin d’être un équilibre statique, ces trois éléments entretiennent des rapports changeants que seule une étude diachronique peut saisir. A cet égard, à la méfiance des révolutionnaires envers un appareil administratif soupçonné de s’étendre comme un écran entre les citoyens et leurs représentants, s’est substituée la confiance en la puissance d’un Etat de droit, légitimé comme le meilleur rempart des libertés individuelles et comme le vecteur privilégié d’une cohésion sociale élargie. Ainsi que le relève justement Grégoire Bigot, « Fondre la nation dans l’Etat, c’est offrir à une abstraction politique une assise juridique afin que les incertitudes politiques se résolvent dans les certitudes des catégories juridiques »[2].
Dès lors, en découvrant la part « politique » d’une histoire de l’administration, le présent ouvrage nous invite à réfléchir sur la nature spécifique de la normativité juridique et à son raccordement aux autres moyens de normalisation sociale. Les administrations ne sont pas un monde clos dans un univers infini, elles structurent et innervent les équilibres politiques et les transformations du corps social. Alors que l’histoire politique du XIXème et du XXème siècle a été marquée par une forte instabilité politique, dans laquelle se reflète les soubresauts de notre droit constitutionnel jusqu’à une période avancée, l’histoire de l’administration française révèle combien cette dernière a exercé un effet stabilisateur. A ce titre, l’auteur suit les développements d’une véritable « constitution administrative » de la Nation. Celle-ci ne s’est pas imposée verticalement sur un corps social inerte et sur des traditions politiques moribondes. Il s’agit bien plutôt d’une dynamique réciproque, les administrations se structurant autant par leur capacité normalisatrice que par les résistances que leur ont opposées les forces politiques et sociales.
2. Pour suivre les étapes de cette histoire politique de l’administration, s’est imposée – c’est là un autre trait original de cet ouvrage – une approche transdisciplinaire. A rebours d’une approche internaliste, c’est en faisant fond sur les résultats de la sociologie et de la science politique qu’ont été analysés, à l’image des travaux réalisés par Pierre Legendre, les fondements juridiques de l’action administrative, comme l’atteste le sous-titre de l’ouvrage : « politique, droit et société ». En effet, loin d’être une entité abstraite, la « constitution administrative » de la France s’est développée en un réseau de services publics, qui apparaît comme l’ossature d’un sentiment d’appartenance commune.
Dans cette perspective, l’ouvrage analyse avec finesse la recomposition du système éducatif français depuis la période napoléonienne jusqu’aux grandes lois républicaines, mais aussi la laïcisation de l’espace public, le développement d’un l’Etat régulateur des déséquilibres économiques et promoteur d’une protection sociale. Dans le fonctionnement de ces administrations nouvelles, sont découvertes des ruptures et des continuités historiques dans le temps long des périodes révolutionnaire, impériale et républicaine. Certaines ont été mises en exergue très tôt : il suffit de se reporter aux écrits d’Alexis de Tocqueville sur le mouvement de centralisation administrative, même si, dans le tome 1[3] de l’ouvrage présenté aujourd’hui, sont analysées les expérimentations entreprises en matière d’administrations « délocalisées » dans les dernières décennies de l’Ancien régime, par les ministres Necker, Calonne et Loménie de Brienne. Le même travail a été entrepris dans le tome 2[4] à propos de l’Etat français : en s’appuyant sur les travaux de Marc Olivier Baruch et de Laurent Joly, l’ouvrage démontre que l’effondrement de 1940 et l’instauration de l’Etat français ne peuvent pas être seulement interprétés comme la poussée maladive d’un archaïsme contre-révolutionnaire et anti-républicain, ils sont également tributaires de la place centrale occupée par l’Etat républicain dans la rationalisation des relations sociales, même si, sous l’Etat français, cette place a pris, de manière plus fictive que réelle, une ampleur et une nature pathologiques.
3. La table ronde d’aujourd’hui s’efforcera de rendre compte de la finesse des analyses menées par M. Grégoire Bigot. Je remercie chaleureusement Mme Pascale Gonod, professeur à l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, et M. Mattias Guyomar, conseiller d’Etat, pour l’organisation de cette manifestation. Nous sommes heureux d’accueillir et d’entendre, outre l’auteur lui-même, M. Benoît Plessix, professeur à l’Université Paris 2 Panthéon-Assas, et Mme Tiphaine Le Yoncourt, maître de conférences à l’Université de Rennes 1, co-auteur du tome 2 de l’ouvrage. Nous avons également le plaisir de recevoir M. Michael Stolleis, professeur émérite à l’Université de Francfort-sur-le-Main, et nous écouterons avec attention mon collègue Fabien Raynaud.
Gageons que cette table ronde nous invitera à nous replonger dans le détail de cette somme et qu’elle attisera l’attente des tomes encore à paraître, dont le tome III est déjà annoncé[5] sous le titre évocateur de « L’âge d’or de l’administration républicaine ».
[1] Texte écrit en collaboration avec M. Stéphane Eustache, conseiller de tribunal administratif et de cour administrative d’appel, chargé de mission auprès du vice-président du Conseil d’Etat.
[2]L’administration française, tome 2, p. 203
[3] Voir p. 17 et suivantes
[4] Voir p. 372 et suivantes
[5] Voir introduction, tome 2, p. 5