Introduction de la conférence d'ouverture du cycle de conférences de l'étude annuelle - Discours de Dider-Roland Tabuteau, vice-président du Conseil d'État

Discours
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Monsieur le Premier ministre,

Madame la Défenseure des droits,

Mesdames et Messieurs les présidents,

Mesdames et Messieurs,

Chers collègues et chers amis,

Je suis particulièrement heureux d’ouvrir ce nouveau cycle de conférences qui rythmera la confection de l’étude annuelle du Conseil d’État, consacrée cette année au « dernier kilomètre », c’est-à-dire aux conditions dans lesquelles les politiques publiques parviennent concrètement aux citoyens et aux usagers des services publics.

Les conclusions de cette étude seront présentées lors de la rentrée du Conseil d’État de septembre prochain.

L’étude annuelle se fonde sur l’expérience du Conseil d’État développée par ses sections consultatives et la section du contentieux, sur l’expérience propre de chacun de ses membres, mais également sur les échanges avec les partenaires extérieurs. Ces conférences permettent justement de réunir des décideurs publics, des universitaires, des représentants de l’administration et des responsables associatifs et économiques dans un esprit de dialogue et d’écoute. Elles permettent de tirer de la diversité des expériences des analyses pragmatiques, liées à la réalité du vécu des intervenants. Je tiens à remercier Jean Castex, Claire Hédon, Thierry Lambert et Claude Rambaud, pour leur présence et leurs interventions aujourd’hui, consacrées aux attentes de nos concitoyens au regard du dernier kilomètre que les politiques publiques doivent parcourir pour les atteindre. Ce thème est essentiel, car la bonne politique publique n’est pas celle qui change la norme, mais celle qui, effectivement, se transforme en réalité sur le terrain.

La complexité et la lourdeur des procédures administratives sont en effet régulièrement dénoncées, par les citoyens eux-mêmes – au travers des sondages ou de cahiers de doléances –, par les classements internationaux, mais aussi par les fonctionnaires et les responsables publics et politiques. L’action publique, qui s’inscrit parfois davantage dans l’édiction de la norme que dans son application effective, ne réussit pas à pleinement y remédier. Elle peut même souffrir des critiques adressées à une forme d’idéalisme qui, selon la formule de Clémenceau, s’élance « d’un magnifique essor, par-delà le temps et l’espace, pour planer dans le vide au-dessus des choses qui ont l’infériorité d’être [1] ». Si le Conseil d’État manie la norme, dans ses fonctions contentieuses ou consultatives, il est toujours attaché à l’effectivité des politiques publiques. Ses études doivent ainsi déboucher sur des propositions concrètes et effectives. Qu’il s’agisse des rapports du Conseil sur l’inflation normative, ou par exemple de ses récentes études thématiques sur les conditions de ressources dans les politiques sociales [2], ou sur l’usage de l’intelligence artificielle [3], il s’agit chaque fois de faire en sorte que les politiques publiques améliorent effectivement la situation des citoyens et usagers, en adaptant les politiques aux situations, en permettant aux agents publics d’aller vers eux, en diminuant le non-recours aux droits ou les effets pervers liés à l’introduction de seuils ou de critères.

Le cycle de conférence qui s’ouvre aujourd’hui portera plus précisément sur les derniers segments qui permettent effectivement à l’usager d’accéder ou de recourir au service public. Plusieurs questions en découlent. Il s’agit d’abord de l’accès géographique ou virtuel aux services et aux politiques publiques et des modalités concrètes de recours au service public – de la complexité d’un formulaire, de la manière de présenter une demande de permis de construire, ou de l’inscription à Parcoursup. Il s’agit également de l’accompagnement du demandeur durant la procédure en cas de difficultés qui surviennent. Le thème du dernier kilomètre comprend également la question du suivi des résultats de la politique publique, par rapport aux objectifs fixés. Enfin, ce thème renvoie à la nécessité de l’évaluation des effets des politiques publiques, pour au besoin les ajuster.

Ce cycle de conférence pourra répondre aux préoccupations du gouvernement, qui entend, je cite la communication du 12 octobre dernier à l’issue du Conseil des ministres, appuyer le « renforcement des réseaux de services publics et le réarmement de l'État territorial [4] ». L’expression de dernier kilomètre, que vous avez popularisée, Monsieur le Premier ministre [5], implique je le disais d’évaluer et d’analyser les conditions dans lesquelles les politiques publiques parviennent concrètement à leurs destinataires. En méthode, il sera toutefois proposé d’emprunter une focale renouvelée, et de chausser les lunettes de l’usager pour identifier tous les obstacles qui se présentent à lui, mais également tous les succès qui existent. Sous ce prisme, l’étude aura de fortes implications :

  • s’interroger sur le principe d’égalité, qui est parfois un frein au déploiement de politiques publiques dans des territoires ou pour des publics particuliers ;

  • se demander comment rendre neutre pour le demandeur ou l’usager, via notamment des partenariats, l’enchevêtrement des compétences, entre les personnes publiques et en leur sein, alors que celui-ci produit souvent de la confusion dans l’esprit de nos concitoyens et entraine une déresponsabilisation des acteurs ou à tout le moins une perte d’efficacité ;

  • s’attacher enfin à l’organisation optimale des personnes publiques, aux mutualisations possibles et au management des agents du service public pour aller vers l’usager, ce qui nécessite une bonne information et des initiatives afin d’ajuster les politiques publiques au réel.

 

Plusieurs axes pourront être étudiés. En guise d’ouverture, je vous propose de respecter ce renversement de la logique verticale traditionnelle, pour souligner la nécessité de partir toujours des besoins et de la réalité de la situation des usagers (I), afin d’étudier comment, au regard de l’organisation des acteurs et de la gestion des politiques publiques (II) franchir le « dernier kilomètre ».

 

I . Quand on aborde le dernier km, il faut d’abord, je le disais, se mettre à la place de l’usager

L’étude du dernier kilomètre appelle en effet, à la prise en compte de l’usager de la conception des politiques publiques jusqu’à leur délivrance effective, en les ajustant si nécessaire aux retours du terrain et aux changements de comportement.

Alain Supiot dénonce comment, dans ce qu’il appelle la gouvernance par les nombres, la construction fictionnelle qu’est le droit tend à s’éloigner de la réalité, jusqu’à substituer « la carte au territoire et la réaction à l’action [6] ». Au terme de cette transformation, les actions tendent à agir sur les chiffres qui masquent la réalité, plutôt que sur la réalité elle-même. A l’inverse, la transformation du réel suppose de prendre en compte la réalité du monde et la capacité à le transformer en ayant, pour employer la formule de Proudhon, l’idée dans le creux de la main [7]

 

          1. Il est d’abord nécessaire de prendre en compte les besoins et les comportements des usagers

L’économie politique a d’abord vu le consommateur comme souverain dans ses choix [8], et s’est pour cela détournée des raisons qui présidaient à ses préférences, et de la consommation elle-même qui était résumée à une destruction [9]. Ce n’est qu’à la fin du XIXème siècle que le consommateur a été pris en compte en tant que tel, avec par exemple le développement de la réclame devenue publicité, qui a conduit à l’avènement de la société de consommation, décrite par anticipation par Zola dans Au-bonheur des dames : « On vend ce qu'on veut, lorsqu'on sait vendre ! Notre triomphe est là. » affirme Octave Mouret, le fondateur du grand magasin.

Pour les services publics, il faut s’intéresser à l’usager, et ne pas envisager le recours au service public sous l’unique angle de la dépense pour la personne publique. Car les services publics, s’ils répondent aux besoins individuels, permettent également l’amélioration de l’intérêt collectif, du bien commun. C’est bien-sûr le cas de l’enseignement, mais c’est le cas également des politiques de retour à l’emploi qui permettent davantage de bien-être, et au demeurant de cotisations, ou, dernier exemple, des politiques de santé publique – pensons simplement à la vaccination et aux avantages globaux qu’elle procure. S’intéresser aux attentes et aux comportements de nos concitoyens, peut parfois constituer un coût supplémentaire, en abaissant notamment le non recours au droit.

 

          2. Prendre la focale des usagers, et étudier leur parcours effectif, pourra conduire à interroger la manière dont est respecté le principe d’égalité

Les politiques publiques visent en général une catégorie de bénéficiaires, en fixant des critères et en évaluant l’écart à la cible définie. Toutefois, si les réussites ne doivent pas être minimisées, les exemples ne manquent pas d’échecs d’actions publiques au regard de leurs cibles, qui révèlent parfois des lacunes dans l’évaluation, d’autres fois des comportements inattendus et négligés par la personne publique. On peut citer par exemple l’aide personnalisée de retour à l’emploi créée en 2008 pour prendre en charge tout ou partie des coûts exposés par la reprise d’une activité professionnelle – transport, habillement, accueil jeunes enfants. Selon l’évaluation du Sénat en 2013 [10], cette aide avait conduit à budgétiser 150 millions d’euros par an en loi de finances, mais à une dépense de moins d’un tiers des crédits prévus sur les deux premiers exercices. Cette sous-consommation s’explique en particulier par la multiplication des critères rendant inaccessible le dispositif. Poussé par le souci louable d’égalité de traitement entre les bénéficiaires et d’objectivité de la mesure, les critères sont souvent trop précis, ôtant toute marge d’appréciation et provoquant des effets de seuils. S’il peut parfois y avoir des motifs principalement budgétaires à ces critères, l’ajustement de la politique publique aux besoins réels est en réalité surtout freiné par la hantise de la rupture d’égalité, liée à la crainte de la subjectivité de l’Etat alors qu’il doit être neutre. Cet ajustement est également limité par l’héritage centralisateur qui diminue la confiance dans les acteurs de terrain. Le dernier segment du déploiement de la politique publique, qui suppose généralement la demande du potentiel bénéficiaire pour l’accès effectif au service ou à l’allocation, est alors délaissé par ceux mêmes qui devraient en bénéficier.

Pour parer à ces problèmes, pour que le dernier kilomètre soit fructueux, il faut souvent, à rebours d’une règlementation précise de toute la procédure d’entrée dans le service public, faire confiance aux agents publics qui sont au contact des usagers et des demandeurs. Cela suppose de ne pas rigidifier encore, même pour des raisons légitimes, l’accès à la politique publique. A cet égard, la numérisation des procédures, qui augmente en théorie l’accessibilité du service public, peut à l’inverse rendre moins souple encore cet accès et laisser de côté les populations les plus fragiles, en particulier lorsque les procédures en cause sont complexes. La Défenseure des droits, dont je salue aujourd’hui la présence, pourra sans doute en témoigner [11].

Les politiques publiques ont pu mettre en place des dispositifs pour éviter ces écueils. La réflexion sur le parcours de l’usager vise ainsi à améliorer la relation avec le service sollicité en prenant en compte la réalité qui s’impose aux usagers et demandeurs de politiques publiques. C’est tout le sens des actions initiées par les lois de simplifications successives et les dispositifs de type « guichets uniques » ou « dites-le nous une fois », dont l’étude annuelle de 2016 sur la simplification et la qualité du droit [12] avait relevé l’opportunité mais aussi les limites. C’est le sens également des actions initiées depuis 2017 par la direction interministérielle à la transformation publique, représentée aujourd’hui par le délégué interministériel Thierry Lambert, dont les travaux comprennent le chantier de simplification de formulaires administratifs, le déploiement de la plateforme « Service + » chargée de recueillir témoignages d’usagers et les signalements de documents administratifs trop complexes. Le cycle de conférence permettra, je l’espère, de dresser le panorama de tous ces obstacles et des solutions qui peuvent y être apportées.

La crise sanitaire a conduit l’administration, dans de nombreux domaines – à commencer bien sûr par la santé – à privilégier de manière souvent bénéfique l’efficacité à la forme, la rapidité au contrôle. Cette crise a ainsi obligé la puissance publique à prendre en compte la réalité des malades, en allant vers eux – pensons aux initiatives de l’Assurance maladie avec ses partenaires du ministère et des mutuelles, pour contacter les personnes de plus de 75 ans et prévoir leur vaccination [13]. La crise a également conduit les pouvoirs publics à réfléchir en prenant en compte la différence de situation des populations selon leur âge, leur lieu de résidence, leur accès effectif aux services publics, par exemple pour les populations carcérales pour lesquelles le juge administratif a plusieurs fois été saisi [14]. Ces expériences, qui ont permis « d’aller vers » les usagers et d’adapter finement les politiques déployées, pourront être instructives. Les mesures de simplification normatives adoptées en urgence durant la période COVID devront également être recensées et analysées pour savoir s’il est possible d’en tirer parti à moyen et long terme. D’un point de vue méthodologique, ce chantier ne saurait toutefois se réduire à un travail « en chambre », au sein du Conseil d’Etat. Il devra se confronter à l’analyse des administrations et à tout ce qui pourra l’éclairer sur le vécu des usagers.

 

          3. Franchir le dernier kilomètre, d’un point de vue pratique, suppose enfin de prendre en compte l’ancrage territorial du déploiement des services publics

Les usagers s’inscrivent toujours dans des territoires. Si la numérisation de l’accès aux services publics peut rendre moins nette cette réalité, l’accès même aux services numériques suppose une réflexion territoriale – qu’on pense au déploiement du Plan France Très Haut Débit [15], ou à la fracture numérique qui reflète des inégalités territoriales qui se confondent avec ceux relatifs aux écarts d’âges, aux catégories socio-professionnelles et au niveau de diplôme [16]. Souvent dénoncée, la complexité de l’administration territoriale a notamment pour origine la volonté de déployer les politiques publiques à un niveau pertinent. Elle crée toutefois, je le disais, une confusion dans la compréhension des politiques publiques, et parfois des chevauchements ou à l’inverse une déresponsabilisation des acteurs. L’ambition d’adaptation des politiques publiques aux territoires se retrouve dans la politique européenne de cohésion [17] – à l’instar des « stratégies de spécialisation intelligentes [18] » – et dans les programmes transversaux de l’Agence nationale de cohésion des territoires –  par exemple l’Action Cœur de Ville [19] ou l’initiative Territoires d’industrie [20]. Ces ambitions peuvent toutefois buter sur leur complexité de déploiement si elles ne sont pas adaptées à la réalité des besoins.

La question de la différenciation des politiques publiques selon les territoires pourra ainsi être étudiée. En effet, l’indifférenciation selon les territoires, qui se fonde sur un principe d’égalité formelle, peut conduire à des inégalités réelles – que l’on songe seulement aux temps de transport différents pour accéder à un service public, ou aux coûts qu’ils supposent.

Plus fondamentalement, les usagers peuvent bénéficier des mutualisations mises en place pour franchir à moindre coût le dernier kilomètre, à l’instar de ce qui peut être fait dans le monde de la logistique [21]. Il y a bien sûr les mutualisations qui sont incarnées par les maisons France service, ou les maisons de santé pluridisciplinaires qui peuvent être soutenues par les personnes publiques, et qui répondent au besoin de simplicité des usagers. L’étude pourra se pencher, pour la mise en œuvre du dernier kilomètre, sur le fonctionnement du couple Etat-collectivités territoriales, dans un contexte de décentralisation probablement pas entièrement stabilisé, mais aussi sur les relations entre collectivités elles-mêmes et sur le rôle crucial des opérateurs, associations et autres acteurs de proximité – y compris privés, comme les bureaux de tabac ou garagistes. L’articulation entre acteurs des politiques publiques pourra être interrogée, selon ses modalités, qu’il s’agisse d’un recours à la contractualisation [22] du développement de « guichets intégrés » à compétences constantes [23], ou de toute autre modalité de mutualisation.

L’étude devra également s’interroger sur comment « aller vers » l’usager : comment adapter la communication – nous retrouverons ici des constats relevés dans le cadre de l’étude annuelle 2022 sur les réseaux sociaux [24] – et la présentation des politiques territoriales pour atteindre les bénéficiaires des politiques publiques ?

 

II. Il faut ainsi que la puissance publique s’organise dans la logique du franchissement du dernier kilomètre

Celui-ci nécessitera, toujours en regard des besoins des usagers, de se pencher sur la gestion des politiques publiques et l’organisation des acteurs.

 

          1. Il y aura lieu de s’interroger sur l’organisation de la puissance publique permettant aux acteurs de se concentrer sur l’exécution effective et l’accès

Tocqueville constatait dans l’Ancien Régime une des faiblesses françaises, qui résidait dans « une règle rigide, [mais] une pratique molle [25] ». On pourrait malheureusement étendre ce constat, en estimant que les lois les mieux pensées ne sont pas toujours mises en application aussi bien qu’elles le devraient, et en particulier qu’elles ne franchissent pas les dernières étapes qui permettent d’améliorer concrètement la situation de nos concitoyens. A l’inverse, la légitimité de certaines institutions, à l’instar de la DATAR [26], de 1963 à 2014, provient des évolutions concrètes et mesurables qu’elles ont permises. Les succès des politiques publiques les plus récentes peuvent également nous inspirer. On peut citer notamment le remplacement par la loi de financement de la sécurité sociale pour 2016 de la CMU par la protection universelle maladie – ou PUMA [27]. Par la suppression du statut d’ayant droit majeur, qui affranchit le droit à l’assurance maladie du contexte familial et en fait un droit direct, la PUMA a permis d’accomplir pour les personnes résidant régulièrement en France le rêve d’universalité formulé en 1945. La création de la PUMA a été utile aux bénéficiaires, en étendant concrètement le droit à l’assurance maladie, et a constitué pour l’administration une formidable simplification.

Ces constats doivent inciter les personnes publiques à étudier la faisabilité des politiques publiques, et leurs effets réels, même ceux qui n’ont pas été anticipés ou identifiés en amont. Les opérateurs disposent généralement via leur comité exécutif, des ressources humaines et techniques pour réfléchir d’emblée aux conditions de mise en œuvre d’une réforme – notamment la maîtrise du dialogue social, la possibilité de redéployer des salariés sur des fonctions nouvelles et de les former rapidement ou le déploiement de systèmes d’information. Au sein de l’État central en revanche, il semble rare qu’un directeur d’administration centrale dispose de tous ces leviers de transformation.

            La question des indicateurs pourra également être étudiée. L’action publique est gouvernée depuis plusieurs années, et notamment depuis l’adoption de la LOLF [28] en 2001, par une culture de la performance, directement inspirée du « new public management ». Si le développement d’indicateurs de performance a eu le mérite d’améliorer la lisibilité et le pilotage des politiques publiques par le pouvoir politique, ces outils ne rendent toutefois que partiellement compte de leur impact sur nos concitoyens [29]. Appliqués à certains champs de l’action publique, comme le travail social ou la santé [30], ils ont pu susciter d’âpres débats avec les professionnels du secteur. Ils nécessitent également l’emploi de moyens importants de suivi qui, à moyens contraints, sont retirés à la délivrance du service public. D’autres méthodes managériales font une plus grande part à la question du « dernier kilomètre ». C’est le cas notamment de la méthode dite de « résolution de problèmes », qui invite à passer du pilotage et du suivi de l’action publique « au faire » [31], en identifiant les problèmes et en mesurant leur résorption. A cet égard, nous pouvons à nouveau citer la crise sanitaire qui, en renforçant les marges de manœuvres des acteurs de proximité, avec des objectifs clairs et moins de lourdeurs administratives, a pu être paradoxalement vécue par certains comme un retour aux sources de l’engagement des agents publics. Au-delà des indicateurs fondés sur les chiffres, les retours directs des agents de terrain, qui permettent de souligner les difficultés du quotidien, sont parfois insuffisamment pris en compte, ou du moins avec retard. Le décloisonnement, la précision de la répartition des compétences entre les différents niveaux de décision et la promotion, dans le respect du principe hiérarchique, de l’esprit d’initiative et de responsabilité des fonctionnaires, sont des leviers pour franchir effectivement le dernier kilomètre.

Dans le champ de cette étude se trouve également la façon dont l’État pratique la déconcentration et dont le développement des expérimentations, à la suite de notre rapport de 2019 [32], permet d’améliorer l’efficacité de l’action publique. Les études empiriques les plus scientifiques ont pu être faites par des universitaires en France et ailleurs dans le monde, à l’instar d’Esther Duflo [33] ou d’Étienne Wasmer. Les liens souvent trop faibles entre les politiques publiques et le monde de la recherche peuvent limiter les informations fondées sur des méthodes rigoureuses qui permettraient d’ajuster des mécanismes au bénéfice des usagers. Les premiers retours de la loi relative à la différenciation, la décentralisation, la déconcentration et portant diverses mesures de simplification de l'action publique locale [34] pourront également être éclairants.

 

          2. Cela pourra nécessiter, au-delà des indicateurs, de faire davantage de place aux usagers dans la définition et le déploiement de politiques publiques

Une politique publique acceptée est souvent une politique publique portée par ses bénéficiaires, qui peuvent en être les meilleurs promoteurs. Les premiers partenaires qui peuvent permettre non seulement de connaitre les effets d’une politique publique, mais également d’en améliorer le déploiement sont naturellement les corps intermédiaires traditionnels, à commencer par les partenaires sociaux et les associations. Il est à cet égard indispensable, pour franchir le dernier kilomètre, de les associer à tous les stades de la politique publique, de sa conception à son déploiement, de les interroger et d’entendre leurs retours.

Il est aussi possible, pour vérifier l’acceptabilité, de mettre en place des « panels d’usagers » ou des enquêtes auprès des bénéficiaires pour identifier les difficultés. Alors que l’administration entend surtout ceux qui demandent la réforme ou y résistent, l’attention à ceux auxquels elle s’adresse mais qui ne s’expriment pas, et en particulier aux publics peu organisés et peu représentés, est bien sûr essentielle. En outre, les consultations et les concertations sont trop souvent vécues comme des obligations formelles, qui finissent par compliquer la tâche de l’administration au point que le juge lui-même est obligé de trouver des remèdes à cette complexité [35]. Au contraire, il faut trouver le moyen pour que ces avis et retours soient utiles à l’amélioration de l’action de l’administration, et ne soient pas un frein en allongeant les procédures sans amélioration de fond.

L’administration prend de plus en plus en compte la satisfaction des usagers, la qualité de service et l’amélioration de l’accueil du public. Il est ainsi possible de citer l’introduction de la charte Marianne [36], renforcée par la démarche Services Publics +, le développement de labels ISO, l’organisations de sondages, ou le suivi de l’appréciation sur les réseaux sociaux. Il sera possible de dresser un panorama des outils et des interlocuteurs à la disposition des usagers pour exprimer leurs attentes et doléances à l’égard de l’administration, comme les courriers, saisine des médiateurs de services au public [37] ou de la Défenseure des droits. A cet égard, les doléances « des gilets jaunes » peuvent encore apporter des indications utiles sur l’accès aux services publics et le ressenti de ceux qui les ont rédigées. Il ne s’agira probablement pas de créer de nouvelles sources de remontées d’informations, mais d’exploiter celles qui existent. Encore une fois, un parallèle peut exister avec l’économie de la donnée, qui se développe aujourd’hui, et consiste à traiter toutes les informations dont les entreprises disposent et qui ont longtemps été délaissées.

***

Nous le voyons, Mesdames et Messieurs, le cycle de conférence qui s’ouvre aujourd’hui aura de nombreux sujets à traiter pour faire en sorte d’améliorer effectivement, au regard de l’usager, les politiques publiques. Le service public nous entoure tous les jours ; il est au fondement de notre pacte républicain, et l’améliorer est, pour employer la belle formule de Rimbaud, une manière de « changer la vie [38] ». Je me réjouis donc d’entendre, pour cette première conférence, les intervenants qui nous font l’honneur et le plaisir de partager leur expérience et leurs idées.

Je salue enfin très chaleureusement la section du rapport et des études, en particulier sa présidente Martine de Boisdeffre, son rapporteur général, le président Raynaud et sa nouvelle rapporteure générale adjointe, Mélanie Villiers, ainsi que l’ensemble des agents qui œuvrent à l’organisation de ce cycle de conférence.

 

 

[1] Clémenceau, L’Homme enchaîné, 25 janvier 1917, « L’idéalisme d’un président », à propos de la proposition de paix adressée par Wilson aux belligérants.

[2] L’étude du Conseil d’État de 2021 « Conditions de ressources dans les politiques sociales : 15 propositions pour simplifier et harmoniser leur prise en compte. »

[3] Étude à la demande du Premier ministre, « Intelligence artificielle et action publique : construire la confiance, servir la performance », adoptée en assemblée plénière le 31 mars 2022

[4] Conseil des ministres du 12 octobre 2022, Communication relative au renforcement de la présence des services publics dans les territoires

[5] Le Monde « Jean Castex en déplacement dans les Landes pour poursuivre la réforme de l’Etat et des services publics » (lemonde.fr), reprenant les thèmes développés dans sa Déclaration de politique générale sur la nécessité de "ressouder" la France dans le contexte de la crise sanitaire et économique, le dialogue social, la lutte contre le chômage, la croissance écologique et le séparatisme, à l'Assemblée nationale le 15 juillet 2020.

[6] Alain Supiot, La Gouvernance par les nombres, Cours au collège de France (2012-2014), Fayard, 2015, p. 246

[7] Pierre-Joseph Proudhon, Les Majorats littéraires, Examen d’un projet de loi ayant pour but de créer, au profit des auteurs, inventeurs et artistes, un monopole perpétuel, Bruxelles, Office de publicité, 1862, p. 16.

[8] Voir Arnaud Berthoud, Une philosophie de la consommation, Septentrion, p31-125

[9] Voir par exemple, Marx, qui voit la consommation seulement comme une production (ex : alimentation, production de son propre corps) ou comme une destruction).

[10] Rapport d’information n°94 (2013-2014) de M. Éric BOCQUET, fait au nom de la commission des finances, déposé le 23 octobre 201 : L'aide personnalisée de retour à l'emploi : un coup de pouce victime de son originalité. L’aide étant effective au deuxième semestre 2009, pour l’année 2009, 75 millions étaient budgétés, et 150,3 millions en 2010 ; les crédits consommés étaient pour ces deux années respectivement de 8,2 et 54 millions d’euros, soit environ 62 millions consommés pour 225 millions prévus pour ces deux exercices.

[11] Voir par exemple le rapport du 16 février 2022 du Défenseur des droits, Dématérialisation des services publics : trois ans après, où en est-on ?

[12] Étude annuelle de 2016, Simplification et qualité du droit

[13] Ou la plateforme COVIDOM mise en place en Île-de-France par l’AP-HP pour faire face à l’épidémie de Covid-19, pour suivre les malades, dès mars 2020, en partenariat avec l’Union Régionale des Professionnels de santé (URPS) Médecins Libéraux d’Ile de France et soutenue par l’Agence Régionale de Santé Ile-de-France, COVIDOM repose sur une solution technique de Nouvéal e-santé. La plateforme de télésuivi permet un suivi à distance des patients suspects ou confirmés Covid-19, ne nécessitant pas d’hospitalisation. Elle constitue également le socle du dispositif Covi-Contact mis en place par l’Agence Régionale de Santé Ile-de-France.

[14] Voir par exemple, CE, 8 octobre 2020 M. S. et autres, n° 444741, s’agissant de la distribution de masques et d’une campagne de dépistage à la prison de Toulouse-Seysses

[15] Qui a pour objectif de déployer la fibre optique partout en France d’ici 2025

[16] Voir par exemple, INSEE, L’Économie et la société à l’ère numérique, édition 2019, dont les constats nationaux se retrouvent localement dans les études postérieures région par région, par exemple en mai 2022 pour la Bourgogne-Franche-Comté « Un habitant sur cinq démuni face à l'usage d'internet ».

[17] Article 3 du traité de l’Union européenne : l’Union européenne « promeut la cohésion économique, sociale et territoriale, et la solidarité entre les États membres ». Cette politique est financée par plusieurs fonds : le Fonds européen de développement régional (FEDER), le Fonds social européen (FSE) et l’Initiative pour l’emploi des jeunes.

[18] Qui a prévu, dans le cadre de l’exercice de la programmation 2014-2020 des fonds européens, que chaque région élabore une stratégie de spécialisation intelligente (« smart specialization strategy) pour la recherche et l’innovation afin de concentrer ses ressources sur les domaines d'innovation pour lesquels elle a les meilleurs atouts par rapport aux autres régions européennes

[19] Voir par exemple l’Instruction du gouvernement du 17 janvier 2018 relative au lancement du programme « Action Cœur de ville » : identification des villes éligibles et premières orientations de mise en œuvre

[20] Lancée par le Premier ministre le 22 novembre 2018, l’initiative se donne pour objectif de rassembler les pouvoirs publics et les industriels d’un même territoire pour concentrer les moyens d’action et apporter des solutions aux besoins identifiés

[21] Voir notamment la réflexion entamée par BPI France autour du dernier kilomètre, nécessitant une mutualisation des acteurs de la logistique.

[22] Contrats de plan Etat-région, contrats de maîtrise de la dépense locale, dits « contrats de Cahors », contrats de transition écologique, contrat pauvreté, etc

[23] Voir par exemple la circulaire n° 6094-SG du 1er juillet 2019 relative à la création de France Services, guichet unique qui réunit, autour de maisons France services, notamment les services de déclaration de revenus, d’aide au logement, de demandes de permis de conduire ou de carte d’identité, de préparation de la retraite. La question d’un guiche unique « France travail » existe également.

[24] Étude annuelle de 2022, Les réseaux sociaux : enjeux et opportunités pour la puissance publique

[25] Alexis de Tocqueville - L'Ancien Régime et la Révolution, Lévy, 1866 (7ème édition, première parution en 1856)

[26] Délégation à l'aménagement du territoire et à l'action régionale

[27] Instituée par la loi de financement de la sécurité sociale pour 2016. Voir en particulier Didier Tabuteau, Une politique d’assurance maladie ambivalente, Les Tribunes de la santé 2016/4 (n° 53), pages 95 à 102

[28] Loi organique n° 2001-692 du 1 août 2001 relative aux lois de finances

[29] LOLF : culte des indicateurs ou culture de la performance ? (senat.fr) ; Fipeco - Fiche

[30] Stéphane Velut, L’Hôpital, une nouvelle industrie, Tracts, Gallimard ; Régis Martineau, La mise en usage des outils de gestion par la qualité par les professionnels de santé à l’hôpital : une approche par la théorie instrumentale », Université de Tours, 2009

[31] Bib_GMP_évolutionsdumangementpublic_LB_2014.pdf

[32] Conseil d’État, étude annuelle de 2019, Améliorer et développer les expérimentations pour des politiques publiques plus efficaces et innovantes

[33] Qui a reçu le prix de la Banque de Suède en sciences économiques en mémoire d’Alfred Nobel, en 2019, conjointement avec Abhijit Banerjee et Michael Kremer.

[34] Loi n° 2022-217 du 21 février 2022 relative à la différenciation, la décentralisation, la déconcentration et portant diverses mesures de simplification de l'action publique locale

[35] Cf. CE, 23 décembre 2011, Danthony, n°335033 : « si les actes administratifs doivent être pris selon les formes et conformément aux procédures prévues par les lois et règlements, un vice affectant le déroulement d'une procédure administrative préalable, suivie à titre obligatoire ou facultatif, n'est de nature à entacher d'illégalité la décision prise que s'il ressort des pièces du dossier qu'il a été susceptible d'exercer, en l'espèce, une influence sur le sens de la décision prise ou qu'il a privé les intéressés d'une garantie »

[36] Faisant suite notamment la circulaire du 23 février 1989 relative au renouveau du service public consacrant un volet à « une politique d’accueil et de service à l’égard des usagers », et à la circulaire relation à l’amélioration des relations entre les services publics et leurs usagers, la charte Marianne « Pour un meilleur accueil » dans les services de l’Etat a été expérimentée dans 6 départements en 2004 et généralisée début 2005.

[37] Cf. le Club des médiateurs : www.clubdesmediateurs.fr

[38] Arthur Rimbaud, Vierge folle, Une saison en enfer, Alliance typographique (M. J. Poot), 1873 (p. 21-26)