Fiscalité environnementale : articuler étroitement l’économie et le droit

Par Jean-Marc Sauvé, Vice-président du Conseil d'Etat
Discours
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Les Entretiens du Conseil d’Etat - 17 juin 2009

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Intervention de Jean-Marc SauvéVice-président du Conseil d'Etat

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Madame le professeur, Mesdames, Messieurs, Mes chers collègues,

Je vous remercie d'avoir répondu à l'invitation du Conseil d'Etat pour cette nouvelle édition des Entretiens du Conseil d'Etat consacrés, dans un premier cycle, au droit public économique.

Le plaisir que j'ai à vous accueillir ici dans les locaux mis à notre disposition par l'ENA que je remercie, je le partage avec l'ensemble des instances et partenaires qui ont contribué à organiser à nos côtés cette manifestation : la Revue Droit de l'environnement, le ministère chargé de l'écologie et du développement durable, l'ADEME, le Conseil économique du développement durable et son délégué, M. Dominique Bureau, la Commissaire générale du développement durable, Mme Michèle Pappalardo, qui conclura notre colloque.

Je tiens à vous adresser, Madame le professeur Morand-Deviller, de chaleureux remerciements pour avoir bien voulu accepter d'ouvrir à mes côtés ces Entretiens et de partager avec nous vos réflexions liminaires sur le sujet d'une grande actualité dont nous allons débattre. Je remercie également l'ensemble des personnalités françaises et étrangères qui ont accepté de présenter devant vous leurs expériences, leurs analyses, leurs convictions et leurs propositions et, en particulier, MM. Guillaume Sainteny, Pierre-François Racine, Mme Corinne Lepage et M. Olivier Fouquet qui animeront respectivement les quatre tables rondes de la journée.

Je remercie enfin l'ensemble des membres, agents et assistants de la section du rapport et des études qui ont préparé ce colloque dans sa double dimension intellectuelle et matérielle, c'est-à-dire sa conception et son contenu ainsi que son organisation et sa logistique.

I - Après ces justes remerciements, je crois utile d'évoquer brièvement les buts des Entretiens du Conseil d'Etat.

Ces Entretiens s'inscrivent dans une démarche d'ouverture et de responsabilité. Le Conseil d'Etat dit le droit par ses avis et ses arrêts. Pour autant, l'autorité qui s'attache à ces avis et arrêts ne le dispense pas de rendre compte de l'accomplissement de sa mission à la société et à ses multiples composantes, en particulier les professionnels du droit et les acteurs économiques et sociaux. Notre responsabilité consiste notamment à faire connaître nos décisions et à nous prêter aux questionnements qu'elles peuvent susciter. Les débats auxquels nos travaux peuvent donner lieu ne portent pas atteinte à notre indépendance et, moins encore, à l'autorité de nos décisions. Ils sont plutôt de nature, dans mon esprit, à fortifier l'une et l'autre.

Mais pour qu'ils remplissent pleinement l'objectif d'ouverture qui leur est assigné et nous protègent de tout risque de solipsisme, ces Entretiens ne sauraient être centrés sur le seul juge et ils doivent aussi nous conduire à débattre du contexte institutionnel, économique ou social dans lequel se déploie notre activité.

Ces Entretiens répondent aussi à une exigence de qualité de notre activité de conseil et de juge. Dans une société marquée par l'importance croissante des rapports de droit, où la sécurité juridique s'est imposée comme un principe général du droit, l'image du juge ou du conseil enfermé dans sa tour d'ivoire est devenue caduque, à supposer qu'elle ait jamais existé.

Pour bien juger ou bien conseiller, il faut correctement analyser et comprendre les réalités que saisit le droit. Il faut aussi les anticiper, afin que les évolutions de la jurisprudence soient à la fois pertinentes et progressives et accompagnent harmonieusement celles de la société, de l'économie ou de la puissance publique. Ces objectifs impliquent qu'un dialogue constructif et suivi se noue entre le Conseil d'Etat et les principaux acteurs dans ses domaines de compétence : les acteurs publics nationaux, les institutions et les juridictions européennes, les opérateurs économiques, les acteurs sociaux, les conseils et la doctrine et, plus largement, l'ensemble des professionnels du droit.

Au fond, pour assumer de manière complète et efficace les missions qui sont les siennes, le Conseil d'Etat doit maîtriser les enjeux économiques ou sociaux de toutes natures qui sous-tendent les questions de droit qui lui sont soumises. Il doit aussi faire en sorte que les réponses apportées soient pleinement reçues par leurs destinataires. Les Entretiens du Conseil d'Etat peuvent utilement concourir à ce que ces objectifs puissent être atteints.

Le premier cycle de ces Entretiens est -je l'ai dit- consacré au droit public économique.

Cette branche du droit occupe en effet une place essentielle dans la vie économique. Tout simplement parce que la puissance publique ou plutôt les puissances publiques ne cessent pas, dans le cadre fixé par notre Constitution, les traités européens et la loi, de peser sur la vie économique, de mener des politiques économiques qui s'appuient sur les instruments du droit et de réguler certaines activités à caractère économique.

Sur ces questions, les juges européens et nationaux, les juges constitutionnel, administratif ou judiciaire ont développé une jurisprudence riche et dense dont il convient de rendre compte à l'occasion de la présentation de chacun des sujets susceptibles de nous retenir : les aides d'Etat, les contrats et marchés publics, la régulation des services d'intérêt économique général ou la tarification des biens et services publics et de l'utilisation du domaine... ou, comme c'est le cas aujourd'hui, la fiscalité de l'environnement.

II - Le sujet retenu pour la séance de ce jour n'a pas été choisi au terme de savants et coûteux "panels", enquêtes d'opinion ou études qualitatives. Le Conseil d'Etat et ses partenaires n'ont pas les moyens, ni vraiment le goût de ces démarches.

Mais ce sujet -quelle fiscalité pour préserver notre environnement ?- est devenu au fil des mois d'une actualité plus intense, pour ne pas dire brûlante aux triples plans national, européen et international et aussi bien au niveau des pouvoirs publics que des sociétés civiles.

A - La protection de l'environnement, sa préservation face aux menaces ou déséquilibres résultant d'une surexploitation des ressources naturelles -air, eau, atmosphère, climat, diversité biologique- fait en effet l'objet d'un large consensus, sinon toujours réel et sincère, du moins avoué. Depuis plusieurs décennies et spécialement depuis le sommet de la Terre à Rio de Janeiro en 1992 qui a débouché sur la convention-cadre sur les changements climatiques, chacun mesure, chaque année plus clairement, que la protection de l'environnement est cruciale pour sécuriser l'avenir de la planète et, partant, celui du genre humain.

B - Les enjeux de la fiscalité environnementale et des autres mécanismes de préservation de l'environnement sont aussi au carrefour de plusieurs initiatives : de l'Etat, de l'Union européenne et de la communauté internationale. Parce que la fiscalité est l'un des domaines les moins intégrés de l'Union, les Etats conservent une marge d'action très appréciable que ne contrarient pas, bien au contraire, les plans et programmes d'action de l'Union et ses quelques directives somme toute peu contraignantes (cf. la directive énergie n° 2003/96/CE du 27 octobre 2003 ou la directive « Euro-vignette » 1999/62/CE du 17 juin 1999...). La créativité de nombreux Etats a ainsi pu se manifester, notamment en Scandinavie (avec notamment la taxe suédoise sur les émissions d'oxyde d'azote), au Royaume-Uni avec la taxe sur le changement climatique de 2001 et même dans certains Etats des Etats-Unis.

Mais parce que notre environnement est partagé entre tous et que le monde est global, la multiplication et même l'efflorescence des initiatives nationales -dont le Grenelle de l'environnement et ses suites sont une illustration - vont de pair avec une active recherche de convergence sur le continent européen et même au niveau mondial -avec bien des exceptions- pour favoriser l'efficacité des politiques conduites et éviter des distorsions de concurrence dommageables. Le salut ne peut en matière d'environnement être exclusivement national. Mais, à l'évidence, de grands progrès restent à accomplir pour établir une véritable gouvernance mondiale de l'environnement et de sa protection et, précisément, pour garantir l'efficacité des actions conduites dans ce domaine. Ce retard affecte la généralisation des instruments économiques, qu'il s'agisse des dispositifs fiscaux, mais aussi des mécanismes de marchés destinés à lutter contre les émissions de pollutions et les atteintes à l'environnement.

C - La protection de l'environnement, notamment par la fiscalité environnementale, est aussi un enjeu qui conduit à articuler très étroitement l'économie et le droit. Le droit est en effet conduit à mettre en œuvre des options de politique publique adossées à des calculs économiques et destinées à rendre effectif un véritable projet de société. Cette articulation, cette interaction et cette combinaison du droit et de l'économie sont au cœur de notre réflexion dans ce cycle des Entretiens du Conseil d'Etat.

1) Sur le plan strictement économique, il y a lieu de s'interroger sur les voies et moyens permettant d'assurer la protection de l'environnement la plus efficace, la plus rationnelle et la moins coûteuse, avec le cas échéant des effets secondaires positifs, comme on a pu le soutenir avec la notion de "double dividende".

La première table ronde animée par M. Guillaume Sainteny nous aidera à réfléchir à ces enjeux. L'intérêt mais aussi les limites de la réglementation seront abordés, tout comme à coup sûr les bénéfices respectifs des instruments économiques, fiscalité environnementale et marchés de permis, qui sont plus incitatifs et efficaces. Les terres d'élection de ces deux instruments seront débattues : avec le premier, la fiscalité, est en principe mieux assurée, c'est du moins mon sentiment, la maîtrise des coûts de la dépollution ; avec le second, les marchés de permis, est maîtrisé en théorie le niveau global de pollution mais pas le coût de la dépollution. Dans tous les cas, il s'agit bien d'internaliser des « déséconomies » externes. Les opérateurs économiques et les ménages sont ainsi véritablement responsabilisés.

Les perspectives de la fiscalité européenne qui constitue un enjeu central pour assurer efficacement la défense de l'environnement sans effet de distorsion seront aussi abordées par la table ronde animée par le président Pierre-François Racine : quelles doivent être ses finalités exactes ? Rapporter de l'argent et, dans ce cas, pour quoi faire ? Ou orienter les comportements au mépris du rendement fiscal de l'impôt ? Quelles doivent être aussi son assiette, son taux, ses exemptions pour en maximiser les effets et en réduire les inconvénients ? N'y a-t-il pas là l'inversion complète des finalités habituelles de l'impôt qui est de lever des ressources les plus importantes possibles à partir d'une assiette très large et de taux bas ? Quelles sont les références ou les sources d'inspiration pertinentes en matière de fiscalité environnementale ? Peut-on déjà évaluer l'efficacité des mesures adoptées ces dernières années avec la taxe générale des activités polluantes dans le cadre de la loi de finances rectificative pour 2008 et la loi de finances pour 2009 ? Quels doivent aussi être les modes de gestion de la fiscalité environnementale ? La table ronde présidée par le président Fouquet réfléchira à ces questions.

2) Mais notre réflexion ne sera pas exclusivement économique : elle sera étroitement articulée avec le droit, dont le sujet de ce jour manifeste la globalisation. En effet, la recherche de l'efficacité environnementale et, en même temps, économique, assortie de la prévention des distorsions de concurrence, doit être menée à bien en prenant en compte les interdépendances entre puissances publiques qui votent et lèvent l'impôt. Elle doit aussi être conduite dans le respect des droits fondamentaux et, notamment du principe d'égalité, dans sa double dimension nationale et communautaire, ce principe étant particulièrement sollicité en matière de fiscalité environnementale, comme en témoignent les arrêts 2000-441 DC du 28 décembre 2000 du Conseil constitutionnel et Arcelor du 16 décembre 2008 de la Cour de justice des Communautés européennes. Le principe d'égalité est, on le sait, compatible avec des différences de traitement fondées sur des différences de situation objectives et rationnelles ou des motifs d'intérêt général, à condition que ces différences de situation ou ces motifs d'intérêt général soient en rapport direct avec l'objet de la loi qui établit ces différences de traitement. S'il implique en pareil cas adéquation et proportionnalité entre différence de traitement et différence de situation ou motif d'intérêt général, ce principe ne saurait être rigidement entendu et autorise une réelle prise en compte de la spécificité des situations. Et il permet clairement de mettre en place une fiscalité incitative modifiant les coûts marginaux. La démarche juridique doit aussi prendre appui sur les principes de la Charte de l'environnement qui fait partie du bloc de constitutionnalité, ainsi que l'ont jugé le Conseil constitutionnel le 19 juin 2008 (décision n° 2008-564 DC) et le Conseil d'Etat (CE assemblée 3 octobre 2008, Commune d'Annecy). Sans bouleverser les normes de référence applicables en la matière, cette Charte renforce la légitimité des politiques fiscales fondées sur la prévention et l'internalisation des coûts externes (cf. article 3 de la Charte selon lequel « Toute personne doit ... prévenir les atteintes qu'elle est susceptible de porter à l'environnement ou, à défaut, en limiter les conséquences »). Enfin, la réflexion juridique doit clairement circonscrire la place de la redevance par rapport à l'impôt. En l'absence de contrepartie dont bénéficierait la personne supportant le prélèvement, il n'y a pas de place pour la redevance, mais seulement pour l'impôt avec les conséquences qui découlent de l'article 34 de la Constitution pour son établissement et son recouvrement. La réflexion juridique ne saurait non plus passer sous silence la double limite de notre droit budgétaire, qui consacre et protège l'unité et l'universalité budgétaire, restreint l'affectation de ressources à des dépenses -ce qui est souvent l'une des finalités de la fiscalité « verte »- et réserve l'affectation des impôts aux personnes publiques ou privées chargées de la gestion d'un service public.

La table ronde n° 3 présidée par Mme Corinne Lepage abordera tous ces sujets.

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Il n'est pas douteux que dans ses attributions consultatives et, le cas échéant, contentieuses, le Conseil d'Etat sera confronté à ces enjeux dans les mois et les années à venir de manière croissante. Les autres juges nationaux et communautaires également. Il est important d'en prendre la mesure et de contribuer à les éclairer.

Il me reste à former des vœux de succès pour les Entretiens de ce jour qui doivent permettre de faire dialoguer juristes et économistes sur un sujet majeur, la protection de l'environnement par la fiscalité, qui requiert un surcroît :

- d'imagination pour inventer des mécanismes incitatifs et non pas coercitifs nouveaux au regard de la réglementation régalienne traditionnelle dont les effets ne sont pas suffisants, ni adaptés ;

- de motivation pour qu'à tous les niveaux, national, européen et mondial, soient saisies les possibilités de faire des progrès en matière de protection de l'environnement : on ne peut délaisser la scène locale, c'est-à-dire nationale, au motif que seul l'échelon mondial serait pertinent ; on ne peut davantage négliger la scène mondiale, au motif que les consensus y sont difficiles à obtenir et, de surcroît, perclus de dérogations : car l'enfermement dans le local ne serait pas à la hauteur des enjeux. C'est en travaillant simultanément à ces deux niveaux et aussi à celui du continent européen, à l'ancrage d'instruments économiques de maîtrise et de réduction des pollutions que nous aurons quelques chances de ne pas compromettre notre propre avenir à long terme, même si, ainsi que nous le savons et que Keynes le rappelait en marge de sa « Théorie générale de l'emploi, de l'intérêt et de la monnaie » : « A long terme, nous serons tous morts ».