Bonjour à tous, Martine de Boisdeffre et moi‐même au nom de la section du rapport et des études et de la section du contentieux nous vous souhaitons la bienvenue au Conseil d’Etat.
Succédant à Bernard Stirn, il me revient le redoutable honneur d’ouvrir ces nouveaux « Entretiens du contentieux » consacrés cette année au « Principe de légalité, principe de sécurité juridique ».
I‐ Le sociologue allemand Harmut Rosa a montré, dans sa « Critique sociale du temps », comment la vague de l’accélération pouvait entrainer la dissolution de la démocratie, des valeurs, de la réflexion et de notre identité. Comme Cronos dévorant ses enfants, le temps dévore les sociétés modernes.
Ce n’est pas du temps mais des temps qu’il faudrait parler car les sociétés se caractérisent d’abord par la confrontation des temps. Il y a d’abord le temps des opérateurs économiques et notamment des entreprises. Sans aller jusqu’aux extrêmes de certaines entreprises financières dont le temps et celui de leurs ordinateurs procédant aux arbitrages financiers peuvent être le milli‐seconde, le temps de l’entreprise devient un temps de plus en plus court y compris pour les décisions d’investissement ou la définition de leur stratégie. Il y a ensuite le temps plus long du politique et de l’action publique qui suppose un temps de délibération. Il y a le temps des partenaires sociaux qui est un temps de concertation et de négociation. On pourrait multiplier à l’infini les multiples temps qui se confrontent et se combinent dans une société.
Et puis, il y a le temps du juge. Je bornerai ici mon propos à la question du rapport entre le juge, et plus particulièrement le juge administratif avec le temps. La question se dédouble en réalité : d’une part, quel est le temps que met le juge à trancher le litige et, d’autre part, comment le juge intègre, pour assurer la sécurité juridique, la prise en compte du temps dans ses jugements ?
Sur le temps que met le juge à trancher le litige, il faut d’abord souligner, le président Labetoulle l’inspirateur de cette réforme ne me démentira pas, la transformation profonde de l’office du juge administratif français avec la mise en place de procédures de référés d’une rare efficacité. Par ailleurs, indépendamment de ces procédures d’urgences, à tous les niveaux des juridictions administratives le temps de jugement se réduit et se rapproche d’un temps incompressible au regard des exigences du procès loyal et de l’article 6 de la CEDH.
Tant le raccourcissement du temps de jugement que les conditions dans lesquelles le juge intègre le temps dans ces jugements concourent à la sécurité juridique.
II‐ Sur ces questions de sécurité juridique, la réponse jurisprudentielle a été différente selon les pays et il est remarquable de voir comment les réponses apportées par les juges nationaux se sont inscrites directement dans les cultures nationales.
Ainsi dans une culture juridique toute imprégnée des droits fondamentaux de l’individu, il était logique le juge allemand et notamment la Cour constitutionnelle, sur le fondement de la Loi fondamentale, fasse très vite apparaître dans sa jurisprudence les notions de sécurité et de confiance légitime.
À l’inverse, le droit public français qui part de l’État et de ses prérogatives a longtemps reposé sur un principe qui, dans ses murs revêt une résonance particulière, selon lequel « nul n’a droit au maintien d’une situation réglementaire ».
Les droits européens, celui de l’UE et celui de la CEDH sont un creuset des droits nationaux et sur ce point et notamment du côté de Luxembourg, la jurisprudence a fait, dès les premières années de la CJCE un subtil mélange entre une théorie de l’acte unilatéral et des prérogatives de puissance publique, proche de la notion française, et des droits à la sécurité juridique et à la confiance légitime inspirés du droit allemand.
Comme on le sait ces deux principes guident aussi la jurisprudence de la Cour de Strasbourg.
III. Dans ce mouvement itératif des 30 dernières années de construction des droits nationaux et des droits européens, le juge administratif français, et notamment le Conseil d’Etat a progressivement intégré ces principes.
Cet exemple, parmi bien d’autres, montre à quel point cette maison est particulièrement attachée au dialogue des juges. Dans ma double qualité de président de la section du contentieux du Conseil d’État et d’ancien référendaire de la CJCE du temps où le président Da Cruz Vilaça que je salue était alors président du Tribunal de première instance des Communautés européennes, je peux témoigner que cette maison, le Conseil d’État, est une de celle qui a procédé à une grande révolution culturelle en prenant en compte des principes nouveaux, notamment la sécurité juridique, inspirés d’autres droits.
Non que le juge administratif français ignorât les exigences de sécurité juridique, il les prenait en compte sans le dire. Toute sa jurisprudence sur la non rétroactivité des actes règlementaires ou le retrait des actes créateurs de droit est, comme le montrent les conclusions d’alors des commissaires du gouvernement, empreinte de ces exigences. Les arrêts Dame Cachet et Sté du Journal l’Aurore faisait déjà sans le dire de l’application des règles de sécurité juridique.
La porte d’entrée des évolutions profondes et explicites en la matière a été, comme souvent, le droit communautaire.
Puis petit à petit, dans des conditions qui seront décrites dans nos débats, le principe de sécurité juridique s’est émancipé du droit communautaire avec notamment l’arrêt KPMG du 24 mars 2006 sur l’exigence, dans certains circonstances, de mesures transitoires.
Les choses restent plus complexes pour l’espérance ou la confiance légitime, la première apparaît dans la jurisprudence du Conseil Constitutionnel dans sa décision du 19 décembre 2013 du PLFSS de 2014 qui juge qu’un texte législatif ne saurait, « sans motif d’intérêt général suffisant, ni porter atteinte aux situations légalement acquises ni remettre en cause les effets qui peuvent légitimement être attendus de telles situations ». Quant à la confiance légitime, elle n’a pas d’existence autonome par rapport au droit de l’Union.
IV‐ À ce stade de l’introduction des débats, je ferai deux observations.
La première tient à la petite révolution qui résulte du fait qu’à un moment le juge administratif ne se borne plus à imposer des exigences de sécurité juridique à l’administration mais se les oppose à lui‐même ou du moins aux règles de procédure qu’il applique.
Implicitement mais nécessairement le juge partait de l’idée que, par nature, ses décisions ne pouvaient que contribuer à la sécurité juridique et que, dès lors, il n’avait pas lui‐même à s’interroger sur la validité de ses propres décisions contentieuses au regard de certains principes de droit.
Le point de départ de l’évolution fut un arrêt AC du 11 mai 2004. Les faits de l’espèce étaient tels que le juge était quasiment tenu de faire oeuvre de jurisprudence. À défaut, l’annulation de l’arrêté d’agrément de la convention d’assurance‐chômage, qui était en cause dans cette affaire, aurait contraint certains chômeurs au remboursement d’une partie de leurs allocations chômage.
Dans cette nouvelle ligne jurisprudentielle toute une série d’arrêts, Danthony du 23 décembre 2012 sur l’incidence des vices de forme et de procédure, Czabaj du 13 juillet 2016 sur la prescription des recours au‐delà d’un délai raisonnable et, enfin, Fédération des finances et affaires économiques de la CFDT du 18 mai 2018 sur l’encadrement des moyens d’exception d’illégalité sont intervenus.
V‐ La seconde, qui va paraître sans doute déplacée dans cette enceinte, est qu’une notion aussi chargée en droit que celle de sécurité juridique va faire dans les années récentes l’objet d’une vulgarisation, très éloignée des sophistications intellectuelles que nous connaissons tous ici, pour devenir un critère d’appréciation des systèmes juridiques. Les économistes de l’OCDE et de la banque mondiale vont établir des classements des systèmes juridiques nationaux intégrant le critère de la sécurité juridique offerte aux opérateurs économiques.
Il y aurait certes beaucoup de choses à dire sur ces classements du type « Doing Business » qui font la part belle aux systèmes anglo‐saxons. Mais cela montre simplement que la perception de la sécurité juridique n’est pas l’unique chose des juges et des juristes et que nolens volens la sécurité juridique j’allais dire « ressentie » par les opérateurs est un élément de classement des droits qui n’est pas sans incidence sur l’attractivité économique d’un pays.
Dans la fonction qui est la mienne aujourd’hui, je ne voudrais pas m’aventurer outre mesure sur ce terrain, je dirais seulement que les juristes que nous sommes doivent avoir à l’esprit que les droits nationaux sont comme des plaques tectoniques qui évoluent les unes par rapport aux autres et qui modifient de façon profonde certains paysages économiques et sociaux.
VI‐ C’est à ce stade qu’il faut s’attarder quelques instants sur les raisons qui ont conduit conjointement la section du rapport et des études et la section du contentieux a choisir la sécurité juridique comme thème des « Entretiens du contentieux ».
On pourrait dire que la raison est simple : il s’agit d’exposer et d’expliquer ces nouvelles jurisprudences qui ont parfois suscité des critiques doctrinales, je pense notamment à celles concernant le dernier arrêt en date CFDT finances.
L’objet de ce colloque est, en réalité, beaucoup plus large que la défense et l’illustration de ces jurisprudences récentes.
Ce n’est pas un hasard si nous avons accolé dans le titre de ces entretiens la légalité et la sécurité car elles correspondent à deux lignes jurisprudentielles profondes. Le principe de légalité s’étend dans son champ : le droit souple, certaine mesures d’ordre intérieur, les contrats …
Et en même temps, au nom de la sécurité juridique, le principe de légalité voit sa portée sensiblement se réduire par exemple pour les délais de recours (Czabaj), pour la différenciation qui est faite pour les vices de procédure (Danthony, CFDT), ou pour la limitation des effets dans le temps des annulations (AC). À ces évolutions jurisprudentielles, s’ajoutent des modifications réglementaires concernant le code de justice administrative.
Or ces exigences doivent être conciliées avec d’autres exigences qui ont trait au besoin de justice et à l’accès au prétoire.
De nouveaux équilibres se mettent ainsi en place. Martine de Boisdeffre, Bernard Stirn et moi‐même avons pensé que le moment était propice pour un échange, dans le contexte des évolutions d’autres droits européens et étrangers, entre des praticiens du droit, des élus, l’Université et le Conseil d’État, tout ceci sous l’éclairage d’un ancien président de chambre de la CJUE, le Président Vilaça, et d’un juge de la Cour constitutionnel allemande, Andreas L.Paulus que je remercie tout particulièrement.
Réfléchir aux évolutions futures à court et à moyen terme, à la conciliation du principe de sécurité juridique et ses multiples déclinaisons avec d’autres principes au nombre desquels le principe de légalité tel est le thème de ces entretiens.
VII‐ C’est dans cet esprit qu’ont été définis les thèmes des tables rondes ainsi que leur composition.
Dans un premier temps sous la présidence de Bernard Stirn la question de la légalité et de la sécurité juridique sera étudiée sous l’angle du droit européen et comparé. Dans deuxième temps, sous la présidence du président de l’Ordre des avocats aux conseils, Louis Boré, la question sera étudiée sous l’angle du droit interne.
La matinée ayant été consacrée aux concepts généraux, l’après‐ midi fera place à la déclinaison de ces concepts à des droits où ces questions de légalité et de sécurité juridique se posent plus particulièrement et qui présentent par ailleurs la particularité d’être des droits très innovants.
Ainsi le professeur Gaudemet présidera la table ronde consacrée à l’urbanisme et Caroline Martin, présidente d’une chambre à compétence essentiellement fiscale, présidera celle consacrée à la fiscalité.
Enfin, Bruno Lasserre, vice‐président du Conseil d’État nous fera l’honneur de conclure nos travaux.
Dans l’esprit de ce que j’ai précédemment exposé, je souhaite qu’il s’agisse d’entretiens et que les échanges soient nombreux entre les intervenants et la salle.
VIII‐Un dernier mot enfin. Je voudrais d’abord remercier tous les présidents de table ronde et les intervenants d’avoir accepté de consacrer leur temps à ces entretiens.
Je voulais aussi remercier tous ceux qui au sein de la SRE de la section du contentieux et du CRDJ ont préparé ce colloque tant en ce qui concerne l’organisation elle‐même que l’élaboration du dossier. Sans eux rien n’aurait été possible et je les remercie très sincèrement.
Mais le temps est maintenant venu de passer le témoin à Bernard Stirn pour la première table ronde.