Inauguration de la salle Suzanne Grevisse
Madame Françoise Grevisse, Madame Christine Cazeneuve,
Madame la ministre,
Messieurs les vice-présidents,
Mesdames et Messieurs les présidentes et présidents,
Mesdames et Messieurs les membres et agents de la section sociale,
Chers collègues,
Nous sommes réunis aujourd'hui pour le baptême de la salle de la section sociale – devant laquelle est écrit « salle de la législation » ! Elle portera désormais le nom de Suzanne Grévisse.
Avec cette manifestation, nous donnons enfin à cette salle un nom correspondant à sa fonction. La section de la législation, créée en 1879, a été supprimée en 1934. La section sociale, créée en 1938 a été supprimée en 1940 pour être remplacée par la section de la législation, avant d’être rétablie en 1945, concomitamment avec la suppression de la section de la législation…
Mais surtout, en attribuant le nom de Suzanne Grevisse à ce lieu, nous rendons hommage à une femme d'exception, une pionnière qui a tracé un chemin remarquable dans une institution longtemps incarnée par des hommes. C’est aussi une nouvelle avancée pour le Conseil d’État, puisque c’est la première salle qui portera le nom d’une femme.
C’est un plaisir et un honneur de procéder à ce baptême en la présence des deux filles de Suzanne Grevisse, mais également d’autres anciens présidents de la section sociale et des membres actuels et des agents du secrétariat de cette section qu’elle a marquée et à laquelle je suis particulièrement attaché.
Permettez-moi d’ajouter une note personnelle. Au-delà d’être une éminente prédécesseure à la tête de la section sociale, Suzanne Grévisse fut d’abord ma première présidente de sous-section au contentieux, la dixième sous-section, lorsque je suis arrivé au Conseil d’État en 1984. Elle m’accueillit avec la bienveillance et l’élégance qui la caractérisaient, en prenant toujours le temps et le soin de m’expliquer les points marquants des discussions pour m’introduire dans la matière contentieuse.
Elle faisait de ce qui était souvent considéré comme une période d'apprentissage austère, une lumineuse découverte de la rigueur intellectuelle du raisonnement contentieux mais également de l'exigence pratique de la solution juridique permettant d'apaiser les litiges.
Je crois profondément, quarante ans plus tard, qu'elle m'a transmis l'essentiel de ce que j'avais à acquérir pour exercer mes fonctions dans notre belle maison. Lui rendre hommage aujourd'hui est ainsi pour moi un privilège et un moment d’émotion.
Permettez-moi, avant que nous ne dévoilions le panneau sur lequel son nom est inscrit et qui matérialise ce baptême, de revenir brièvement sur son parcours professionnel.
I. Suzanne Grévisse, née Suzanne Seux, intègre le Conseil d'État en octobre 1953, quelques mois seulement après Louise Cadoux et Jacqueline Bauchet.
Elle fait ainsi partie des premières femmes à avoir rejoint la juridiction comme juge, aux côtés des autres précurseures dont j’ai plaisir à rappeler le nom aujourd'hui :
Marie Lainé, qui rejoint le Conseil d’Etat en 1926 comme rédactrice et devient ensuite juge administratif (en 1955) et vice-présidente du tribunal administratif de Paris,
Nicole Questiaux première femme à occuper les fonctions de rapporteure publique en 1963,
Marcelle Pipien, première femme présidente de tribunal administratif à Rouen en 1973,
Marie-Aimée Latournerie, première présidente de cour administrative d’appel en 1991,
ou encore Martine Denis-Linton, première présidente de la Cour nationale du droit d’asile en 2009.
Durant son prestigieux parcours, Suzanne Grevisse occupe toutes les fonctions ou presque qu’un membre du Conseil d’État peut remplir, et elle le fit toujours avec excellence.
Elle commence d’abord, naturellement, son parcours à la section du contentieux, et en l’occurrence à la 1ère sous-section présidée par Pierre Laroque.
A compter de 1961, un an après être devenue maître des requêtes – nous disons aujourd’hui maitresse des requêtes – elle est affectée en parallèle à la section sociale, ce qui répondait pleinement à sa demande.
Elle avait alors déjà participé à plusieurs organismes intervenant dans le domaine social :
la Commission centrale d’aide sociale,
la Commission de l’équipement sanitaire et social du Commissariat général du Plan,
ou encore le Conseil supérieur de la sécurité sociale.
La section sociale, lorsqu’elle la rejoint, était présidée par Roger Latournerie puis, à partir de 1964, par Pierre Laroque, qui en resta président jusqu’en 1980.
En 1967, elle est appelée à exercer les prestigieuses fonctions de commissaire du gouvernement — aujourd’hui rapporteure publique — fonctions qu’elle occupe durant dix ans avec une rigueur et une érudition qui ont impressionné toutes celles et tous ceux qui ont eu le bonheur de l’entendre prononcer des conclusions.
Elle conclut en particulier sur 16 affaires portées devant l’assemblée du contentieux.
Parmi elles, une décision du 8 juin 1973, Madame Peynet, qui énonce un principe général du droit dont s’inspire l’article 29 du code du travail, et qui interdit, sauf nécessité propre au service, de licencier une femme enceinte employée dans un service public.
On pourrait citer d’autres affaires d’assemblée, à l’instar d’une de 1969 qui rappelle que, si le ministre est compétent pour fixer les modalités des épreuves pour le brevet de technicien supérieur, il ne peut, suite en l’espèce aux évènements de mai 1968, décider que certains candidats seront tout simplement dispensés d’épreuves[1] !
Suzanne Grévisse exerce en parallèle avec autant de brio, de 1975 à 1977, les fonctions de commissaire du gouvernement près le Tribunal des conflits.
A compter de 1978, Suzanne Grevisse est promue conseillère d’Etat et cesse, de ce fait, ses fonctions de commissaire du Gouvernement. Elle est alors affectée à la fois au contentieux et à la section sociale.
Trois ans après, en 1981, elle devient présidente de la 4ème sous-section avant de présider la 10ème sous-section.
Sous sa houlette, je peux en témoigner, les débats étaient approfondis et nourris, chacun contribuait au raisonnement contentieux de la sous-section, sans se hasarder à des développements inutiles auxquelles la présidente aurait mis fin avec l’une de ses pointes d’humour qui réjouissaient toute la sous-section.
Au gré de ses diverses affectations à la section du contentieux, parfois en double affectation, Suzanne Grevisse prit part, comme rapporteure, commissaire du gouvernement ou présidente, à plus de 600 décisions et arrêts que l’on retrouve sur notre base de jurisprudence Ariane.
II. Suzanne Grevisse est enfin nommée en 1985 présidente de la section sociale, un rôle qu'elle occupe pendant six années.
Elle succède à Pierre Laurent (1980-1985) qui avait lui-même pris la suite de Pierre Laroque (1964-1980). Elle est alors la première femme à présider une section au Conseil d'État, et marque également à ce titre notre institution.
On peut s’arrêter sur un fait inédit, conséquences de sa nomination : de 1985 à 1988, le bureau du Conseil d’Etat, qui est composé des présidents de section, des secrétaires généraux et du vice-président, comprend un couple, puisque l’époux de Suzanne Grevisse, Fernand Grevisse, est président de la section des travaux publics de 1984 à 1988.
Leurs filles se rappellent d’ailleurs, je crois, que les échanges quotidiens à la maison reflétaient cette double présidence, et l’attention permanente, et parfois envahissante pour la famille, portée par leurs parents à leurs tâches !
J’ai eu à nouveau le privilège de travailler avec la présidente Grévisse lorsqu’elle exerçait ses fonctions à la section sociale.
La situation était différente. Directeur adjoint du cabinet du ministre de la solidarité nationale, de la santé et de la protection sociale, je revenais au Conseil d’Etat pour y « défendre » les textes du Gouvernement, comme par exemple un projet de loi de réforme hospitalière au début des années 1990.
Elle faisait preuve de la même maestria dans l’analyse des textes, du même souci d’échanges constructifs entre les membres de la section comme avec les commissaires du Gouvernement, de la même intelligence au service du droit et de l’action administrative.
Sous la présidence de Suzanne Grevisse, la section sociale joue encore et toujours son rôle central d’amélioration et de sécurisation des textes qui sont fondamentaux pour notre société et notre pacte social.
Je pense notamment à des réformes emblématiques telles que :
les ordonnances de réforme du code du travail en 1986 [2],
la loi sur l'emploi des travailleurs handicapés en 1987 [3],
la création du revenu minimum d'insertion en 1988 [4],
ou encore les textes relatifs à la protection des mineurs maltraités en 1989 [5],
et à la modernisation de la législation sur les droits des personnes hospitalisées en raison de troubles psychiatriques en 1990 [6].
Toutes celles et tous ceux qui ont exercé leurs fonctions sous sa présidence se rappellent sa force de caractère, sa détermination, son dévouement pour examiner, sécuriser, améliorer et ajuster les textes transmis par le Gouvernement.
III. L'influence de Suzanne Grévisse ne s'arrête pourtant pas au Conseil d'État.
Elle a également marqué des institutions extérieures par son expertise et son rayonnement professionnel et intellectuel, avant, pendant et après sa présidence de la section sociale.
Dès le début de sa carrière, elle enseigne, comme chargée de conférences à Sciences-Po et à l’ENA.
Secrétaire générale du comité d’études et de liaison des problèmes du travail féminin, elle mène par ailleurs des travaux qui débouchèrent bien plus tard, en 1972, sur la première loi relative à l’égalité de rémunération entre les hommes et les femmes [7].
En outre, entre 1982 et 1987, elle préside la Commission des comptes de la santé, projetant une vision claire et précise sur les défis de notre système de santé. Elle siège également au Conseil supérieur de la magistrature de 1983 à 1985, et est membre de la « Mission retraites » du gouvernement Rocard de 1991 à 1993.
Elle est également nommée au Comité européen des droits sociaux, pour deux mandats de six années entre 1988 et 2000, où elle contribue comme rapporteure générale à renforcer les droits sociaux fondamentaux à l'échelle européenne.
Suzanne Grévisse connaissait l’importance du passé pour analyser la situation présente et dessiner l’avenir. Elle est ainsi, de 1989 à 1997, Présidente du Comité d’histoire de la Sécurité sociale, dont elle reste membre après la fin de cette présidence.
Toute sa vie, elle a réfléchi aux grands défis auxquels les systèmes sociaux sont confrontés. Et elle a fait part de ses réflexions, comme en témoignent :
son article de 1961, écrit conjointement avec Nicole Questiaux et Michel Morisot, sur les Succès et faiblesse de l’effort social français [8], préfacé par le Président Laroque qui en avait été l’initiateur ;
des articles sur la charte sociale européenne en 1996 et 2001 [9],[10],
ou encore, hors des questions sociales, en 1978, une enquête comparative sur la place d’une cour suprême pour un État [11].
Cette vision panoramique et respectée la fit désigner, en 1992, membre du comité consultatif pour la révision de la Constitution (ou « comité Vedel » 1992-1993).
Pour son engagement éminent et sa carrière exemplaire, elle fut promue au grade de commandeur de la légion d’honneur en 1993[12], et élevée à la dignité de grand’croix dans l’ordre national du mérite en 2003[13].
*
Suzanne Grévisse a non seulement été une juriste d'exception, mais une personnalité qui par sa culture, sa sagacité, sa détermination, son sens du service public, marquait de son empreinte toutes celles et tous ceux qui avaient la chance de travailler avec elle ou, plus simplement, de la rencontrer et d'échanger avec elle.
Elle a su mettre au service de son temps et du pays ses compétences et ses fonctions pour défendre l’État de droit, pour moderniser les politiques publiques, en particulier dans le domaine social, et pour ouvrir de nouvelles voies à celles et ceux qui sont venus après elle.
Son parcours incarne l'idéal d'un service public animé par la rigueur de la pensée, par la perspicacité de la vision et par la générosité de l'humanisme.
En donnant à cette salle le nom de Suzanne Grévisse, nous faisons bien plus que lui rendre hommage. Nous nous engageons à perpétuer les valeurs qui ont guidé son action et qui inspireront encore toutes celles et tous ceux qui entreront dans cette salle :
le sens du devoir,
le respect du droit,
un esprit de justice qui irrigue le système social,
et la recherche constante de l'intérêt général.
Nous formons enfin le vœu que, sous ce patronage, cette salle reste un lieu de réflexion, d'échange et de décision, imprégné de la liberté de penser que nous a enseignée Suzanne Grévisse.
Merci à toutes et à tous.
Références
[1] CE, 12 juillet, 1969, Chambre de commerce et d'industrie de Saint-Etienne, 76089
[2] Notamment l’ordonnance n° 86-948 du 11 août 1986 modifiant les dispositions du code du travail relatives au contrat à durée déterminée, au travail temporaire et au travail à temp partiel.
[3] Loi n° 87-517 du 10 juillet 1987 en faveur de l'emploi des travailleurs handicapés
[4] Loi n°88-1088 du 1 décembre 1988 relative au revenu minimum d'insertion
[5] Loi n° 89-487 du 10 juillet 1989 relative à la prévention des mauvais traitements à l'égard des mineurs et à la protection de l'enfance
[6] Loi n° 90-527 du 27 juin 1990 relative aux droits et à la protection des personnes hospitalisées en raison de troubles mentaux et à leurs conditions d'hospitalisation
[7] Loi n°72-1143 du 22 décembre 1972 relative à l’égalité de rémunération entre les hommes et les femmes
[8] Grévisse, Suzanne, Questiaux, Nicole, MORISOT, Michel [et al.]. Succès et faiblesses de l'effort social français. Paris : A. Colin, 1961
[9] GRÉVISSE, Suzanne. La Charte sociale européenne : des petits pas aux réalisations concrètes.
In : Le Banquet, 1er janvier 1996
[10] GRÉVISSE, Suzanne (collab.). Les méthodes de travail et le fonctionnement du comité.
In : L’établissement des premiers rapports nationaux sur l’application de la Charte sociale européenne. Strasbourg : Conseil de l’Europe, 2001, pp. 29-43
[11] GRÉVISSE, Suzanne. La cour judiciaire suprême : enquête comparative. Revue internationale de droit comparé, 1978, vol. 30, n° 1, p. 217-227
[12] Décret du 13 juillet 1993 portant promotion
[13] Décret du 14 mai 2003