Mesdames et Messieurs les parlementaires,
Mesdames et Messieurs les professeurs,
Mesdames et Messieurs les présidents,
Mesdames et Messieurs,
Chers amis,
L’année dernière, à cette même place, j’avais évoqué l’importance que j’attache à ce que le Conseil d’Etat s’affirme pleinement comme un carrefour de réflexions, un vivier d’idées et de propositions pour améliorer la gouvernance publique et pour mieux construire les politiques publiques. Un an plus tard, je n’ai toujours pas changé d’avis. Car le Conseil d’Etat n’est en effet pas seulement juge, il n’est pas seulement conseiller juridique : il est aussi une institution qui, du fait de son positionnement institutionnel et de sa composition peut – donc doit, puisque tout pouvoir est une responsabilité – éclairer et nourrir le débat public afin de permettre aux responsables publics de décider en toute connaissance de cause. Les différentes activités du Conseil d’Etat, d’ailleurs, s’enrichissent mutuellement, interagissent en synergie pour donner naissance à une véritable intelligence collective qui représente l’un des atouts les plus précieux de cette maison. A cet égard, la confection de l’étude annuelle, sous l’égide de la section du rapport et des études, est une composante essentielle de l’activité du Conseil d’Etat et je suis particulièrement heureux d’ouvrir le cycle de conférences dédié, cette année, à l’évaluation des politiques publiques.
Depuis longtemps déjà, ce sujet était latent dans la réflexion du Conseil d’Etat : la section du rapport l’avait ainsi abordé dans différentes études , mais toujours de manière accessoire. Les sections consultatives et la section du contentieux, quant à elles, s’interrogent toujours sur les effets des textes qu’elles ont à connaître : on ne peut en effet rédiger un texte ni l’appliquer au contentieux sans s’adonner à un exercice de prospective. C’est pourquoi, sans être à proprement parler un « producteur d’évaluation » – la mission est dévolue en premier lieu au Parlement , à la Cour des comptes et au Conseil économique, social et environnemental , dont de nombreux représentants seront conviés pour la conférence qui se tiendra ici-même le 28 février prochain – le Conseil d’Etat a jugé nécessaire d’investir davantage dans un sujet à propos duquel il peut apporter un précieux éclairage.
Sur le fond, ce thème invite à réfléchir sur un problème central de la démocratie contemporaine. Les citoyens attendent toujours plus de l’action publique, que l’on veut plus simple, plus fiable, plus rapide, mieux adaptée aux situations individuelles, c’est-à-dire au fond plus efficace. Il ne s’agit plus, pour les pouvoirs publics, seulement d’agir dans un cadre constitutionnel et dans le respect des règles de dévolution et d’exercice du pouvoir : il faut des résultats. Un tel glissement, dont les racines sont profondes, témoigne d’une transformation progressive des déterminants de la légitimité des pouvoirs publics : la légitimité légale-rationnelle de Max Weber tend à s’estomper au profit d’une « légitimité d’exercice » dans laquelle la performance occupe une place particulière. De la sève des principes énoncés à l’article XV de la Déclaration des droits de l’homme émerge ainsi une conception nouvelle de la responsabilité. Et elle implique de concilier les exigences parfois contradictoires de performance, de respect de la légalité et, pour les responsables politiques, de cohérence avec les engagements formulés auprès des électeurs.
Pour répondre au défi que pose l’exigence de performance de l’action publique, l’évaluation est un outil indispensable. Elle doit permettre de « déterminer la valeur » d’une politique, en identifiant ses effets concrets à l’aune des objectifs fixés par son auteur. Mais l’évaluation ne permettra réellement de mieux décider que si elle évite l’écueil de l’autojustification ou, inversement, de la critique partisane : elle doit aspirer à l’objectivité pour que ses résultats puissent contribuer à enrichir la délibération démocratique, et éclairer l’ensemble des parties concernées par une politique, ses décideurs et ses exécutants comme ses destinataires. En d’autres termes, l’évaluation doit être avant tout conçue comme un instrument de connaissance, certes dynamique, voire créateur, mais au seuil toujours du débat et de la décision politiques. Ce faisant, elle réactive la vieille question de l’articulation entre science et politique.
L’évaluation des politiques publiques constitue ainsi un enjeu démocratique de premier ordre. Qui évalue ? Comment et selon quels critères évaluer ? Quand évaluer ? Comment s’assurer que l’évaluation produise les effets qu’on attend d’elle ? Telles sont les questions auxquelles devront répondre, tout au long de cette année, les membres de la section du rapport et des études. Il faudra clarifier l’usage de l’évaluation et ses modalités concrètes d’organisation, pour créer les conditions de ce qu’on pourrait appeler une nouvelle « pragmatique de l’action publique », plus réflexive, plus empirique ou, comme le disent les anglo-saxons, « evidence-based » ; plus humble aussi peut-être, car il s’agit au fond de se donner les moyens de tirer les conséquences de nos erreurs dans l’intérêt d’une action publique meilleure. Groucho Marx pourra être dédit, qui affirmait que « la politique, c'est l'art de chercher les problèmes, de les trouver, de les sous-évaluer et ensuite d'appliquer de manière inadéquate les mauvais remèdes. »
Pour donner le coup de départ aux auditions, conférences et travaux de rédaction qui rythmeront ce cycle d’études, je souhaite pour ma part esquisser un diagnostic de l’évaluation en France (I) et proposer quelques orientations que j’estime importantes (II).
* * *
I. S’agissant du diagnostic, on observe que l’évaluation des politiques publiques s’est progressivement imposée comme une composante essentielle de l’action publique, mais qu’elle peine encore à réaliser toutes ses promesses.
A. La France s’est tardivement convertie à la logique évaluative, mais elle est aujourd’hui dotée de nombreux dispositifs d’évaluation des politiques publiques.
1. Les étapes du développement de l’évaluation des politiques publiques sont fortement corrélées aux crises de légitimité auxquels ont périodiquement fait face les Etats occidentaux. On retrouve la trace des premières commandes d’évaluation par des pouvoirs publics, lesquels concernaient le domaine éducatif , au début du XXe siècle. Mais c’est aux Etats-Unis qu’a vraiment pris son envol « l’esprit évaluatif », d’abord lorsque le président Roosevelt a accru l’interventionnisme de l’Etat fédéral en matières économique et sociale, puis lors des échecs de l’armée américaine en Corée ou après le lancement du spoutnik soviétique en 1957, lesquels ont ébranlé la confiance de l’Amérique dans sa supériorité militaire et technologique, enfin au moment du lancement du programme Great Society. A chacun de ces moments, le gouvernement a recherché l’appui de la communauté scientifique pour améliorer l’efficacité de ses interventions tout en les justifiant, l’évaluation revêtant dès alors le caractère d’un outil dynamique au service de l’action publique. Mais c’est aussi car l’efficacité devenait un déterminant essentiel de la légitimité de l’action publique que l’évaluation s’est considérablement développée, bien au-delà des Etats-Unis, lorsque sont nés des doutes sur la capacité de l’Etat-providence à mettre un terme au ralentissement de la croissance et à la montée du chômage au début des années 1970. L’évaluation est à cet égard devenu l’accessoire indispensable de la logique de résultats qui s’est peu à peu imposée, accompagnée par l’école de la « nouvelle gestion publique ».
2. La France a quant à elle tardivement accueilli la « logique évaluative ». La conception française de l’intérêt général et le quasi-consensus national sur la légitimité de l’interventionnisme public ont, à n’en pas douter, participé de ce retard relatif . L’esquisse d’une institutionnalisation de l’évaluation en-dehors des grands corps d’ingénieurs intervient au début des années 1980, à travers la rationalisation des choix budgétaires (RCB). En 1989, le rapport Viveret , commandé par le Premier Ministre Michel Rocard, qui avait évoqué de manière particulièrement moderne un nouveau « devoir d’évaluation » , est à l’origine d’une évaluation qui fera date sur la mise en œuvre du RMI. Il sera suivi par un décret du 22 janvier 1990 , qui donnera pour la première fois un contenu organisé et opérationnel à la démarche évaluative à travers le Comité interministériel de l’évaluation (CIME), le Conseil scientifique de l’évaluation (CSE) et le Fonds national de développement de l’évaluation, tous rattachés au Commissariat général au plan. L’obligation faite aux Etats d’évaluer les programmes européens financés par des fonds structurels à destination des régions a quant à elle renforcer la diffusion de l’évaluation au niveau local autour des contrats de plan Etat-régions .
L’évaluation des politiques publiques a connu un nouveau souffle au tournant des années 2000. Le législateur s’emparera de l’évaluation en créant, au sein de l’Assemblée nationale, les Mission d’évaluation et de contrôle (MEC) et Mission d’évaluation et de contrôle de la sécurité sociale (MECSS) afin d’accompagner la mise en œuvre des lois organiques relatives aux lois de finances et de financement de la sécurité sociale . Celles-ci ont effet promu un nouveau paradigme budgétaire centré autour des principes de performance et de transparence de la gestion publique. Les réformes constitutionnelles de 2003 et 2008 ont un peu plus ancré la logique d’évaluation en favorisant les expérimentations, que le Conseil d’Etat a cherché, dans son étude récente, à encourager , ainsi qu’en consacrant la mission d’évaluation dévolue au Parlement, en renforçant le rôle de la Cour des comptes et en imposant la réalisation d’études d’impact pour tous les projets de loi . Une mission d’évaluation a également été confiée au Conseil économique, social et environnemental en 2010 .
B. En dépit de toutes ces avancées, dont le tableau que je viens de brosser est nécessairement incomplet, le bilan de l’évaluation des politiques publiques en France demeure nuancé
1. Il n’est pas question ici de nier les progrès réalisés pour une meilleure évaluation des politiques publiques. Un changement de mentalité est à l’œuvre qui concerne l’ensemble des pouvoirs publics, conscients que la légitimité de leurs actions se mesurent dorénavant à l’aune de leur efficacité. Le nombre d’évaluations menées sur le territoire français a sensiblement crû depuis une dizaine d’années et cette dynamique positive doit se poursuivre. Ce mouvement est par ailleurs nourri par le développement de la recherche scientifique sur l’évaluation : je pense par exemple aux travaux de France Stratégie, du Laboratoire interdisciplinaire d’évaluation des politiques publiques (LIEPP) ou de l’Ecole d’économie de Paris, qui mêlent les disciplines universitaires et innovent dans l’élaboration de méthodes et de démarches évaluatives.
2. Il reste que l’évaluation peine encore à produire ses effets escomptés. Elle souffre en premier lieu d’une institutionnalisation insuffisante : le paysage de l’évaluation demeure éclaté et trop mouvant . Or pour être efficace, l’évaluation requiert que les acteurs qui en ont la charge soient aisément identifiables. Ils doivent être organisés de manières lisible et visible, afin de garantir une publicité raisonnée de leurs travaux, mais aussi de favoriser une exploitation optimale des savoirs tirés de leurs expériences respectives. Au sein de l’exécutif, les corps d’inspection, instituts d’études et de statistiques, observatoires, agences diverses et délégation interministérielles coexistent souvent hors de toute hiérarchie et articulation claire de leurs missions. Au sein même du Parlement, le Comité d’évaluation et de contrôle des politiques publiques, créé en 2009 pour jouer le rôle d’une « tour de contrôle » de l’évaluation à l’Assemblée, entre trop souvent en concurrence avec les autres commissions permanentes, ce qui contraint très fortement le choix des sujets qu’il peut traiter . Cette dispersion est accentuée par l’absence de définition claire de ce qu’est l’évaluation et de ses objectifs : l’évaluation est encore en « quête d’identité » et la notion, en dépit de sa consécration dans la Constitution, reste floue.
Ces problèmes organisationnels et méthodologiques ne sont pas sans liens avec l’existence de résistances politiques et techniques vis-à-vis de l’évaluation. Le temps long de l’évaluation s’accorde mal aux temps politique et électoral et la légitimité des évaluations est régulièrement fragilisée par le manque apparent d’objectivité et de neutralité de leurs auteurs. Cela pose la difficile question de la possibilité de porter un jugement d’efficience indépendamment de convictions sur l’opportunité d’une politique . Les freins politiques résultent également de la collision entre la nécessité de tenir ses promesses de campagne et celle de défendre l’intérêt général en tirant les conséquences de l’inefficacité éventuelle des mesures que l’on a précédemment défendues. Et là se noue de manière éclatante le problème des déterminants contemporains de ce que Pierre Rosanvallon appelle le « bon gouvernement ».
II. C’est pourquoi l’évaluation des politiques publiques ne pourra porter ses fruits que si elle est appréhendée comme un instrument démocratique, mis au service de la décision publique
A. En premier lieu, l’efficacité de l’évaluation des politiques publiques suppose de définir les moyens de garantir sa légitimité
1. L’évaluation ne doit pas être un instrument de pouvoir : elle doit au contraire s’inscrire pleinement dans le processus démocratique pour nourrir le débat public, en le fondant sur une analyse commune des faits et en posant les bases d’une sorte de « langage commun ». C’est pourquoi, au-delà de la question des méthodes de recherche et des moyens mis en œuvre, les instances d’évaluation doivent être revêtues d’une légitimité démocratique incontestable. Cela suppose, en premier lieu, un positionnement institutionnel clair et de nature à prévenir les soupçons de partialité qui peuvent résulter d’une proximité trop évidente avec les commanditaires des évaluations. La tentation de l’auto-évaluation doit être écartée et l’emprise du pouvoir exécutif sur les activités d’évaluation desserrée . La question de savoir où doivent se situer les évaluateurs dans les institutions reste ouverte, mais il est certain qu’ils devront posséder une certaine indépendance. Leurs actions doivent également être coordonnées : chargé de la rédaction d’un rapport relatif la qualité de la réglementation, j’avais déjà proposé, en 2004, la création d’un « pôle central » à la fois indépendant, horizontal, composé d’experts et lié au centres existants d’autorité .
En second lieu, il convient de réfléchir aux moyens d’inclure davantage les citoyens dans la démarche évaluative. Certains dispositifs propres au domaine environnemental existent déjà qui favorisent la participation du public dans des procédures de nature évaluative, comme la Commission nationale du débat public , devenue en 2002 une autorité administrative indépendante . Plus généralement, le pluralisme doit être favorisé à chaque stade de l’évaluation. En amont, il est nécessaire que les préoccupations des citoyens soient mieux prises en comptes pour que l’évaluation réponde effectivement aux questions qu’ils se posent. A cet égard, les procédures d’évaluation gagneraient sans doute à être mieux articulées avec celles les différents types de concertations sociales et citoyennes. Pendant l’évaluation, les organismes évaluateurs doivent être composés des commanditaires de l’évaluation, de chercheurs ainsi que des exécutants et de représentants des destinataires de la mesure évaluée. Cette composition plurielle pourrait d’ailleurs permettre de prévenir le risque d’un renforcement de la concentration technocratique des outils de la décision et, corrélativement, de renouer la confiance entre « sachants » et profanes, entre expertise et démocratie, entre science et politique. L’évaluation représente à cet égard une opportunité pour l’expert qui, je le crois, doit retrouver toute sa légitimité dans le débat public. En aval, enfin, les résultats des évaluations doivent être mis à la disposition des citoyens et de leurs représentants dans des conditions qui leur permettent de les comprendre et de ses les approprier activement. Cela implique une réflexion sur le caractère compréhensible, la lisibilité et les modes de diffusion des informations publiées. Ce n’est que si ces informations trouvent un écho suffisant dans l’opinion publique qu’elles pourront constituer le terreau d’un débat plus riche et fructueux, et in fine influencer les pratiques des décideurs publics.
2. Apparaît donc la figure d’un évaluateur « tiers de confiance », carrefour où se retrouvent décideurs, scientifiques et citoyens pour nourrir une connaissance plus réflexive, concertée, empirique et orientée vers l’action. Pour créer, en d’autres termes, un processus dynamique vertueux autour d’une intelligence collective renouvelée. Sa légitimité ne sera garantie que si elle repose sur des valeurs d’indépendance, de transparence, de rigueur scientifique, de déontologie et d’inclusion.
Toutefois, cette légitimité ne sera aussi préservée que si l’on reste conscient des limites de l’évaluation : elle ne vise qu’à rendre compte de ce que « les gouvernements font, comment ils le font, et quelle différence cela fait ». Elle doit aider à choisir de manière éclairée, mais ne saurait offrir des décisions clés en main. Elle n’est jamais en d’autres termes qu’un point de départ, ou tout du moins une étape du débat politique qui doit reprendre la main avec les informations qu’elle lui délivre. L’évaluation accroît en conséquence les responsabilités des décideurs comme des citoyens, conformément à ce que disait Michel Rocard en son temps : « il ne peut y avoir ni autonomie sans responsabilité, ni responsabilité sans évaluation, ni évaluation sans conséquence. »
B. C’est pourquoi je crois en second lieu nécessaire d’affermir les liens entre évaluation et décision
1. Pour cela, il importe avant tout que l’évaluation accompagne les politiques publiques tout au long de leur vie, de leur élaboration à leur exécution. La France a eu tendance à concentrer les efforts sur l’évaluation ex ante et à négliger les évaluations in itiniere et ex post. Les études d’impact, dont le Conseil d’Etat contrôle scrupuleusement la qualité dans le cadre de ses activités consultatives, se révèlent trop souvent privées de portée pratique dès lors qu’elles ne sont pas systématiquement suivies par des évaluations subséquentes. Leur potentiel pourrait être mieux exploité si elles ne se résumaient pas à un exercice formel qui requiert parfois, il faut bien le dire, des dons de Pythie, mais incluaient au contraire, d’une part des études d’options – il est fondamental que les études d’impact servent à choisir entre plusieurs scénarii –, d’autre part une identification plus claire des objectifs poursuivis afin de fixer le cadre de l’évaluation ex post. Elles doivent être tout au plus un maillon de la chaîne évaluative. Revêtues de cette fonction nouvelle, elles pourraient être généralisées au-delà des projets de loi, notamment pour les amendements législatifs substantiels, les projets d’ordonnances et les textes réglementaires .
2. Mais ce sont surtout les évaluations ex post qui doivent être généralisées, car c’est à ce stade seulement que la divination se transforme en faits et qu’il est réellement possible de tirer les conséquences des éventuelles défaillances des politiques publiques. Si l’évaluation ne pourra jamais prévenir toutes les erreurs, elle offre la précieuse possibilité de ne pas persévérer dans l’erreur. Or les évaluations ex post sont aujourd’hui trop dispersées, pas assez systématiques et concernent trop souvent une politique dans sa globalité plutôt qu’elles n’analysent les effets des différents dispositifs qui la mettent en œuvre.
Il apparaît donc nécessaire de renforcer la proximité entre évaluation et décision. A cet égard, il est fort probable que le seul fait de verser dans le débat public les résultats des évaluations ne suffise pas toujours à inciter les décideurs publics à en tirer toutes les conséquences. C’est pourquoi je crois nécessaire de favoriser la mise en œuvre d’outils juridiques originaux : je pense en premier lieu à l’expérimentation, qu’une absence d’évaluation prive tout bonnement de sa raison d’être . Sur cette question, les travaux que vient de mener la section du rapport et des études fournissent déjà un matériau précieux de réflexion. Outre des propositions relatives à la composition de l’organe évaluateur ainsi qu’aux contenu et au calendrier de l’évaluation, l’étude préconise d’inscrire dans le texte l’instituant ses modalités et sa périodicité, ce qui doit permettre de lier l’évaluation à la politique mise en œuvre tout au long de sa vie et de faire un peu mieux coïncider leurs temporalités différentes. Un « guide pratique de l’expérimentation » élaboré par le Conseil d’Etat est également proposé dans cette étude. Je pense en deuxième lieu aux « clauses de réexamen », notamment pratiquées au Royaume-Uni, dans la réglementation de l’Union européenne et par exemple dans nos lois de bioéthique, qui pourraient être utilisées plus fréquemment en matière législative et pour les décrets les plus importants. L’utilisation de tels outils juridiques doit toutefois tenir compte des risques qu’ils font courir à la sécurité juridique, car les acteurs économiques et sociaux doivent pouvoir continuer à compter sur la stabilité de la réglementation. Le contenu, la valeur et les modalités de mise en œuvre de ces clauses de « rendez-vous » doivent donc être ajustés de manière fine afin de concilier les exigences d’efficacité et de stabilité. Les dispositions prévoyant la caducité automatique d’une règlementation à terme fixe, autrement appelées « clauses guillotine », ne pourront dans cette perspective être utilisées que dans des cas très résiduels.
Ces quelques exemples ont vocation à ouvrir des pistes de réflexion pour le cycle d’études qui s’ouvre aujourd’hui. Elles seront, je l’espère, élargies, nourries, contournées peut-être. Cette exploration gagnera à regarder, dans une perspective comparatiste, ce que font les pays étrangers. Mais je crois également nécessaire de tenir pleinement compte des expériences récemment menées en France avec, en particulier, la mise en place de la commission chargée d’anticiper les effets de plusieurs dispositions du projet de loi pour la croissance, l’activité et l’égalité des chances de 2015 , le Comité du suivi crédit d’impôt pour la compétitivité et l’emploi (CICE), ou le lancement, en 2018, des « printemps de l’évaluation » par l’Assemblée nationale.
* * *
Mesdames et Messieurs, nous le voyons, le sujet dans lequel se lance le Conseil d’Etat avec ce cycle de conférences et son étude annuelle pour 2020 est aussi vaste qu’il est passionnant. Les clés d’entrée sont multiples et les prochaines conférences auront à cœur d’en activer certaines pour présenter les grands enjeux de l’évaluation des politiques publiques.
Avant de céder ma place pour la suite de cette conférence inaugurale, je souhaite remercier tous les intervenants qui ont accepté de prendre la parole aujourd’hui : M. le député des Yvelines Jean-Noël Barrot, Mme Pascaline Dupas, professeure à l’université de Stanford et M. Gilles de Margerie, commissaire général de France Stratégie dont les travaux apportent, je l’ai déjà dit, une contribution capitale à l’évaluation des politiques publiques en France. Votre présence aujourd’hui est une chance pour le Conseil d’Etat. Je tiens également à remercier la section du rapport et des études, sa présidente Martine de Boisdeffre qui modère les débats d’aujourd’hui, son rapporteur général, François Séners et son rapporteur général adjoint, Frédéric Pacoud, ainsi que l’ensemble des agents mobilisés pour l’organisation de cycle de conférences.
[1] Texte écrit en collaboration avec Guillaume Halard, magistrat administratif, chargé de mission auprès du vice-président
[2] Not. Rapport public 2006, Sécurité et juridique et complexité du droit, La Documentation française, EDCE, 2006 ; Etude annuelle 2016, Simplification et qualité du droit, La Documentation française, EDCE, 2016 ; Les expérimentations : comment innover dans la conduite des politiques publiques ?, La Documentation française, EDCE, 2019
[3] L’article 24 de la Constitution dispose notamment, depuis la révision constitutionnelle du 23 juillet 2008 : « Le Parlement vote la loi. Il contrôle l'action du Gouvernement. Il évalue les politiques publiques. »
[4] L’article 47-2 de la Constitution dispose notamment, depuis la révision constitutionnelle du 23 juillet 2008 : « La Cour des comptes assiste le Parlement dans le contrôle de l'action du Gouvernement. Elle assiste le Parlement et le Gouvernement dans le contrôle de l'exécution des lois de finances et de l'application des lois de financement de la sécurité sociale ainsi que dans l'évaluation des politiques publiques. Par ses rapports publics, elle contribue à l'information des citoyens. »
[5] L’article 4 de la loi organique n° 2010-704 du 28 juin 2010 relative au Conseil économique, social et environnemental dispose que le CESE « contribue à l'évaluation des politiques publiques à caractère économique, social ou environnemental. »
[6] P. Rosanvallon, La légitimité démocratique. Impartialité, réflexivité, proximité, Seuil, 2008
[7] P. Duran, « L’évaluation des politiques publiques : une irrésistible obligation », Revue française des affaires sociales, 2010/1, pp. 5 à 24
[8] Voir pour les aspects historiques : E. Monnier, Evaluations de l’action des pouvoirs publics : du projet au bilan, Economica, 1987
[9] A. Fouquet, « L’Evaluation des politiques publiques. Concepts et enjeux », in S. Trosa (dir.), Evaluer les politiques publiques pour améliorer l’action publique, IGPDE, 2009, pp. 21-33
[10] P. Viveret, L’Evaluation des politiques et des actions publiques – Propositions en vue de l’évaluation du revenu minimum d’insertion, La Documentation française, juin 1989
[11] Circulaire du 23 février 1989 relative au renouveau du service public, NOR: PRMX8910096C
[12] Décret n° 90-82 du 22 janvier 1980 relatif à l’évaluation des politiques publiques. Au Conseil scientifique de l’évaluation sera substitué le Conseil national de l’évaluation par le décret n°98-1048 du 18 novembre 1998 relatif à l'évaluation des politiques publiques
[13] La circulaire interministérielle du 9 décembre 1993 prévoit à cet égard, pour la première fois, les modalités de la mise en œuvre de la démarche évaluative dans les procédures contractuelles.
[14] Loi organique n° 2001-692 du 1er août 2001 relative aux lois de finances
[15] Loi organique n° 2005-881 du 2 août 2005 relative aux lois de financement de la sécurité sociale
[16] Articles 3 et 5 de la loi constitutionnelle n° 2003-276 du 28 mars 2003 relative à l'organisation décentralisée de la République, suivie par la loi organique du 1er août 2003 relative à l’expérimentation par les collectivités territoriales
[17] Articles 22, 23 et 26 de la loi constitutionnelle n° 2008-724 du 23 juillet 2008 de modernisation des institutions de la Ve République
[18] Conseil d’Etat, Les expérimentations : comment innover dans la conduite des politiques publiques ?, préc.
[19] Article 8 de la loi organique n° 2009-403 du 15 avril 2009 relative à l'application des articles 34-1, 39 et 44 de la Constitution
[20] Loi organique n° 2010-704 du 28 juin 2010 relative au Conseil économique, social et environnemental
[21] Société français de l’évaluation, Baromètre 2018 de l’évaluation des politiques publiques en France
[22] Not. C. Lacouette Fougère & P. Lacoumes, « L’évaluation : un marronnier de l’action gouvernementale », Revue française d’administration publique, 2013/4, n° 148, pp. 859-875 ; S. Gregoir, « L4évaluation des politiques publiques : qui et comment ? », Economie & prévision, 2014/1, n° 204-205, pp. 211-224.
[23] H. de Padirac & O. Rozenberg, « L’évaluation au Parlement français : l’heure des choix », LIEPP Policybrief, n° 41, mai 2019
[24] D. Migaud, « Les Cinq défis de l’évaluation », Revue française d’administration publique, 2013/4, n° 148, pp. 849 à 858
[25] H. de Padirac & O. Rozenberg, « L’évaluation au Parlement français : l’heure des choix », préc.
[26] P. Rosanvallon, Le Bon gouvernement, Seuil, 2015
[27] Ceci était déjà préconisé par J. Bourdin, P. André et J.-P. Plancade dans le rapport d’information du Sénat sur l’évaluation des politiques publiques en France qu’ils avaient rédigé en 2004 (http://www.senat.fr/rap/r03-392/r03-3921.pdf)
[28] B. Lasserre, Pour une meilleure qualité de la réglementation, rapport au Premier ministre, La Documentation française, 2004, p. 37 et s. (https://www.ladocumentationfrancaise.fr/var/storage/rapports-publics/044000158.pdf)
[29] Créée par la loi n° 95-101 du 2 février 1995 relative au renforcement de la protection de l'environnement
[30] Loi n° 2002-276 du 27 février 2002 relative à la démocratie de proximité
[31] F. Lenglart & D. Agacinski, « Comment l’évaluation des politiques publiques contribue-t-elle à la vie démocratique ? », Point de vue, France Stratégie, 1er septembre 2017 (https://www.strategie.gouv.fr/point-de-vue/levaluation-politiques-publiques-contribue-t-vie-democratique)
[32] T. R. Dye, Understanding Public Policy, Englewood Cliffs, Prentice Hall, 1972
[33] Une part significative des textes règlementaires échappe encore à l’obligation de réaliser des études d’impact, notamment ceux qui émanent des autorités de régulation, des établissements publics et des collectivités territoriales.
[34] V° à ce sujet les recommandations formulées dans l’étude annuelle 2016 du Conseil d’Etat, Simplification et qualité du droit, préc., pp. 103 et s.
[35] Conseil d’Etat, Les expérimentations : comment innover dans la conduite des politiques publiques ?, préc., p. 62
[36] V° à ce sujet le dernier rapport du Parlement européen « Review Clauses in EU Legislation. A rolling Check-List », juin 2018 (http://www.europarl.europa.eu/[1]mwg-internal/de5fs23hu73ds/progress?id=Z277pzq73eGEnxJutKlQ6O0L4_kZvX9afQCh_dpmPQg)
[37] Les rapports thématiques de cette commission sont disponibles en ligne : https://www.strategie.gouv.fr/point-de-vue/conclusions-de-commission-detude-effets-de-loi-croissance-lactivite