Cérémonie de prestation de serment au Conseil d’État
Mercredi 20 décembre 2023
Discours d’introduction Didier-Roland Tabuteau,
Vice-président du Conseil d’État
Mes chers collègues,
C’est aujourd’hui un moment important, qui conduira à la prestation de serment inaugurale avant que celle-ci ne soit institutionnalisée pour tous les nouveaux membres du Conseil d’État, magistrats des tribunaux administratifs et cours administratives d’appel qui seront nommés à compter du 1er janvier 2024. Une telle cérémonie sera également organisée pour toutes celles et ceux qui exercent déjà leurs fonctions et qui souhaiteront prêter serment, comme ce sera le cas aujourd’hui pour plusieurs présidents de section, pour le secrétaire général et les secrétaires générales adjointes et pour moi-même.
1. La notion de serment, du latin sacramentum, signifie d’abord rendre sacré un engagement. Il correspond à l'affirmation solennelle d'une personne en vue d'attester la vérité d'un fait, la sincérité d'une promesse, l'engagement de bien remplir les devoirs de sa charge.
Le serment plonge ses racines dans l’histoire. On le retrouve au fondement de notre ordre politique et juridique.
Le respect du serment constituait déjà l'une des quatre obligations du droit des gens dans le monde antique. Avec notamment le respect des hôtes, le serment était au cœur de ce que Thucydide appelait la « loi commune des Grecs ».
Le Serment du Jeu de Paume du 20 juin 1789, immortalisé par Jacques-Louis David, scella la Nation et la Constitution et témoigna du transfert de la souveraineté du roi à la Nation.
Dans le monde du droit, le serment a pu constituer à lui-seul tout le procès, qui se résumait alors à un rituel où chacun jurait sa vérité. Il cousinait avec l’ordalie. Mais à mesure que le procès se distinguait du rituel religieux, le serment est devenu un engagement, à dire le vrai dans le prétoire – c’est toujours le cas des témoins devant le juge judiciaire – ou pour le juge, à agir conformément à ce qu’exige une justice indépendante et impartiale.
Il ne s’agit plus ni d’une forme sacrée, ni d’un vestige traditionnel, mais d’une authentique efficacité de la parole et de la forme. Le serment est aussi, pour le juge professionnel, comme un rite d’intégration à l’instar de certains examens en France. Il marque la transmutation de l’individu en juge, auquel la République confie la lourde tâche de rendre la justice « au nom du peuple français ».
Par le serment, nous ne nous engageons pas à l’égard d’un pouvoir, comme ce fut le cas lors du serment des présidents du Conseil d’État, le 25 décembre 1799 devant les trois consuls : Bonaparte, Cambacérès et Lebrun. Nous nous engageons à l’égard de la société tout entière.
Nous ne jurons pas fidélité à la personne du souverain mais, au contraire, nous manifestons solennellement notre attachement aux principes d’indépendance et d’impartialité, principes qui sont au fondement de la notion même de justice.
2. Ce serment des magistrats administratifs et membres du Conseil d’État traduit également le caractère essentiel de la déontologie pour régir de manière concrète nos fonctions. Comme l’a souligné le président Christian Vigouroux, cette déontologie se distingue :
- de l’éthique, individuelle et davantage centrée sur l’idée que l’on se fait de la vie et de soi,
- mais aussi de la morale qui renvoie à l’adhésion de la personne à des valeurs.
Les règles déontologiques se sont cristallisées comme telles depuis une vingtaine d’années.
Pour la juridiction administrative, un jalon important de la déontologie fut l’élaboration d’une charte, commune à l’ensemble de la juridiction administrative. Cette charte, dont la première édition date de 2011, avant même qu’elle ne soit prévue par la loi du 20 avril 2016 codifiée à l’article L. 131-4 du code de justice administrative, a complété les textes notamment statutaires, du code de justice administrative, qui régissent l'exercice de nos fonctions et précisent les obligations auxquelles nous sommes soumis.
Son actualisation régulière, assortie de la publication systématique des avis et des recommandations du collège de déontologie, permet d’en faire un guide pour chaque question auxquelles nous pouvons être confrontés dans le cadre de nos fonctions, avec le rappel des principes et les bonnes pratiques associées.
Cette charte de 2011 a institué le collège de déontologie, qui fut installé en mars 2012. Aujourd’hui présidé par Christian Vigouroux, le collège rend des avis :
- sur la charte de déontologie et ses évolutions ;
- sur toute question déontologique concernant personnellement un membre de la juridiction administrative ;
- sur les déclaration d’intérêt qui lui sont transmises et sur certaines affectations de magistrats.
Il formule enfin des recommandations pour éclairer la juridiction administrative sur l'application des principes déontologiques et de la charte de déontologie. Par les avis qu’il rend, par leur motivation et leur publication, il éclaire encore le cadre de la déontologie, qui est une matière vivante évoluant en prise avec la société.
3. Les juges administratifs accueillent positivement ce serment. Il a d’abord été souhaité par les membres du Conseil et les magistrats administratifs. Ainsi, lors de sondages réalisés par leurs représentants, 70 % des magistrats, et 52 % des membres qui se sont prononcés l’ont fait en faveur de la prestation de serment.
L’introduction d’une prestation de serment dans la juridiction administrative a été proposée par le groupe de travail sur la solennité dans la juridiction administrative, mis en place par Bruno Lasserre à la suite des débats tenus au sein du Conseil supérieur des tribunaux administratifs et cours administratives, et présidé par Terry Olson. A la suite de ces travaux, j’ai demandé que le principe de ce serment soit inscrit dans la loi.
Ce serment a finalement été adopté, à l’initiative du président de la commission des lois de l’Assemblée nationale et avec l’accord du garde des sceaux, par la loi d'orientation et de programmation du ministère de la Justice.
4. Le serment que nous allons prêter aujourd’hui, prévu désormais à l’article L. 12 du code de justice administrative, est ainsi une marque solennelle de l’unité de la juridiction. Il fait coïncider une obligation, qui préexistait et qui était pleinement et rigoureusement respectée, et un engagement, qu’il consacre, de remplir nos fonctions en toute indépendance, probité et impartialité, à garder le secret des délibérations et à nous conduire en tout avec honneur et dignité.
Chacune de ces obligations est ardente.
4.1 Remplir nos fonctions en toute indépendance, d’abord. L’indépendance qui, pour le juge, est tout autant un devoir qui oblige qu’un droit qui protège, découle en premier lieu de la séparation des pouvoirs. L’indépendance, qui est la situation où un juge n’a « rien à craindre ou à désirer de personne », est un rempart contre toute pression ou menace qui pourrait s’exercer sur les juges. Elle est garantie par les textes, elle doit être incarnée par chacun, et l’institution doit veiller à son respect. L’indépendance est à la fois individuelle et collective. Elle ne signifie bien sûr pas que chaque juge puisse trancher sans tenir compte de ce que le délibéré collectif a posé en jurisprudence – jusqu’à ce que le même délibéré collectif fasse évoluer cette jurisprudence – car le justiciable y perdrait en égalité de traitement devant la justice. Autrement dit, l’indépendance n’est pas l’arbitraire. Et d’ailleurs nous le savons et nous le montrons au quotidien : notre mission, au contentieux, est de trancher en droit les litiges, dans le cadre de la loi, produit de la volonté générale. L’indépendance, aussi, réside dans l’effort quotidien, car c’est un effort, que nous faisons pour nous abstraire, au moment de décider, de nos opinions et de nos préjugés.
C’est une ascèse. C’est une exigence. C’est une obligation.
Cette indépendance, elle vaut tant dans nos fonctions juridictionnelles que consultatives. Lorsque nous examinons des projets de textes ou rendons des avis au Gouvernement, nous sommes dans la même indépendance que lorsque nous jugeons.
4.2 L’impartialité ensuite. Dans sa dimension objective, elle interdit de juger lorsqu’il y a risque ou apparence de pré-jugement – par exemple lorsqu’on s’est déjà prononcé sur l’affaire dans un autre cadre, juridictionnel ou administratif. Dans sa dimension subjective, c’est l’absence de préjugés. C’est ce que symbolise le bandeau sur les yeux de Thémis, l’allégorie de la justice. Car la justice doit être rendue sans faveur ni parti pris mais seulement en appliquant le droit au litige porté devant nous. Il faut alors non seulement que la justice soit rendue de façon impartiale, mais également qu’elle soit perçue et reçue comme impartiale, par le justiciable comme, plus largement, par le public.
Là encore, l’impartialité vaut, mutatis mutandis, pour nos fonctions consultatives.
4.3 La probité enfin. Elle renvoie à la rectitude, qui doit être celle de l’agent public – lequel n’accepte aucun avantage de quiconque. La satisfaction de servir l’intérêt général est, outre son traitement, sa seule rétribution. La probité, c’est aussi la bonne foi, l’honnêteté, la droiture dans l’exercice quotidien de nos fonctions. Ce n’est pas la « probité candide » dont parlait Victor Hugo dans son Booz endormi, mais la probité avertie et la droiture qui doivent nous accompagner chaque jour.
4.4 Le serment nous invite encore à garder le secret des délibérations. Cette obligation comprend deux dimensions. D’abord, garder le secret des délibérations, c’est préserver la formation de jugement ou la formation consultative de toutes les pressions qui pourraient s’exercer sur ses membres, et donc permettre une discussion ouverte et sans interférence. C’est ensuite assumer pleinement l’unité de la délibération. Tous les membres de la formation sont engagés par la décision ou par l’avis. D’autres systèmes juridictionnels pratiquent l’expression des positions dissidentes. Ce n’est pas la tradition française.
4.5 Le serment nous oblige enfin à nous conduire en tout avec honneur et dignité. Cela nous engage, non seulement dans l’exercice de nos fonctions, mais également à l’extérieur. Nous ne prétendons pas à la perfection. Mais nous devons viser à l’exemplarité.
La juridiction administrative a rempli depuis des décennies ses missions en étant habitée par les engagements solennels que nous allons prendre dans quelques instants. Le législateur, sensible au noble désir manifesté de l’intérieur de la juridiction que soient sacralisés ces engagements, a décidé qu’ils feraient désormais l’objet d’un serment. Et il a, dans sa sagesse, laissé aux membres de la juridiction déjà en fonction le choix de renouveler ou non formellement le serment qu’ils se sont faits, en conscience, en entrant dans nos rangs.
La justice existe, dans une démocratie, pour faire respecter la légalité, protéger les droits individuels et les libertés fondamentales, en pleine conscience et connaissance de l’intérêt général qui préside à l’action publique.
Ce serment que nous allons prêter manifeste publiquement notre engagement au service de l’État de droit, à travers les différentes fonctions que nous remplissons au sein de la juridiction, pour tout le temps où nous y exercerons.
En ces temps où les citoyens doutent parfois de la pertinence ou de la légitimité de l’action publique, et où la remise en cause des institutions est chose trop courante, il est bon que cette prestation de serment rappelle à nos concitoyens que la juridiction administrative est présente pour contrôler la légalité de l’action administrative, qu’elle le fait en ayant le souci de l’efficacité, et en gardant en permanence à l’esprit les valeurs proclamées par ce serment.