Le Gouvernement a décidé de rendre public l'avis rendu par le Conseil d’État sur un projet de loi relatif à la création d’une taxe sur les services numériques et modification de la trajectoire de baisse de l’impôt sur les sociétés.
1. Le Conseil d’État a été saisi le 30 janvier 2019 d’un projet de loi portant création d’une taxe sur les services numériques et modification de la trajectoire de baisse de l’impôt sur les sociétés, qui comporte deux articles. Deux saisines rectificatives portant sur l’article 1er ont été reçues les 19 et 27 février 2019.
2. Le Gouvernement entend par ce projet de loi, d’une part, créer une taxe sur les sommes encaissées au titre de la fourniture en France de certains services numériques, et, d’autre part, modifier la trajectoire de baisse de l’impôt sur les sociétés pour les plus grandes entreprises au titre des exercices ouverts en 2019.
3. Après avoir été complétée à la suite d’observations du Conseil d’État, l’étude d’impact qui accompagne le projet répond aux exigences de l’article 8 de la loi organique n° 2009-403 du 15 avril 2009 relative à l'application des articles 34-1, 39 et 44 de la Constitution.
4. Outre des corrections de détail qui s’expliquent d’elles-mêmes, le projet de loi appelle de la part du Conseil d’État les observations suivantes.
Taxe sur certains services fournis par les entreprises du secteur numérique
5. A titre liminaire, le Conseil d’État estime que la directive 2015/1535 du 9 septembre 2015 prévoyant une procédure d'information dans le domaine des réglementations techniques et des règles relatives aux services de la société de l'information n’est pas applicable aux dispositions du projet d’article. En effet, si, en application de cette directive, les États membres doivent notifier les incitations fiscales et financières qui affectent la consommation de produits ou de services en encourageant le respect de « règles techniques », tel n’est pas le cas, en revanche, d’une législation qui contient des mesures fiscales qui ne comportent aucune incitation de ce type.
6. Le Conseil d’État relève que le projet du Gouvernement s’inspire pour une large part d’une proposition de directive « concernant le système commun de taxe sur les services numériques applicable aux produits tirés de la fourniture de certains services numériques », qui vise, ainsi que le précise son étude d’impact, à instaurer « une taxe dotée d’un champ d’application restreint, prélevée sur les produits bruts d’une entreprise provenant de la fourniture de certains services numériques pour lesquels la création de valeur par les utilisateurs joue un rôle central ».
Visant les services de publicité ciblée, les services de vente des données personnelles ainsi que les services d’intermédiation tels que les places de marché, la proposition de directive fixe des seuils de chiffres d’affaires au-delà desquels les prestataires des services numériques sont assujettis et prévoit qu’une taxe correspondant à 3 % des produits imposables est prélevée et est exigible dans un État membre sur la part des produits imposables générés par un assujetti dans cet État membre.
7. Le Conseil d’État observe que, par le présent projet de loi, le Gouvernement entend mettre en œuvre de manière anticipée une taxe sur les services numériques sans attendre l’issue de la négociation de la directive et son entrée en vigueur, qui pourrait intervenir en 2021. L’adoption de cette dernière pourrait exiger de modifier les dispositions issues du présent projet de loi afin d’assurer la transposition complète de cette directive, ce qui n’est pas sans inconvénient du point de vue de la stabilité de la norme fiscale.
Toutefois, si, lorsqu’une directive a été adoptée, et alors même que son délai de transposition n’est pas expiré, les États membres doivent s’abstenir de prendre des dispositions de nature à compromettre sérieusement le résultat prescrit par celle-ci, aucune disposition du traité sur le fonctionnement de l’Union européenne non plus qu’aucun principe général du droit de l’Union européenne n’impose aux États membres de s’abstenir de légiférer lorsqu’une proposition de directive est en cours d’élaboration.
I) Sur la définition de l’assiette, du taux et des modalités de recouvrement de la taxe
8. Le projet de loi prévoit que la taxe s’applique à deux catégories de services. Sont visés, d’une part, la mise à disposition d’une interface numérique permettant à ses utilisateurs d’interagir entre eux : les services concernés à ce titre ne se confondent pas avec ceux proposés par les opérateurs de plateforme en ligne au sens de l’article L. 111-7 du code de la consommation. Sont également visés, d’autre part, les services permettant aux annonceurs d’acquérir des espaces publicitaires sur des interfaces numériques pour y placer des publicités ciblées en fonction des données des utilisateurs.
9. Le projet de loi prévoit également deux seuils d’assujettissement : seules les entreprises dont le chiffre d’affaires, apprécié au niveau du groupe consolidé et au niveau mondial, dépasse 750 millions d’euros au titre de ce type de services entrent dans le champ d’application de la taxe. Cependant les entreprises qui fournissent moins de 25 millions d’euros de services taxables en France en sont exclues.
10. Les services mentionnés au point 8 sont regardés comme fournis en France selon les règles de territorialité suivantes.
Les services d’intermédiation sur interface numérique sont considérés comme fournis en France lorsqu’un des utilisateurs concluant une opération est localisé en France ou, en l’absence d’opération, lorsqu’un des utilisateurs dispose d’un compte ayant été ouvert depuis la France et lui permettant d’accéder à ces services.
Les services de ciblage publicitaire sont considérés comme fournis en France lorsque l’interface numérique affichant la publicité ciblée est consultée depuis la France.
S’agissant enfin de la vente de données à des fins publicitaires, elle est considérée comme fournie en France lorsque ces données ont été générées par un utilisateur depuis la France.
La part de ces services fournis en France soumise à la taxe est obtenue en appliquant au montant des sommes encaissées un coefficient représentatif de la part des utilisateurs localisés en France par rapport au nombre total des utilisateurs.
11. Le projet de loi prévoit également que la taxe est assise sur le montant, hors taxe sur la valeur ajoutée, des sommes encaissées en contrepartie de la fourniture en France des services taxables ; ces sommes sont notamment constituées des commissions et abonnements perçus par les plateformes d’intermédiation auprès de leurs utilisateurs ou des recettes perçues auprès des annonceurs au titre des services publicitaires.
Le taux de la taxe est fixé à 3 %.
12. Enfin le projet de loi prévoit des modalités de déclaration, de recouvrement et de contrôle de la taxe qui s’inspirent de celles applicables aux taxes sur le chiffre d’affaires. Les entreprises appartenant à un groupe auront la faculté d’opter pour un système déclaratif et de paiement centralisé au niveau d’un seul redevable. Il est également prévu que l’administration aura la faculté de demander des éclaircissements à un redevable et, le cas échéant, de le mettre en demeure de produire les éléments demandés. En cas d’absence de réponse ou de réponse insuffisante, l’administration pourra établir d’office la taxe.
13. Le Conseil d’État relève que, par ce projet de loi, le Gouvernement entend soumettre à une imposition spécifique ceux des services numériques dont la création de valeur repose, de façon déterminante, sur l’activité des utilisateurs localisés sur le territoire français, notamment sur l’exploitation des données qu’ils génèrent, et vise, par suite, les deux catégories de services indiquées au point 8.
En ciblant les plus grandes entreprises, le projet du Gouvernement, tout comme la proposition de directive dont il s’inspire, tend à restreindre le champ d’application de la taxe aux entreprises dont les services numériques entrant dans le champ du projet de loi font l’objet d’une utilisation de grande ampleur au niveau mondial comme en France.
14. Le Conseil d’État constate à cet égard qu’il ressort des éléments fournis par le Gouvernement que les services numériques visés par le projet de loi présentent, lorsqu’ils sont exercés par des entreprises d’envergure, un modèle économique qui leur est propre, distinct de celui des autres entreprises relevant du secteur du numérique ou des autres secteurs de l’économie : il se caractérise par l’importance des effets de réseau, qui confèrent à ces services une attractivité croissante au fur et à mesure de l’augmentation du nombre d’utilisateurs ainsi que, concomitamment, des performances accrues, grâce à une capacité de ciblage améliorée par la masse croissante des données recueillies auprès de ces derniers. En outre, compte tenu de leur structure de coûts essentiellement composés de coûts fixes, les services numériques exploités par ces entreprises bénéficient de rendements croissants.
15. En effet, ainsi que le relèvent les travaux récents réalisés par l’OCDE relatifs aux services d’intermédiation, « les modèles économiques de ce type, qui dépendent de la création de valeur par les utilisateurs pour générer des recettes, ne sont viables que s’ils sont appliqués par des entreprises d’une certaine taille ».
S’agissant des services de publicité ciblée, l’Autorité de la concurrence relève de même, dans son avis n° 18-A-03 du 6 mars 2018 portant sur l’exploitation des données dans le secteur de la publicité ciblée sur internet, que les acteurs prépondérants « disposent d’avantages concurrentiels qui sont liés au volume et à la variété des données (récentes ou accumulées) mais aussi, de manière indissociable, à la taille des inventaires publicitaires mis à disposition des annonceurs. En effet, l’accès combiné aux données et aux inventaires offre aux annonceurs la possibilité de diffuser des publicités à des segments d’audience large – grâce au nombre d’utilisateurs des services et définis précisément – grâce aux nombreuses options de ciblage et aux données exploitables. » L’Autorité estime que cela permet à ces acteurs de « proposer aux annonceurs des segments d’audience plus importants et qualifiés plus finement que leurs concurrents ».
Ces caractéristiques tendent ainsi, comme le relève la proposition de directive, au développement de « structures de marché hégémoniques (« winner takes most ») reposant sur la forte présence des effets de réseau et la valeur des mégadonnées ».
II) Sur le respect des exigences constitutionnelles
En ce qui concerne les services et entreprises visés par la taxe
16. En premier lieu, le Conseil d’État estime que les entreprises assujetties présentent, en raison notamment du modèle économique décrit ci-dessus des services numériques qu’elles proposent, des caractéristiques qui les différencient des autres entreprises, de sorte que le projet repose, s’agissant du champ d’application de la taxe, sur des critères objectifs et rationnels en rapport direct avec l’objet de la loi.
Par ailleurs, en retenant comme critère d’assujettissement un chiffre d’affaires élevé qui permet d’apprécier si les entreprises bénéficient de l’effet d’échelle nécessaire à l’établissement du modèle économique visé, le projet de loi se fonde sur un critère objectif et rationnel, de nature à justifier une différence de traitement en rapport avec l’objectif poursuivi, dans le respect du principe d’égalité devant les charges publiques.
Le Conseil d’État considère également qu’en fixant les seuils d’assujettissement à la taxe à 750 millions d’euros de chiffre d’affaires numérique mondial et à 25 millions d’euros de chiffre d’affaires taxable en France, le projet de taxe ne crée pas de rupture caractérisée de l’égalité devant les charges publiques et n’est entaché d’aucune erreur manifeste d’appréciation. En particulier, le Conseil d’État estime que deux entreprises qui réaliseraient le même chiffre d’affaires taxable en France pourraient être regardées comme étant dans une situation différente, selon que leur activité numérique mondiale est plus ou moins importante, dans la mesure où ces entreprises ne tireraient alors pas une valeur identique de leur activité numérique française.
Il en va de même de l’appréciation du chiffre d’affaires consolidé au niveau mondial, qui est pertinente compte tenu de la nature dématérialisée des services concernés.
Enfin, le Conseil d’État n’a pas estimé nécessaire d’introduire, compte tenu de l’absence d’effets de seuils manifestement disproportionnés, un dispositif de lissage de l’imposition au voisinage du seuil de 750 millions d’euros.
17. Le Conseil d’État estime, en deuxième lieu, que le projet de loi peut, sans méconnaître le principe d’égalité devant la loi, exclure du champ des services d’intermédiation soumis à la taxe ceux relatifs à la mise à disposition d’une interface numérique par une personne qui l’utilise principalement pour proposer aux utilisateurs des contenus numériques qu’elle fournit elle-même, des services de communication ou des services de paiement, dès lors que le modèle économique de ces interfaces numériques repose essentiellement soit sur la mise à disposition d’un produit ou d’un service déterminé, soit sur la finalisation d’une mise en relation préalablement engagée.
18. Il ne peut en revanche donner, en l’état, un avis favorable à l’exclusion générale du champ de la taxe des services d’intermédiation constituant des services financiers réglementés fournis par des prestataires de services financiers agréés. Il relève que selon les indications données par le Gouvernement, certains de ces services financiers n’entreraient pas dans le champ d’application de la taxe, de sorte qu’une exemption expresse n’est pas nécessaire en ce qui les concerne. En revanche, à défaut d’éléments précis sur la nature des autres services visés, ou sur l’intérêt général susceptible de justifier leur exonération, la seule circonstance que ces services d’intermédiation soient des services financiers réglementés n’a pas paru de nature à justifier leur exclusion du champ de la taxe.
En ce qui concerne le champ d’application territorial de la taxe
19. Le Conseil d’État constate que les critères de territorialité mentionnés au point 10 peuvent aboutir à rattacher à la France des opérations pour lesquelles ni le prestataire ni l’utilisateur de l’interface numérique ne sont localisés en France. Ces critères, inédits par rapport aux règles habituelles applicable en fiscalité directe ou en fiscalité indirecte et proposés d’ailleurs de façon similaire par la Commission dans sa proposition de directive, visent à créer un rattachement à des fins fiscales reposant sur la contribution des utilisateurs à la création de valeur dans les modèles d’affaires de l’économie numérique et constituent par suite des critères objectifs et rationnels en rapport avec l’objet du projet de loi. Ils peuvent donc être admis.
En ce qui concerne l’assiette et le taux
20. Le Conseil d’État relève qu’aucun principe constitutionnel n’interdit au législateur d’établir une imposition à raison des encaissements annuels liés à une activité économique, sans prévoir de déduction de charges, sous réserve de ne pas créer de rupture caractérisée de l’égalité devant les charges publiques.
21. Le taux de 3 % prévu par le projet du Gouvernement, qui ne saurait être regardé comme confiscatoire, n’est pas davantage de nature à créer une telle rupture caractérisée de l’égalité.
En ce qui concerne l’entrée en vigueur de la taxe
22. Le projet prévoit que le fait générateur de la taxe est constitué par l’achèvement de l’année civile et ne comporte pas de dispositions d’entrée en vigueur. Dès lors, la taxe sera applicable, si le projet de loi vient à être adopté au cours de l’année 2019, aux sommes encaissées dès le 1er janvier de cette année.
Le Conseil d’État considère que le fait générateur retenu est cohérent avec les caractéristiques d’une taxe destinée à prendre en compte une capacité contributive annuelle et que les modalités de sa définition n’appellent pas d’autres observations, non plus que les conséquences qui en résultent.
En ce qui concerne les autres dispositions du projet d’article
23. Le Conseil d’État considère que les autres dispositions, notamment celles relatives aux modalités de recouvrement et de contrôle, n’appellent pas d’observations.
III) Sur le respect des exigences issues du droit de l’Union européenne
24. Le projet de taxe sur les services numériques n’est pas contraire à l’article 401 de la directive 2006/112/CE du 28 novembre 2006 relative au système commun de taxe sur la valeur ajoutée, dès lors qu’il ne s’agit pas d’une taxe sur le chiffre d’affaires au sens de cette directive. Le Conseil d’État a donc examiné le respect des exigences du droit de l’Union européenne à un double titre : la prohibition des aides d’Etat et la garantie de la liberté d’établissement et de la libre prestation de services.
En ce qui concerne une éventuelle aide d’État au sens de l’article 107 du traité sur le fonctionnement de l’Union européenne (TFUE)
25. Le Conseil d’État constate que la Commission européenne a considéré que des taxes progressives sur le chiffre d’affaires introduites par la Hongrie et la Pologne étaient constitutives d’aides d’État en tant qu’elles ne taxaient pas, ou taxaient à un taux réduit, certaines des entreprises susceptibles d’être concernées par la taxe (décision (UE) 2017/329 du 4 novembre 2016 et décision (UE) 2018/160 du 30 juin 2017) et pouvaient, par suite, favoriser certaines entreprises par rapport à d’autres se trouvant, au regard des objectifs poursuivis par les dispositions fiscales critiquées, dans une situation factuelle et juridique comparable.
26. Le Conseil d’État relève cependant qu’à ce jour la Cour de justice de l’Union européenne n’a pas exclu qu’une différence de puissance économique puisse justifier que des entreprises ne soient pas regardées dans une situation objectivement comparable pour l’application de l’article 107 du TFUE.
27. Le Conseil d’État observe, ainsi qu’il a été dit plus haut, que le projet du Gouvernement a pour objectif d’imposer les entreprises dont l’envergure leur permet de développer un modèle d’affaire spécifique fondé sur la valorisation de l’activité des utilisateurs. Il considère par suite que les entreprises entrant dans le champ d’application de la taxe ne sont pas dans une situation objectivement comparable à celles qui en sont exclues en raison de leur taille, compte tenu du modèle économique spécifique sur lequel leur activité repose.
En ce qui concerne une éventuelle atteinte à la liberté d’établissement ou à la libre prestation de services
28. Les règles d’égalité de traitement visant à garantir tant la liberté d’établissement garantie par les articles 49 et 54 du TFUE que la libre prestation de services protégée par l’article 56 du TFUE au sein de l’Union prohibent non seulement « les discriminations ostensibles fondées sur le siège des sociétés, mais encore toutes formes dissimulées de discrimination qui, par application d’autres critères de distinction, aboutissent en fait au même résultat » (CJUE, 5 février 2014, affaire C-385/12, point 30).
Par ailleurs, les règles du traité s’opposent à une règle fiscale non discriminatoire qui aurait pour effet d’entraver la libre prestation de services. En revanche, « ne sont pas visées par l’article 56 TFUE des mesures dont le seul effet est d’engendrer des coûts supplémentaires pour la prestation en cause et qui affectent de la même manière la prestation de services entre États membres et celle interne à un État membre » (CJUE, 22 novembre 2018, affaire C-625/17, point 32).
29. Le Conseil d’État considère, en premier lieu, que le taux de taxation à 3 % prévu dans son dernier état par le projet du Gouvernement n’est pas d’un niveau tel qu’il puisse être regardé comme une entrave à la libre prestation de services.
30. Le Conseil d’État observe, en second lieu, que le projet ne crée aucune distinction directe en fonction de la nationalité des redevables qui, pour les entreprises, est déterminée par le lieu de leur siège (CJCE, 13 juillet 1993, C-330/91, point 13), puisque la taxe s’applique à toutes les entreprises, que celles-ci soient établies en France ou dans un autre État. Les services couverts sont en outre proposés tant par des entreprises françaises que par des entreprises étrangères.
31. Il résulte toutefois des éléments transmis au Conseil d’État par le Gouvernement que la grande majorité des entreprises susceptibles d’être redevables de la taxe ne fournit pas de services taxables depuis la France mais depuis d’autres États membres. Il convient donc de s’assurer que ces circonstances ne pourraient être regardées comme établissant une différence de traitement indirecte en fonction de la nationalité.
32. Le Conseil d’État relève que, pour qu’une différence de traitement créant une telle discrimination soit susceptible de méconnaître les dispositions du TFUE protégeant la liberté d’établissement ou la libre prestation de services, il faut qu’elle s’applique à des situations qui sont comparables au regard de l’objectif de la mesure à l’origine de la différence de traitement.
A cet égard, il ressort de ce qui a été dit au point 14 que les plus grands groupes actifs dans le secteur des services soumis à la taxe sont dans une situation dans laquelle ils bénéficient d’effets de réseau indirects importants qui rendent les services qu’ils vendent particulièrement attractifs.
Le Conseil d’État considère dès lors que si le projet de taxe affecte majoritairement des redevables non-nationaux, c’est en raison de la capacité contributive particulière qu’ils tirent de l’ampleur de leurs activités et qui les place dans une situation non comparable aux opérateurs de plus petite taille au regard de l’objet de la loi.
Même si la Cour de justice de l’Union européenne n’a pas reconnu à ce jour qu’une différence de puissance économique puisse justifier que des entreprises ne soient pas regardées dans une situation objectivement comparable au regard de la liberté d’établissement et de la libre prestation de services, la taille des entreprises est en l’occurrence un déterminant essentiel du modèle économique et de la capacité contributive que l’on entend taxer et la fixation d’un seuil d’assujettissement élevé est une modalité inhérente à l’instauration d’une telle taxation, ce qui a d’ailleurs conduit la Commission européenne à retenir également de tels seuils dans sa proposition de directive.
33. Pour l’ensemble de ces motifs, le Conseil d’État considère que la taxe proposée ne crée pas, au regard de la liberté d’établissement et de la liberté de prestation de services, de discrimination indirecte prohibée en fonction de la nationalité des opérateurs concernés.
IV) Sur le respect des exigences du droit international
34. Le Conseil d’État souligne que si la taxe créée devait être regardée comme relevant des impôts visés par les conventions fiscales bilatérales conclues par la France, cela ne constituerait par un motif d’invalidité juridique de cette taxe, mais il en résulterait qu’elle ne pourrait être mise à la charge des redevables qui ne sont pas établis en France et qui n’y disposent pas d’un établissement stable.
En ce qui concerne les normes applicables
35. Les conventions fiscales bilatérales conclues par la France comportent généralement, s’agissant du champ des impôts visés, une définition proche de celle fixée par le modèle de convention fiscale de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE). Aux termes du paragraphe 1 de l’article 2 de ce modèle, les impôts entrant dans le champ de la convention sont les « impôts sur le revenu ou sur la fortune perçus pour le compte d’un État contractant, de ses subdivisions politiques ou de ses collectivités locales, quel que soit le système de perception. » Le paragraphe 2 de l’article 2 précise que « sont considérés comme impôt sur le revenu et sur la fortune les impôts perçus sur le revenu total, ou sur la fortune totale, ou sur des éléments du revenu ou de la fortune, y compris les impôts sur les gains provenant de l’aliénation de biens mobiliers ou immobiliers, les impôts sur le montant global des salaires payés par les entreprises, ainsi que les impôts sur les plus-values ». Les impôts en vigueur au moment de la signature de la convention ont vocation à être listés, par chaque État, dans le paragraphe 3 de l’article 2, tandis que le paragraphe 4 du même article prévoit que la convention s’applique également « aux impôts de nature identique ou analogue qui seraient établis après la date de signature de la convention qui s’ajouteraient aux impôts actuels ou qui les remplaceraient ».
Dès lors, un impôt établi postérieurement à la signature d’une convention fiscale conclue par la France et conforme sur ce point au modèle de l’OCDE entre dans le champ d’application de cette convention en tant qu’impôt français sur le revenu s’il est d’une nature identique ou analogue, soit à un impôt expressément visé dans la liste des impôts français par la convention, soit à un impôt portant sur le revenu total ou sur un élément du revenu. L’appréciation de cette analogie avec un impôt sur le revenu suppose de combiner les définitions données aux paragraphes 1 et 2 de l’article 2 d’une telle convention avec la liste des impôts fixée au paragraphe 3 de ce même article : cette liste permet en effet d’appréhender l’intention des parties signataires de la convention. Dans ce cadre, le juge procéderait à un examen reposant sur un faisceau d’indices parmi lesquels l’assiette du nouveau prélèvement ainsi que les liens entre ce prélèvement et les impôts auxquels s’applique déjà la convention, par exemple l’imputation possible d’un prélèvement sur l’autre.
En ce qui concerne les caractéristiques de la taxe
36. L’assiette de la taxe projetée repose sur les sommes encaissées au titre des prestations de service, sans considération du revenu net éventuellement dégagé par le fournisseur de service. En outre, aucun mécanisme permettant d’imputer la taxe sur le montant de l’impôt sur le revenu ou l’impôt sur les sociétés éventuellement dû n’est prévu.
Dès lors, cette taxe ne devrait pas rentrer dans le champ d’application des règles de répartition des droits d’imposer prévus par les conventions fiscales pour lesquelles les impôts français visés sont assis sur des revenus nets, des bénéfices nets, ou des revenus calculés après certaines déductions, même forfaitaires. Tel est notamment le cas des conventions fiscales conclues avec l’Allemagne (20 juillet 1959), la Belgique (10 mars 1964), la Chine (26 novembre 2013), les États-Unis (31 août 1994), l’Inde (29 septembre 1992), l’Irlande (21 mars 1968), le Japon (3 mars 1995), le Luxembourg (1er avril 1958), les Pays-Bas (16 mars 1973), le Royaume-Uni (19 juin 2008) et Singapour (15 janvier 2015).
Modification de la trajectoire de baisse de l’impôt sur les sociétés
37. L’article 11 de la loi de finances pour 2017 puis l’article 84 de la loi de finances pour 2018 ont prévu une baisse progressive du taux de l’impôt sur les sociétés, devant aboutir à un taux de 25 % à compter des exercices ouverts le 1er janvier 2022. Pour les exercices ouverts en 2018, les entreprises dont le chiffre d’affaires excède 7,63 millions d’euros ont été imposées au taux de 28 % pour la fraction de résultat inférieure ou égale à 500 000 euros, et au taux de 33,33 % pour la fraction de résultat excédant ce seuil. Pour les exercices ouverts en 2019, il est actuellement prévu que ces entreprises seraient imposées au taux de 31 % pour la fraction de résultat excédant 500 000 euros.
38. Le projet du Gouvernement prévoit de porter à 33,33 % le taux d’IS applicable à la fraction de résultat excédant 500 000 euros pour les entreprises dont le chiffre d’affaires excède 250 millions d’euros. Il s’agirait, pour ces entreprises, du maintien du taux qui leur a été appliqué au titre de l’exercice ouvert en 2018.
39. Le Conseil d’État estime que le projet ne méconnaît pas le principe d’égalité devant l’impôt. En particulier, il est loisible au législateur, en maintenant le taux de l’IS à 33,33 % pour les plus grandes entreprises au titre de la seule année 2019, de faire contribuer spécifiquement ces dernières à l’équilibre des comptes publics. En retenant comme critère un chiffre d'affaires élevé, le législateur se fonde sur un critère objectif et rationnel, qui caractérise une différence de situation entre les redevables de l'impôt sur les sociétés de nature à justifier une différence de traitement en rapport avec l'objet de la loi. Par ailleurs, l’appréciation du seuil de chiffre d’affaires au niveau de l’ensemble des sociétés d’un groupe fiscalement intégré au sens des articles 223 A et suivants du code général des impôts ne méconnaît pas l’égalité devant les charges publiques, s’agissant de l’imposition à l’impôt sur les sociétés (décision n° 2017-755 DC du 29 novembre 2017, considérants 36 et 37).
40. Le Conseil d’État relève également que ces dispositions ménagent les situations légalement acquises des entreprises. Il estime par ailleurs que, s’agissant de l’impôt sur les sociétés dont le fait générateur est constitué par la clôture de l’exercice, les entreprises ne sauraient, en principe, fonder sur les règles en vigueur en cours d’exercice une espérance légitime de bénéficier, à la clôture, du maintien de ces règles, alors même que celles-ci avaient été définies pour l’exercice en cause par une loi antérieure. Le Conseil d’État constate, au surplus, que le maintien du taux de 33,33 % pour les plus grandes entreprises en 2019 a fait l’objet d’annonces publiques de la part du Premier ministre et du ministre de l’économie et des finances dès décembre 2018.
Par ailleurs, des modalités d’entrée en vigueur sont prévues pour éviter que des entreprises ayant ouvert leur exercice à compter du 1er janvier 2019 n’anticipent la date de clôture de celui-ci afin de bénéficier des règles en vigueur avant la publication de la loi.
Cet avis a été délibéré et adopté par le Conseil d’État dans sa séance du jeudi 28 février 2019.