Le Gouvernement a décidé de rendre public l'avis du Conseil d'État relatif à l’organisation de la gouvernance de la sûreté nucléaire et de la radioprotection pour répondre au défi de la relance de la filière nucléaire.
1. Le Conseil d’État a été saisi le 3 novembre 2023 d’un projet de loi relatif à l’organisation de la gouvernance de la sûreté nucléaire et de la radioprotection pour répondre au défi de la relance de la filière nucléaire. Ce projet de loi a été modifié par trois saisines rectificatives, reçues les 1er, 4 et 12 décembre 2023, qui ont eu pour objet principal de prendre en compte des suggestions du Conseil d’État. L’étude d’impact a été transmise le 8 novembre 2023 et a également fait l’objet de trois saisines rectificatives, reçues le 1er et, pour les deux dernières, le 13 décembre 2023.
2. Ce projet de loi, qui comprend vingt-deux articles, est organisé en deux titres respectivement intitulés « Autorité de sûreté nucléaire et de radioprotection » et « Adaptation des règles de la commande publique aux projets nucléaires » correspondant à ses deux objets, qui sont distincts.
Le titre Ier comprend des dispositions relatives aux missions et au fonctionnement de la nouvelle autorité administrative indépendante (AAI) créée par le projet de loi, dénommée Autorité de sûreté nucléaire et de radioprotection (ASNR) et résultant de la fusion de l’actuelle Autorité de sûreté nucléaire (ASN), qui est une AAI, et de l’Institut de radioprotection et sûreté nucléaire (IRSN), qui est un établissement public à caractère industriel et commercial de l’Etat (EPIC). Ce titre comporte également des dispositions relatives aux statuts et à la représentation des personnels de la nouvelle autorité et des dispositions transitoires, concernant notamment les salariés actuellement employés par l’IRSN.
Le titre II comprend des dispositions destinées à sécuriser, sur différents points, les procédures de la commande publique afin de tenir compte des particularités de la construction d’installations nucléaires, notamment pour l’application de la loi n° 2023‑491 du 22 juin 2023 relative à l'accélération des procédures liées à la construction de nouvelles installations nucléaires à proximité de sites nucléaires existants et au fonctionnement des installations nucléaires existantes, ainsi que des dispositions destinées à renforcer la protection des intérêts fondamentaux de la Nation en matière de nucléaire.
Au vu de ce contenu, le Conseil d’État recommande de substituer à l’intitulé retenu par le Gouvernement celui, plus sobre et plus exact, de « projet de loi relatif à l’Autorité de sûreté nucléaire et de radioprotection ainsi qu’à la commande publique dans le secteur nucléaire ».
3. Le Conseil d’État relève que le projet de loi a fait l’objet des consultations préalables requises, notamment celles du Conseil national de la transition écologique, du Conseil national de l’enseignement supérieur et de la recherche, du Conseil d’orientation des conditions de travail, du Conseil supérieur de la fonction publique de l’État, du comité social et économique de l’Institut de radioprotection et sûreté nucléaire et du comité national du Commissariat à l’énergie atomique et aux énergies alternatives (CEA).
4. L’étude d’impact du projet de loi a fait l’objet, ainsi qu’il est noté au point 1, de trois saisines rectificatives nécessaires compte tenu des modifications que le Gouvernement a souhaité apporter à son projet. Dans son état final, elle s’efforce également de répondre aux observations du Conseil d’État suggérant notamment d’expliciter, dans cette étude, la justification de cette réforme de structure engagée en matière de sûreté nucléaire ainsi que celle des choix faits entre les différentes options juridiquement possibles pour la réaliser, notamment celui consistant à intégrer dans une AAI, dépourvue de la personnalité morale, les services d’un EPIC employant des salariés soumis au code du travail, qui y resteront soumis, et exerçant des activités rémunérées en matière de radioprotection, dont certaines seront conservées. Le Gouvernement a, en outre, complété l'étude d'impact sur les modalités de reprise des contrats de travail des salariés de l'IRSN ainsi que sur les conditions dans lesquelles leur seront applicables les conventions, accords collectifs et engagements unilatéraux dont ils bénéficient actuellement.
Le Conseil d’État estime que l’étude d’impact ainsi complétée comporte les éléments requis par l’article 8 de la loi organique n° 2009-403 du 15 avril 2009, pris pour l’application du troisième alinéa de l’article 39 de la Constitution. Il note cependant que devraient encore être précisés les motifs ayant conduit à écarter la solution consistant à doter l’ASNR de la personnalité morale, sous la forme d’une autorité publique indépendante (API), comme il en existe déjà plusieurs en matière de régulation et de contrôle.
Au-delà de ces remarques liminaires, et outre des améliorations de rédaction qui s’expliquent d’elles-mêmes, ce projet de loi appelle, de la part du Conseil d’État, les observations qui suivent.
TITRE Ier
En ce qui concerne la création de l’Autorité de sûreté nucléaire et de radioprotection :
5. Ainsi qu’il a été dit, l’objet principal du projet de loi est le regroupement au sein d’une unique AAI, à compter du 1er janvier 2025, de l’actuelle ASN et l’IRSN, qui sont d’ores et déjà liés puisque le second assure, en vertu de l’article L. 592-46 du code de l’environnement, « l'appui technique, sous la forme d'activités d'expertise soutenues par des activités de recherche » indispensable à l’exercice par l’ASN de ses missions. Cet appui technique se matérialise notamment par une convention revue annuellement et par le fait que le président de l’ASN est membre de droit du conseil d’administration de l’IRSN.
Outre l’abrogation des dispositions législatives relatives à l’IRSN, le projet de loi modifie et complète les dispositions du code de l’environnement applicables à l’ASN, de façon à fixer dans la loi « les règles relatives à la composition et aux attributions ainsi que les principes fondamentaux relatifs à l’organisation et au fonctionnement » de la future ASNR, ainsi que l’impose l’article 1er de la loi organique n° 2017-54 du 20 janvier 2017 relative aux autorités administratives indépendantes et autorités publiques indépendantes.
Sur le principe même de la création de cette nouvelle autorité :
6. Le Conseil d’État estime que la disparition de l’IRSN et le regroupement de ses services avec ceux de l’actuelle ASN, au sein d’une AAI, ne se heurte à aucun obstacle d’ordre constitutionnel.
Il considère qu’il en va de même au regard des instruments internationaux régissant la sûreté nucléaire et la radioprotection, en particulier l’article 7 de la Convention sur la sûreté nucléaire conclue à Vienne le 20 septembre 1994, et du droit dérivé du Traité Euratom, en particulier l’article 5 de la directive 2009/71/Euratom du 25 juin 2009 du Conseil. Les exigences qui en résultent en matière d’indépendance, de prévention des situations de conflits d’intérêt et de transparence sont en effet satisfaites par les dispositions actuelles du code de l’environnement applicables à l’ASN et par celles du statut général des AAI et API défini par la loi n° 2017-55 du 20 janvier 2017 portant statut général des autorités administratives indépendantes et des autorités publiques indépendantes. Le projet de loi y apporte les seules adaptations rendues nécessaires par l’intégration de l’IRSN, sans les amoindrir.
Enfin, les « normes de sûreté » élaborées par l’Agence internationale de l’énergie atomique (AIEA), qui sont dépourvues d’effet contraignant pour les États parties, laissent, en tout état de cause, ouvert le choix pour les États d’opter soit pour un modèle où l’organisme chargé d’élaborer les normes en matière de sûreté et de radioprotection et d’en contrôler l’application est structurellement distinct de l’organisme chargé de lui apporter un soutien technique en matière d’expertise, comme tel est le cas aujourd’hui de l’IRSN à l’égard de l’ASN, soit pour un modèle où ces deux fonctions sont réunies au sein d’une même entité.
Sur les missions de l’Autorité de sûreté nucléaire et de radioprotection
7. Le projet de loi fait évoluer les missions actuelles de l’ASN telles qu’elles sont définies à l’article L. 592-1 du code de l’environnement pour y intégrer les missions d’expertise et de recherches exercées par l’IRSN. Ces dispositions n’appellent pas d’observation particulière.
Cependant, le Conseil d’État estime inutile de prévoir, comme le fait le projet de loi, que les compétences de la future autorité ne s’étendent pas aux installations et activités nucléaires intéressant la défense, cette réserve étant déjà faite à l’article L. 1333-6 du code de la défense.
Sur l’assimilation de l’ASNR à un établissement de recherche
8. Par suite du transfert des missions de recherche qui relèvent actuellement de l’IRSN, il y a lieu de faire entrer l’ASNR dans le champ d’application de certaines dispositions du code de la recherche qui régissent cet établissement en sa qualité d’établissement public de recherche au sens de l’article L. 112-6 de ce code. Le projet de loi retient, conformément à la suggestion du Conseil d’État, un formulation qui consiste non pas à modifier cet article L. 112-6 mais à insérer dans le statut de l’ASNR fixé par le code de l’environnement une disposition assimilant cette autorité aux établissements publics de recherche, en précisant que cette assimilation ne vaut que dans la mesure où les dispositions du code de la recherche ainsi rendues applicables ne sont pas contraires à celles du code de l’environnement régissant l’ASNR.
Le Conseil d’État estime justifié de compléter les dispositions de l’article L. 114-3-1 du code de la recherche définissant les missions du Haut conseil de l’évaluation de la recherche et de l’enseignement supérieur, qui est lui-même une AAI, pour y prévoir expressément que les activités de recherche de l’ASNR peuvent, sur demande de cette autorité, être soumises à évaluation par le Haut conseil.
Sur la possibilité d’exercer des activités rémunérées et la modification du règlement intérieur de la future autorité
9. L’intégration au sein de l’ASNR des services de l’IRSN susceptibles d’effectuer des prestations rémunérées au bénéfice d’opérateurs soumis au contrôle de cette autorité impose de modifier le règlement intérieur de cette dernière afin de respecter les articles 12 à 14 de la loi n° 2017-55 du 20 janvier 2017 mentionnée précédemment. L’intégration des services d’expertise de l’IRSN dans la future autorité rendra également nécessaire une distinction fonctionnelle entre le processus d’expertise et d’instruction conduit par les services et le processus d’élaboration des avis et des décisions délibérés par le collège. Cette distinction pouvant revêtir différentes formes, le Conseil d’État n’estime pas nécessaire que le projet de loi les précise.
Par ailleurs, le Conseil d’État admet la possibilité de transférer à la nouvelle autorité des activités de l’IRSN donnant lieu à des rémunérations pour services rendus, notamment en matière de dosimétrie. Selon les indications fournies par le Gouvernement, ces activités sont, en effet, importantes pour le maintien d’un niveau d’expertise élevé dans des domaines extrêmement spécialisés. Le Conseil d’État prend note de ce que le projet de loi prévoit d’entourer ces activités des règles de déontologie nécessaires.
En ce qui concerne les ressources humaines de l’ASNR et le transfert des agents de l’IRSN
10. Tirant les conséquences de la réforme, le projet de loi modifie les règles actuellement applicables au personnel de l’ASN, de façon notamment à ce que l’ASNR puisse employer des salariés de droit privé, et met en place une nouvelle organisation du dialogue social, propre à cette autorité, pour tenir compte de cette nouvelle catégorie d’agents. Il détermine les conditions du transfert des salariés de l’IRSN vers l’ASNR, pour la majorité d’entre eux (1 600 environ), et de 180 de ces salariés vers le CEA, dont 140 qui seront mis à disposition d’office du ministère de la défense pour les missions le concernant, qui ne sont pas transférées à l’ASNR.
Sur les catégories de personnel
11. Le projet de loi réécrit l’article L. 592-12 du code de l’environnement de façon à prévoir que le personnel de l’ASNR comprend des fonctionnaires, des agents contractuels de droit public et des salariés de droit privé et que les conditions d’emploi de ces derniers sont régies par le code du travail, sous réserve des dispositions qui figurent dans les articles suivants du code de l’environnement et des adaptations prévues par décret en Conseil d’État. Cette formulation est proche de celle retenue pour les Agences régionales de santé (ARS) depuis la loi n° 2009-879 du 21 juillet 2009 portant réforme de l'hôpital et relative aux patients, à la santé et aux territoires, qui a été reprise depuis pour divers autres établissements publics à caractère administratif.
L’ASNR n’étant pas dotée de la personnalité morale, c’est à travers elle l’État qui sera employeur d’un effectif important de salariés de droit privé, par l’effet de ce transfert d’environ 1 600 salariés de l’IRSN au titre de ses missions désormais confiées à cette AAI, qui seront d’ailleurs très majoritaires par rapport aux quelque 500 agents publics de l’ASN, mais aussi par celui des futurs recrutements de tels salariés, auxquels l’ASNR pourra procéder sans restriction particulière dans la loi. Le Conseil d’État n’identifie, toutefois, aucun obstacle d’ordre constitutionnel ou conventionnel à ce choix, qui relève de la compétence du législateur et est justifié en l’espèce, selon les motifs avancés par le Gouvernement, par le droit qui régit les personnes exerçant au sein de l’IRSN les missions transférées, par la technicité des qualifications qu’elles requièrent et par les tensions existant sur le marché de travail en matière de recrutements dans le secteur nucléaire.
En effet, si les agents non fonctionnaires travaillant pour le compte d'un service public à caractère administratif sont en principe des agents de droit public quel que soit leur emploi, le législateur a la faculté de permettre le recours à des salariés régis par le code du travail dans un service public administratif ou un établissement public à caractère administratif (cf. notamment, décision n° 2012-656 DC du 24 octobre 2012, à propos des « emplois d’avenir »). Par ailleurs, le Conseil d’État estime qu’il est loisible au législateur de caractériser les emplois ouverts à chacune des catégories d’agents ou de s'abstenir d’un tel encadrement, comme dans le cas des ARS, sans s’exposer à la critique d’une incompétence négative, dès lors que cette question ne touche pas aux garanties applicables aux fonctionnaires et autres agents publics ni à aucune autre matière relevant du législateur.
Le Conseil d’État souligne toutefois que, si elle ne se heurte ainsi à aucun obstacle d’ordre constitutionnel, cette solution, qui conduit à faire durablement de l’État, pour l’exercice de missions de contrôle et d’expertise dans un domaine sensible, l’employeur de salariés de droit privé, doit être regardée comme exceptionnelle et liée aux circonstances de l’espèce, qui conduisent, pour parvenir à une structure unique de contrôle et d’expertise dans le domaine nucléaire, à intégrer, au sein d’une AAI, les missions et les moyens d’un EPIC.
Sur les dispositions habilitant des agents de droit privé à procéder aux contrôles confiés à la future autorité
12. Afin de renforcer les effectifs consacrés aux missions de police de la nouvelle autorité, le projet de loi modifie l’article L. 596-2 du code de l’environnement pour permettre la désignation comme inspecteurs de la sûreté nucléaire de salariés de droit privé, afin qu’ils puissent exercer « le contrôle des installations nucléaires de base, du transport de substances radioactives et des équipements sous pression nucléaires dans les domaines de compétence » de l'autorité, ainsi que « rechercher et constater » les infractions mentionnées à l’article L. 596-10 du même code, qui est également modifié.
Le Conseil d’Etat relève, en premier lieu, que le Conseil constitutionnel a jugé qu’aucune exigence constitutionnelle n'impose que tous les emplois participant à l'exercice de « fonctions régaliennes » soient occupés par des fonctionnaires (décision n° 2019-790 DC du 1er août 2019) et que des dispositions prévoyant qu’un organisme public peut employer des agents contractuels de droit privé accomplissant pour son compte des missions de police administrative n’ont ni pour objet ni pour effet de déléguer à des personnes privées des compétences de police administrative générale (décision n° 2023-1042 QPC du 31 mars 2023, à propos de l’Office national des forêts). En revanche, il rappelle que le Conseil constitutionnel a jugé que des fonctions inséparables de l'exercice de la souveraineté nationale ne sauraient être, en principe, confiées à des personnes de nationalité étrangère (décision n° 98-399 DC du 5 mai 1998), qu’elles soient recrutées sous statut de droit public ou de droit privé. Le Conseil d’État souligne que cette exigence devra être respectée par les dispositions d’application de la loi.
Il observe, en second lieu, que l’exercice par ces agents de leurs prérogatives de police judiciaire demeurera placé sous la direction et le contrôle de l'autorité judiciaire, ainsi que l’exige l’article 66 de la Constitution, en vertu de la jurisprudence du Conseil constitutionnel (voir décision n° 2011-625 DC du 10 mars 2011 – cons. 59). Les dispositions de l’article L. 172-4 du code de l’environnement, auxquelles renvoie l’article L. 596-10 du même code cité ci-dessus, rendent en effet applicables aux agents habilités au titre des diverses polices spéciales du code de l’environnement l’ensemble des dispositions de la section 2 du chapitre II du titre VII de son livre Ier. Cette section 2 leur confère des pouvoirs d’investigation étendus qui ne peuvent être exercés que sous la direction et le contrôle de l’autorité judiciaire. De même, les visites et les perquisitions sont entourées de l’ensemble des garanties, figurant au chapitre unique du titre Ier du livre VII de la première partie du code des transports auquel renvoie le code de l’environnement.
Au vu de l’ensemble de ces considérations, et dès lors qu’il s’agit de l’exercice d’une police administrative spéciale à laquelle sont soumis un nombre réduit d’opérateurs, tous professionnels avertis, le Conseil d’État estime que les dispositions du projet de loi respectent l'article 66 de la Constitution ainsi que les exigences découlant de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales et ne se heurte à aucun autre obstacle d'ordre constitutionnel ou conventionnel. Comme indiqué au point 11 et pour les mêmes raisons, il souligne toutefois que ce dispositif doit être regardé comme exceptionnel.
Sur le dialogue social
13. S’agissant des instances de dialogue social, le Conseil d’État prend acte du souhait du Gouvernement de maintenir, dans une très large mesure, les règles applicables tant aux salariés provenant de l’IRSN qu’aux agents publics de l’ASN qu’ils rejoignent.
Il est ainsi prévu, s’agissant du comité social d’administration (CSA) qui est mis en place au sein de l’ASNR, une formation plénière et une formation spécialisée chargée des questions de santé, de sécurité et des conditions de travail, compétentes pour les questions communes qui intéressent la situation de l’ensemble du personnel, tandis que les questions concernant de manière exclusive, respectivement les agents publics et les salariés de droit privé, relèvent de deux commissions propres à chacune de ces catégories de personnel. En dépit de la grande complexité du dispositif auquel ce choix conduit, il n’apparaît contraire à aucun principe constitutionnel, notamment au principe de participation garanti par le huitième alinéa du préambule de la Constitution de 1946 ni au principe d’égalité devant la loi.
Le Conseil d’État considère également que sont justifiées par des différences de situation, liées au régime juridique auquel chaque catégorie de personnel est et restera soumise, les différences de traitement qui portent, en premier lieu, sur les conditions à remplir par les organisations syndicales pour présenter leur candidature aux élections des deux collèges, en deuxième lieu, sur la désignation de délégués syndicaux et de représentants de sections syndicales ainsi que sur la protection des salariés protégés qui ne bénéficient qu’aux salariés, et en troisième et dernier lieu, sur les modalités retenues pour la négociation et la validité des accords collectifs.
Toutefois, une attention particulière devra être portée aux modalités d’application de la loi sur ces questions. Il en va notamment ainsi du fonctionnement du CSA lui-même, dont il est prévu qu’il soit « doté de la personnalité civile », qu’il « gère son patrimoine » et dispose d’un budget, par renvoi au premier alinéa de l’article L. 2315-23 du code du travail qui s’applique aux comités sociaux et économiques de certains établissements publics en vertu de l’article L. 2311-1 de ce code. En dépit de leur caractère inédit au sein de l’État et des difficultés pratiques auxquels elles pourraient donner lieu, au regard notamment des règles de la gestion budgétaire et comptable publique, ces dispositions peuvent être regardées comme justifiées compte tenu de la compétence exclusive confiée au CSA, pour l’ensemble du personnel, en matière d’action sociale et culturelle.
Sur les indemnités accessoires et les remboursements de frais
14. Le projet de loi permet au collège de l’ASNR d’harmoniser entre les fonctionnaires, agents contractuels de droit public et salariés de droit privé qui composent son personnel certaines primes liées à des sujétions communes à plusieurs de ces catégories ainsi que les remboursements de frais. Le Conseil d’État veille, en accord avec le Gouvernement, à ce que ce pouvoir réglementaire soit circonscrit, quant à son objet, son champ d’application et sa portée, de façon à rester dans les limites de la faculté reconnue par le Conseil constitutionnel au législateur de confier à une autre autorité que le Premier ministre, le soin de fixer dans un domaine déterminé et un cadre défini des normes permettant de mettre en œuvre une loi (décision n° 86-217 DC du 18 septembre 1986).
Sur le transfert des salariés de l’IRSN à l’ASNR et au CEA
15. Le Conseil d’Etat admet que les droits et obligations de l’IRSN liés aux salariés exerçant les missions confiées à l’ASNR soient transférés non pas à l’Etat, comme les autres droits et obligations transférés dans le cadre de cette opération, mais à l’ASNR et que corrélativement cette dernière, bien que n’étant pas dotée de la personnalité morale, soit substituée à l’IRSN en tant qu’employeur de ces salariés, dans la mesure où cette qualité est déjà reconnue aux autorités administratives indépendantes par l’article 16 de la loi n° 2017-55 du 20 janvier 2017 mentionnée ci-dessus.
Pour ce qui est des contrats de travail, le Conseil d’Etat constate que la directive 2001/23/CE du Conseil du 12 mars 2001, telle qu’interprétée au contentieux (Conseil d’Etat, Section, 22 octobre 2004, n° 245154), ne fait pas obstacle à ce que les salariés de droit privé de l’IRSN ne se voient pas proposer un contrat de droit public, comme le prévoit l’article L. 1224-3 du code du travail en cas de reprise d’une entité économique employant des salariés de droit privé par une personne publique chargée d’un service public administratif, mais restent régis par leur contrat de droit privé.
Ce choix apparaît justifié par l’intérêt général qui s’attache à ce que, compte tenu des pénuries de main d’œuvre dans le secteur nucléaire, soit évitée toute rupture de la relation de travail des salariés concernés à l’occasion du transfert des missions qu’ils exercent.
Ces considérations justifient également que les salariés qui sont chargés de l’appui technique dans les matières relevant de la défense et de la sécurité nationale, que le projet de loi énumère précisément, soient, au moment du transfert de leurs contrats de travail au CEA, mis à disposition d’office du ministère de la défense. Le Conseil d’Etat limite, en accord avec le Gouvernement, ces mises à disposition à une durée de trois ans, renouvelable de plein droit à la demande des intéressés, et les soumet expressément, sous réserve de ces particularités, au régime de droit commun applicable aux agents publics en application de l’article L. 334-1 du code général de la fonction publique et non aux dispositions de l’article L. 8241-2 du code du travail sur les prêts de main d’œuvre à but non lucratif.
16. S’agissant des conventions et accords collectifs existant au sein de l’IRSN, le Conseil d’Etat admet la différence de traitement entre, d’une part, les 180 salariés transférés au CEA pour lesquels le projet de loi prévoit expressément l’application des dispositions de droit commun prévues par les articles L. 2261-14 et suivants du code du travail lorsque l’application de tels actes est « mise en cause » et qui est caractérisé par un maintien de leurs effets pendant une durée maximale d’un an, et, d’autre part, les quelque 1 600 salariés transférés à l’ASNR, pour lesquels le projet prévoit un régime de maintien similaire mais avec une durée portée à 30 mois à compter du transfert et une extension aux engagements unilatéraux. Dans le premier cas, le Conseil d’Etat note, en effet, l’existence au CEA de conventions et d’accords proches de ceux de l’IRSN même s’ils sont parfois moins favorables, tandis que dans le second cas, il constate qu’il n’y a pas actuellement, au sein de l’ASN, d’acte comparable aux nombreux accords et conventions qui existent à l’IRSN.
Sur les autres dispositions relatives au personnel
17. Le projet de loi comporte d’autres dispositions qui n’appellent de la part du Conseil d’Etat que des propositions visant à améliorer leur rédaction. Il s’agit, notamment, de la création d’un accès temporaire à certains corps de fonctionnaires, fixés par décret en Conseil d’Etat, réservé aux agents contractuels de droit public et aux salariés de droit privé affectés au sein de l’ASNR et ayant une ancienneté d’au moins quatre ans en son sein ou à l’IRSN.
18. En revanche, le Conseil d’Etat ne retient pas trois dispositions du projet de loi enjoignant, en premier lieu, à l’IRSN et à l’ASN de consacrer un total d’environ 16 M€ à des augmentations salariales en 2024, en deuxième lieu, au Gouvernement de remettre un rapport sur les besoins prévisionnels humains et financiers au 1er janvier 2025 de l’ASNR ainsi que les mesures destinées à améliorer l’attractivité de ses conditions d’emploi et, en troisième lieu, à cette autorité d’en faire de même pour la période couvrant les cinq années suivant sa création.
Le Conseil d’Etat estime que la première de ces dispositions, qui est inédite et empiète sur les prérogatives de l’IRSN et de son autorité de tutelle ainsi que de l’ASN, ne relève pas du domaine de la loi tel qu’il est défini par l’article 34 de la Constitution et a été précisé, s’agissant des AAI, par l’article 1er de la loi organique n° 2017-54 du 20 janvier 2017 mentionnée ci-dessus, qui prévoit que la loi institue ces autorités et fixe les règles relatives à leur composition et à leurs attributions ainsi que les principes fondamentaux relatifs à leur organisation et à leur fonctionnement. Les deux dernières dispositions ne peuvent être regardées, compte tenu de leur objet, comme destinées à assurer l’information du Parlement afin de lui permettre de contrôler l’action du Gouvernement et d’évaluer les politiques publiques et ne relèvent, par suite, pas non plus du domaine de la loi (Conseil constitutionnel, décision n° 2020-800 DC du 11 mai 2020).
En ce qui concerne le rattachement du haut-commissaire à l’énergie atomique au Premier ministre
19. Des dispositions du projet de loi visent à modifier le rôle et, par voie de conséquence, le rattachement au CEA du haut-commissaire à l’énergie atomique. Ce dernier, aux termes de l’article L. 332-4 du code de la recherche, assume la « charge de conseiller scientifique et technique auprès de l'administrateur général » et dispose de la faculté de « saisir directement », qui « arrête », ainsi que le précise l'article L. 332-2 de ce code, « le programme de recherche, de fabrication et de travaux du Commissariat (…) « et l'autorité administrative compétente » de ses propositions. A ce titre, « il préside un conseil scientifique ». Le projet de loi, tout en lui conservant la faculté de saisir directement le Comité de l'énergie atomique, entend lui confier à l’avenir une mission de conseiller du Gouvernement en matière scientifique et technique dans le domaine nucléaire et mettre fin à son rattachement à l’administrateur général.
Le Conseil d’Etat estime que, si des dispositions législatives sont bien nécessaires pour abroger l’article L. 332-4 du code de la recherche rappelé précédemment, le recours à la loi ne s’impose pas pour définir les nouvelles missions du haut-commissaire, le Premier ministre étant libre d’user du pouvoir règlementaire qu’il détient pour organiser, comme il l’entend, le travail du Gouvernement. Le fait de mettre fin au rattachement du haut-commissaire au CEA, qui constituait l’une des règles constitutives propres à cet établissement public créé par la loi, fait du même coup disparaître la justification du niveau législatif des dispositions actuelles du code de la recherche. Le Conseil d’Etat considère, par suite, qu’il appartient au Gouvernement de procéder à cette évolution par voie règlementaire.
En ce qui concerne les mesures de coordination, transitoires et finales liées à la création de l’ASNR
20. Enfin, le projet de loi procède à des modifications de coordination, notamment à la substitution de la nouvelle dénomination d’ASNR à la dénomination actuelle d’ASN, dans le code de l’environnement où sont pour l’essentiel codifiées les dispositions relatives à la sûreté nucléaire, à la radioprotection et à la transparence dans ces domaines, mais également dans le code de la défense, le code de la santé publique et le code du travail et dans le tableau annexé à la loi n° 2010-838 du 23 juillet 2010 relative à l'application du cinquième alinéa de l'article 13 de la Constitution. Il comporte les mesures transitoires nécessaires à l’entrée en vigueur de cette réforme. Ces dispositions n'appellent pas de commentaire de la part du Conseil d'État.
TITRE II
En qui concerne la sécurisation des procédures de la commande publique pour les porteurs de projets nucléaires
21. Le projet de loi comporte des mesures destinées à sécuriser les procédures relatives à la commande publique en ce qui concerne les marchés de travaux, de fournitures ou de services nécessaires à la réalisation de nouvelles installations nucléaires à proximité de sites nucléaires existants, pour lesquelles la demande d’autorisation de création est déposée avant 2043. Ces mesures concernent également, de manière pérenne, les marchés nécessaires à la réalisation d’installations de recherche et de gestion de déchets radioactifs ou de combustibles usés, ainsi qu’aux opérations de démantèlement d’installations nucléaires et de réhabilitation des sites après arrêt définitif de telles installations.
Le Conseil d’Etat considère que les dérogations au droit de la commande publique ainsi prévues par le projet de loi sont clairement circonscrites dans leur champ d’application matériel et peuvent être justifiées par les mêmes motifs que ceux retenus par le Conseil constitutionnel s’agissant de la loi n° 2023-491 du 22 juin 2023 relative à l’accélération des procédures liées à la construction de nouvelles installations nucléaires à proximité de sites nucléaires existants et au fonctionnement des installations existantes (décision n° 2023-851 DC du 21 juin 2023). Il admet le choix du Gouvernement de ne pas codifier ces dispositions dérogatoires, en raison de la spécificité de leur champ d’application.
Sur la dérogation à l’obligation d’allotissement pour les projets nucléaires
22. Le Conseil d’Etat considère que la nouvelle possibilité de dérogation au principe d’allotissement pour les marchés mentionnés au point 21 ne soulève pas de difficulté d’ordre constitutionnel ou conventionnel.
Sur la durée des accords-cadres conclus pour la réalisation des projets nucléaires
23. Le projet de loi prévoit que, lorsqu’ils mettent en œuvre l’exception à la durée maximale prévue au 1° de l’article L. 2125-1 du code de la commande publique, les accords-cadres de travaux, fournitures ou services qui concernent un ou plusieurs des projets mentionnés au point 21 sont conclus pour une durée qui peut aller jusqu’à celle du ou des projets concernés, fixée en tenant compte des aléas inhérents à leur réalisation.
Le Conseil d’Etat considère que la détermination d’une durée maximale aux accords-cadres qui dérogent, dans des cas exceptionnels dûment justifiés, à la durée fixée par les directives à quatre ans pour les pouvoirs adjudicateurs et à huit ans pour les entités adjudicatrices, ne se heurte à aucun obstacle d’ordre constitutionnel ou conventionnel dès lors que les directives comme les textes nationaux pris pour leur transposition, qui permettent une telle dérogation, ne lui fixent pas de durée maximale. Il observe cependant que cette disposition ne modifie le droit en vigueur que par l’introduction d’une limite qui n’y figure pas, de sorte qu’elle va au-delà de ce qu’impose la transposition du droit de l’Union européenne, et qu’elle impose en outre aux acheteurs de prévoir dans les accords-cadres concernés par la mesure une durée plus longue, par la prise en compte des aléas, que celle annoncée par ailleurs pour la réalisation du projet.
Sur la prise en compte de la crédibilité des offres des soumissionnaires
24. Le projet de loi prévoit enfin la possibilité de tenir compte de la « crédibilité » des offres dans le choix du co‑contractant.
Le Conseil d’Etat ne retient pas cette disposition. En effet, il note que l’explicitation de la notion d’offre économiquement la plus avantageuse et des critères susceptibles d’être retenus pour l’identifier a été inscrite jusqu’à présent dans la partie réglementaire du code de la commande publique et qu’aucune raison valable ne conduit à revenir sur le partage entre loi et règlement auquel il a ainsi été procédé. Le Conseil d’Etat relève en outre que la jurisprudence a déjà admis la possibilité de tenir compte de la crédibilité d’une offre au titre de l’offre économiquement la plus avantageuse (CE, 24 juin 2011, Ministre de l’écologie, n° 347720), de sorte que la disposition proposée ne change rien à l’état du droit. Il souligne qu’elle fait en outre peser un risque d’interprétation a contrario quant à la possibilité de tenir compte de ce critère lors de la passation de marchés relevant du droit commun de la commande publique.
En ce qui concerne les mesures destinées à renforcer la protection des intérêts fondamentaux de la Nation en matière nucléaire
Sur les marchés nucléaires concourant à la protection des intérêts essentiels de l’Etat
25. Le projet de loi prévoit que les marchés publics relatifs à la conception, à la construction, au fonctionnement ou au démantèlement, des bâtiments destinés à recevoir des matières nucléaires dont la détention est soumise à autorisation en application de l’article L. 1333-2 du code de la défense, ainsi qu’à la conception, la qualification, la fabrication, la modification la maintenance ou le retrait des structures, équipements, systèmes, matériels, composants ou logiciels contribuant à la protection contre les actes de malveillance ou à la sûreté nucléaire au sens de l’article L. 591-1 du code de l’environnement, sont soumis au titre II du livre V de la deuxième partie du code de la commande publique, à l’instar des marchés publics, mentionnés à l’article L. 2512-3 de ce code, qui exigent le secret ou dont l'exécution doit s'accompagner de mesures particulières de sécurité conformément aux dispositions législatives ou réglementaires en vigueur ou pour lesquels la protection des intérêts essentiels de l'Etat l'exige.
Le Conseil d’Etat relève que les articles 15 de la directive 2014/24 et 24 de la directive 2014/25 prévoient une exclusion de leur application pour des raisons de sécurité, notamment « dans la mesure où la protection des intérêts essentiels de la sécurité d’un État membre ne peut être garantie par des mesures moins intrusives ». La Cour de justice de l’Union européenne a ainsi récemment admis le recours à l’exception tirée de la protection des intérêts essentiels pour l’attribution directe des marchés portant sur l’impression de certains documents présentant un niveau de sensibilité particulièrement élevé, au point qu’une éventuelle divulgation des informations qu’ils contiennent pourrait avoir des conséquences irréparables pour la sécurité nationale (CJUE 7 septembre 2023, aff. C-601/21). Le Conseil d’Etat estime que la disposition envisagée ne se heurte à aucun obstacle d’ordre conventionnel, dès lors que les marchés mentionnés par le projet de loi, dont l’objet est précisément défini et qui portent sur la construction, la sécurité et la sûreté des infrastructures nucléaires les plus sensibles, peuvent être considérés comme hors du champ de la directive au titre de la protection des intérêts essentiels de l’Etat, sans que des mesures moins intrusives ne puissent, en l’espèce, garantir la protection de ces intérêts.
Cet avis a été délibéré et adopté par l’assemblée générale du Conseil d’Etat dans sa séance du 14 décembre 2023. |