Le Gouvernement a décidé de rendre public l'avis du Conseil d'État relatif à la possibilité de cumuler la qualité de fonctionnaire ou de magistrat français avec celle de fonctionnaire de l’Union européenne.
Le Conseil d’État, saisi le 30 mai 2023 par le garde des sceaux, ministre de la justice, d’une demande d’avis portant sur la compatibilité entre les fonctions de magistrats français et le statut de fonctionnaire de l’Union européenne, comportant les questions suivantes :
1° Le Conseil d’État maintient-il la position exprimée dans l’avis adopté par son assemblée générale le 9 juin 1994 (affaire n° 355948) selon laquelle le cumul de la qualité de fonctionnaire français et de fonctionnaire de l’Union européenne n’est pas par principe prohibé eu égard, notamment, aux principes inhérents à la fonction publique française ?
2° Eu égard aux principes inhérents au statut de magistrat judiciaire, le cumul de la qualité de magistrat français et de fonctionnaire de l’Union européenne, y compris hors cas de détachement du magistrat au sein de la fonction publique de l’Union européenne, méconnaît-il, par principe, l’ordonnance du 22 décembre 1958, notamment le principe d’indépendance ?
3° Dans la négative, quelles conditions peuvent permettre d’éviter de placer l’intéressé en situation de conflit d’intérêts ?
Vu la Constitution, notamment ses articles 64 et 88-1 ;
Vu la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne, notamment ses articles 47 et 51 ;
Vu le règlement n° 31 (CEE) 11 (CEEA) fixant le statut des fonctionnaires et le régime applicable aux autres agents de la Communauté économique européenne et de la Communauté européenne de l’énergie atomique, notamment ses articles 11 à 23, 37, 38 et 40 ;
Vu l’ordonnance n° 58-1270 du 22 décembre 1958 modifiée portant loi organique relative au statut de la magistrature ;
Vu le code général de la fonction publique ;
Vu la loi n° 2013-907 du 11 octobre 2013 modifiée relative à la transparence de la vie publique ;
Vu le décret n° 85-986 du 16 septembre 1985 modifié relatif au régime particulier de certaines positions des fonctionnaires de l’État, à la mise à disposition, à l’intégration et à la cessation définitive de fonctions, notamment son article 14 ;
EST D’AVIS
qu’il y a lieu de répondre aux questions posées dans le sens des observations suivantes, sous réserve de l’appréciation des juridictions compétentes :
Sur le maintien ou non de la position retenue par l’avis du 9 juin 1994
En ce qui concerne la teneur et la portée de cet avis
1. A la question de savoir si l’administration est tenue de radier du corps dont il fait partie le fonctionnaire de l’État qui acquiert la qualité de fonctionnaire titulaire des institutions communautaires, le Conseil d’État a répondu par la négative dans l’avis du 9 juin 1994.
Après avoir relevé qu’aucune règle de droit positif ne traitait expressément de cette question, il a, en premier lieu, estimé que l’on ne peut pas déduire de la règle édictée par l’article 11 du statut des fonctionnaires des Communautés européennes - qui interdit à ces derniers de se placer sous la dépendance directe ou indirecte d'une autorité extérieure aux institutions communautaires - que la qualité de fonctionnaire français est incompatible avec celle de fonctionnaire d’un État membre ni qu’elle oblige la France à radier le fonctionnaire appartenant à la fonction publique de l’État lorsque cet agent est titularisé dans la fonction publique communautaire.
Il a, en deuxième lieu, considéré que le principe selon lequel la qualité de fonctionnaire français est incompatible avec celle de fonctionnaire titulaire d’un État étranger ne peut concerner la qualité de fonctionnaire titulaire des institutions européennes dont la France fait partie en tant qu’État membre.
Il a, en troisième lieu, été d’avis que la règle qui interdit à un fonctionnaire d’être titularisé simultanément dans deux corps de la fonction publique de l’État ne saurait être étendue au cas d’une titularisation dans un corps ne relevant pas de la loi française.
Enfin, le Conseil d’État a constaté que les dispositions du statut général de la fonction publique permettent à l’administration, ainsi qu’elle y est tenue, de placer le fonctionnaire français concerné dans une position statutaire régulière. L’avis mentionne que les positions permettant de le faire sont normalement le détachement ou la position hors-cadre, si nécessaire la disponibilité et, à titre exceptionnel et avec l’accord des instances communautaires, la mise à disposition.
2. Le Conseil d’État souligne, à titre liminaire, que la présente demande d’avis porte sur un champ personnel et matériel plus étendu que celui traité par l’avis de 1994.
Elle ne concerne plus seulement les fonctionnaires de l’Etat mais s’étend à l’ensemble de la fonction publique civile (fonction publique de l’Etat, fonction publique territoriale et fonction publique hospitalière) et porte également sur la situation des magistrats judiciaires.
Son objet est élargi en ce qu’elle invite à prendre en compte le fait que la personne qui a la double qualité de fonctionnaire ou magistrat français et de fonctionnaire européen est susceptible, dans le déroulement de sa carrière, de travailler tant au sein des institutions européennes qu’au sein de l’administration française ou d’une juridiction judiciaire sans renoncer à sa double qualité de fonctionnaire ou magistrat français et de fonctionnaire européen.
En ce qui concerne la possibilité de double appartenance aux fonctions publiques française et européenne
3. Le Conseil d’État relève que, depuis 1994, aucun principe de valeur constitutionnelle n’a été dégagé qui conduirait à modifier le sens de sa réponse. Il relève en particulier que l’article 88-1 de la Constitution a été inséré dans celle-ci en 1992 et que les modifications qui lui ont été apportées depuis n’affectent pas le sens de la réponse.
Il constate également que, comme en 1994, aucune règle du droit positif national ne traite expressément de la question posée. En outre, aucune évolution de la jurisprudence nationale ne vient éclairer plus précisément la réponse à donner à cette question.
Ainsi, le cas du détachement d’un fonctionnaire européen dans un emploi de la fonction publique n’entre pas dans le champ d’application des limitations apportées par l’article 49 de la loi n° 96-1093 du 16 décembre 1996 - dont les dispositions sont désormais codifiées à l’article L. 513-16 du code général de la fonction publique (CGFP) - à l’accueil en détachement d’agents relevant de la fonction publique d’un autre État de l’Union européenne ou de l’Espace économique européen.
De même, la règle, retenue de longue date par les sections administratives du Conseil d’État (cf. notamment avis de la section des finances n° 304241 du 18 juin 1970 et avis de la section sociale n° 350925 du 3 décembre 1991), et mentionnée par l’avis de 1994, selon laquelle un fonctionnaire ne saurait être titularisé ou intégré dans deux corps de la fonction publique, a été inscrite dans la loi par l’article 29 de la loi n° 2016-483 du 20 avril 2016 relative à la déontologie et aux droits et obligations des fonctionnaires et figure désormais à l’article L. 511-2 du CGFP. Mais si elle vise l’ensemble des corps et cadres d’emplois régis par ce code, elle ne s’applique pas à la fonction publique de l’Union européenne.
Le Conseil d’État relève qu’il ressort clairement des travaux préparatoires dont est issue la loi du 20 avril 2016 que c’est volontairement, pour ne pas entraver la mobilité des fonctionnaires ni l’accroissement de la présence française au sein des institutions communautaires, que le législateur a souhaité préserver la possibilité pour une même personne d’appartenir simultanément, en qualité de titulaire, aux fonctions publiques française et européenne.
4. Il reste que les modifications récemment apportées au statut général des fonctionnaires en vue d’y renforcer les exigences déontologiques sont susceptibles d’affecter le régime de compatibilité entre plusieurs statuts ou fonctions.
La loi n° 2016-483 du 20 avril 2016 et la loi n° 2019-828 du 6 août 2019, dont les dispositions sur ce point ont été codifiées dans les chapitres I et II du titre II du livre Ier du CGFP, ont introduit dans le statut général des fonctionnaires un ensemble de dispositions visant à faire cesser ou à prévenir toute situation de conflits d’intérêts. Elles imposent à l’agent ou à l’autorité hiérarchique, le cas échéant sur recommandation de la Haute autorité pour la transparence de la vie publique, de prendre les mesures nécessaires à cet effet. Ces dispositions portent non seulement sur les risques de conflit entre des intérêts publics et des intérêts privés mais aussi entre des intérêts publics différents. Or, on ne peut exclure que l’appartenance à la fonction publique européenne et les obligations qui s’y attachent puissent, dans certaines circonstances, constituer ou être perçues comme constituant, pour un agent public français, un intérêt public distinct de l’intérêt public national ou comme pouvant faire naître un « conflit de loyautés ».
Cependant, dès lors qu’elles reposent sur l’appréciation portée, au cas par cas, par l’agent, l’autorité hiérarchique ou la Haute autorité pour la transparence de la vie publique afin de tirer les conséquences d’un conflit d’intérêts possible ou avéré sur la situation individuelle de l’intéressé, ces dispositions ne sauraient être regardées comme créant, par elles-mêmes, un obstacle de principe à une double appartenance à la fonction publique française et à la fonction publique de l’Union européenne.
En conséquence, le Conseil d’État maintient, en l’élargissant comme il a été dit au point 2, la position exprimée dans l’avis de 1994 : le cumul de la qualité de fonctionnaire français et de la qualité de fonctionnaire de l’Union européenne n’est pas, par principe, prohibé.
Sur les conditions permettant d’éviter de placer l’agent cumulant la qualité de fonctionnaire français et de fonctionnaire européen en situation de conflit d’intérêt
En ce qui concerne l’exercice de fonctions au sein des institutions européennes
5. Lorsqu’un fonctionnaire français exerce des fonctions au sein d’une institution européenne en qualité de fonctionnaire titulaire de l’Union européenne, en étant placé dans l’une des positions mentionnées dans le statut général qui le prévoient ou le permettent, le Conseil d’État estime, comme il l’a fait dans son avis de 1994, qu’il appartient, en principe, aux autorités compétentes de l’institution européenne concernée de prévenir ou de faire cesser une situation de conflit d’intérêts dans laquelle l’intéressé pourrait se trouver. Il relève à cet égard que le fait pour un fonctionnaire français de cesser temporairement d’occuper un emploi dans l’administration française pour en occuper un au sein des institutions européennes n’entre pas dans le champ d’application du contrôle déontologique prévu par l’article L. 124-4 du CGFP, qui n’envisage que des activités lucratives dans des entreprises ou organismes de droit privé.
Le Conseil d’État note que le fonctionnaire français peut notamment, pour ce faire, être placé en position de détachement sur le fondement de l’article 14 du décret du 16 septembre 1985 susvisé ou, le cas échéant, en disponibilité sur le fondement de l’article 44 du même décret. La mise à disposition sur le fondement du 6° de l’article L. 512-8 du CGFP semble quant à elle devoir être réservée aux fonctionnaires français exerçant au sein d’une institution européenne en qualité d’experts nationaux détachés, sans avoir acquis la qualité de fonctionnaire européen.
En ce qui concerne l’exercice de fonctions au sein de l’administration française
6. Lorsqu’un fonctionnaire ayant la double appartenance - fonction publique française et fonction publique européenne - est nommé dans un emploi au sein de l’administration française, il incombe à l’autorité de nomination, puis, dans l’exercice des fonctions, à l’autorité hiérarchique, de s’assurer que ce fonctionnaire ne risque pas de se trouver dans une situation de conflit d’intérêts, ou à tout le moins de suspicion d’un tel conflit.
Ce risque dépend, au premier chef, de la nature et du contenu des fonctions dans l’administration française auxquelles ce fonctionnaire postule ou qu’il occupe ; il est en particulier susceptible de se présenter lorsque ces fonctions relèvent d’un champ dans lequel les intérêts de l’Union européenne sont en jeu ou placent le fonctionnaire en contact direct et régulier avec des institutions européennes. Le risque de conflits d’intérêts est lié aussi au fait que le fonctionnaire concerné reste, en qualité de fonctionnaire européen, soumis à certaines obligations à l’égard des institutions européennes.
7. Sur ce point, le Conseil d’État relève que les obligations déontologiques applicables aux fonctionnaires européens sont définies par le règlement n° 31 (CEE) 11 (CEEA) fixant leur statut, principalement ses articles 11 (devoirs de loyauté, d’obéissance et d’impartialité), 11 bis (prévention des conflits d’intérêts), 12 (dignité de la fonction), 12 ter (activités accessoires), 16 (exercice d’une profession après la cessation des fonctions), 17 et 17 bis (secret professionnel et devoir de réserve). Il résulte de leur texte même que ces dispositions visent principalement les fonctionnaires occupant en position d’activité un emploi au sein des institutions européennes et qu’elles ne peuvent s’appliquer littéralement et dans tous leurs éléments à un fonctionnaire n’occupant pas un tel emploi, notamment si, placé en position de détachement ou de congé de convenance personnelle, il exerce des fonctions au sein de l’administration ou d’une juridiction d’un État membre. Tel est le cas, en particulier, des dispositions de l’article 11 du statut selon lesquelles le fonctionnaire européen doit « régler sa conduite en ayant uniquement en vue les intérêts de l’Union » et « ne sollicite aucune instruction d’aucun gouvernement, autorité, organisation ou personne extérieure à son institution ».
Les fonctionnaires européens qui n’exercent pas d’activité au sein des institutions européennes ne sont pas pour autant dispensés du respect des principes généraux qui résultent de leur statut, en particulier le devoir de loyauté, l’obligation de réserve et l’exigence de dignité. Cela a été expressément jugé par la Cour de justice de l’Union européenne dans le cas d’un fonctionnaire placé en position de congé de convenance personnelle (6 mars 2001, Connolly / Commission C-274/99P). Il en va nécessairement de même pour un fonctionnaire européen en position de détachement.
Ces deux positions statutaires de détachement et de congé de convenance personnelle ne sont cependant pas équivalentes du point de vue du risque de conflits d’intérêts.
L’article 37 prévoit que, placé en position de détachement - dans l’intérêt du service ou à sa demande - le fonctionnaire de l’Union européenne continue de bénéficier notamment de ses droits à pension et à l’avancement et de son régime de sécurité sociale et a droit à être réintégré dans un emploi de son grade. L’article 38 de ce même règlement confère au fonctionnaire européen détaché dans l’intérêt du service un droit à bénéficier d’un traitement différentiel entre la rémunération de son emploi de détachement et la rémunération qu’il percevait dans son institution d’origine.
La position de congé de convenance personnelle, prévue à l’article 40 du même règlement, comporte aussi un droit à réintégration et n’exonère pas l’agent de l’ensemble de ses obligations déontologiques comme il a été indiqué plus haut. Cependant, dès lors notamment qu’elle n’emporte ni versement d’une rémunération différentielle, ni avancement dans la fonction publique européenne, cette position distend les liens avec les institutions européennes et, par suite, le risque de conflits d’intérêts.
8. Le Conseil d’État estime donc que, en présence d’un risque de conflits d’intérêts du fait de l’appartenance du fonctionnaire à la fonction publique européenne, il revient à l’autorité de nomination ou ultérieurement à l’autorité hiérarchique d’apprécier s’il convient de renoncer à nommer l’agent - ou de ne pas le maintenir dans son emploi - , de limiter les attributions qu’il exerce ou, le cas échéant, de lui demander de solliciter, plutôt qu’un détachement, un placement en position de congé de convenance personnelle.
Les recommandations qui précèdent ne valent pas seulement pour des fonctions relevant du champ de la déclaration d’intérêts prévue à l’article L. 122-2 du CGFP, dont les dispositions d’application ne mentionnent d’ailleurs pas expressément le cas traité par le présent avis. Il en résulte que l’autorité de nomination puis le supérieur hiérarchique doivent s’enquérir dans tous les cas de la situation exacte du fonctionnaire français qui est aussi fonctionnaire européen au regard de ce dernier statut et l’inviter à faire connaître d’éventuelles évolutions de sa situation à cet égard.
Il doit être souligné enfin que, dans tous les cas, notamment celui dans lequel un risque de conflit d’intérêts n’aurait pas été détecte ab initio, il appartient au fonctionnaire lui-même, lorsque cela est justifié par un dossier ou une affaire qui lui ont été confiés, de faire application des dispositions de l’article L. 122-1 du CGFP relatives au déport.
Le Conseil d’État souligne que l’analyse et les recommandations formulées ci-dessus s’appliquent également à la situation d’un fonctionnaire européen nommé dans un emploi au sein de l’administration française sans avoir la qualité de fonctionnaire français.
Sur la situation des magistrats judiciaires
9. En premier lieu, le Conseil d’État constate que, comme dans le cas du CGFP, aucune disposition de l’ordonnance n° 58-1270 du 22 décembre 1958 portant loi organique relative au statut de la magistrature n’interdit un cumul de la qualité de magistrat français et de fonctionnaire de l’Union européenne.
Ainsi, la cessation définitive des fonctions entraînant radiation des cadres, et la perte de la qualité de magistrat, résulte des situations limitativement énumérées à l’article 73 de l’ordonnance statutaire parmi lesquelles figure la nomination dans un emploi de la fonction publique d’État, mais non la nomination dans un emploi au sein de la fonction publique de l’Union européenne.
Le Conseil d’État relève d’ailleurs que le projet de loi organique relative à l'ouverture, la modernisation et la responsabilité de la magistrature actuellement soumis au Parlement (qui a fait l’objet de l’avis du Conseil d’État n° 406857 en date du 13 avril 2023) conforte cette absence d’incompatibilité de cumul de la qualité de magistrat français et de fonctionnaire de l’Union européenne en élargissant aux fonctionnaires de l’Union européenne, s’ils sont de nationalité française, la possibilité de faire l’objet d’un détachement judiciaire pour exercer les fonctions de magistrat des premier et deuxième grade du corps judiciaire, possibilité déjà ouverte notamment aux fonctionnaires civils ou militaires de l’État, de la fonction publique territoriale ou de la fonction publique hospitalière appartenant à des corps ou à des cadres d'emplois de niveau comparable (point 8 de l’avis mentionné).
Quant à l’interdiction de cumuler des fonctions de magistrat avec toute autre fonction publique ou une autre activité professionnelle ou salariée figurant à l’article 8 de l’ordonnance statutaire, elle est seulement, comme les incompatibilités prévues à l’article 9, relative aux conditions d’exercice des fonctions de magistrat. Il ne saurait s’en déduire une interdiction de cumul de qualités, telles celles de magistrat et de fonctionnaire de l’Union.
L’ordonnance statutaire ouvre aussi la possibilité pour les magistrats d’être placés dans les mêmes positions statutaires que celles prévues par le code général de la fonction publique et d’accomplir une période de mobilité statutaire auprès d’une institution ou d’un service de l’Union européenne. Si l’article 68 prévoit que les dispositions du statut général des fonctionnaires régissant les positions d’activité hors de leur corps sont applicables aux magistrats sous réserve qu’elles ne soient pas contraires aux règles statutaires et sous réserve de dérogations prévues par l’ordonnance elle-même, les spécificités attachées aux procédures de détachement et de disponibilité des magistrats liées notamment au recueil de l’avis préalable du Conseil supérieur de la magistrature, ne comportent pas de restrictions de principe à l’accès à ces positions statutaires.
S’étant enfin interrogé sur la portée qu’il convient de donner à l’affirmation par le Conseil constitutionnel selon laquelle « les fonctions de magistrat de l'ordre judiciaire doivent en principe être exercées par des personnes qui entendent consacrer leur vie professionnelle à la carrière judiciaire » (par exemple décision n° 98-396 DC du 19 février 1998), le Conseil d’État relève que cette exigence n’a été rappelée que pour énoncer les conditions et limites dans lesquelles l’ordonnance organique permet de confier certaines fonctions juridictionnelles à des juges non professionnels, appelés à les exercer pour une part limitée de leur temps et qui n’entendent donc pas consacrer leur vie professionnelle à la carrière judiciaire. Cette exigence ne constitue en conséquence pas un obstacle à cette double appartenance.
10. En second lieu le Conseil d’État est d’avis, sous réserve des conditions qu’il précise, que les principes constitutionnels gouvernant le statut de magistrat judiciaire n’empêchent pas le cumul de la qualité de magistrat français et de fonctionnaire de l’Union européenne.
Le principe d’indépendance, comme le principe d’impartialité qui, ainsi que le Conseil constitutionnel le rappelle régulièrement, sont des principes « indissociables de l’exercice de fonctions juridictionnelles » (par exemple décision n° 2012-241 QPC du 4 mai 2012), n’emportent, par eux-mêmes, pour le Conseil d’État, aucune interdiction de cumul de la qualité de magistrat français et de fonctionnaire de l’Union européenne.
A cet égard, la situation d’un magistrat par ailleurs fonctionnaire européen qui, après l’exercice de fonctions juridictionnelles en France occupe un emploi au sein d’une institution européenne ou qui, à l’issue d’une période d’activité exercée au sein de la fonction publique européenne envisage d’occuper un emploi au sein de la fonction publique française, doit être examinée par l’autorité compétente selon les mêmes considérations, formulées aux points 2 à 8 du présent avis, que celles relatives à un fonctionnaire français ayant la double appartenance de statut et placé dans l’une ou l’autre de ces situations.
11. Le Conseil d’État considère que l’ensemble des obligations résultant du règlement n° 31 fixant le statut des fonctionnaires de l’Union, notamment le devoir de loyauté, s’interprète nécessairement dans le respect du droit à un tribunal indépendant et impartial affirmé à l’article 47 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne, tel qu’interprété par la Cour de justice de l’Union européenne, qui s’impose aux institutions européennes comme aux États membres.
Il estime qu’il y a lieu, pour assurer le respect du principe d’indépendance, comme du principe d’impartialité, de respecter les conditions suivantes.
Il appartient, d’une part, au magistrat de veiller à recourir à la procédure d’abstention prévue notamment à l’article L. 111-7 du code de l’organisation judiciaire dès lors qu’il suppose en sa personne un conflit d’intérêts lié aux fonctions qu’il a pu précédemment exercer au sein de la fonction publique européenne.
S’agissant, d’autre part, des positions statutaires prévues par le règlement fixant le statut des fonctionnaires de l’Union européenne qui peuvent être celles du magistrat français en fonctions dans la magistrature, la position de congé de convenance personnelle prévue à l’article 40 du règlement européen peut apparaitre, dans certains cas, comme de nature à mieux préserver le magistrat de situations de conflits d’intérêts et à écarter plus largement un doute sur son indépendance que la position de détachement dans l’intérêt du service.
A l’instar de la recommandation faite au point 8 du présent avis, il reviendra enfin aux autorités constitutionnelles chargées des nominations de magistrats d’apprécier si, au regard des fonctions exercées, ces conditions suffisent à dissiper toute suspicion de conflit d’intérêts ou d’atteinte aux principes d’impartialité et d’indépendance et d’en tirer dans la négative toutes les conséquences, soit en s’abstenant de procéder à la nomination envisagée, soit en la subordonnant à la démission de la fonction publique européenne.
Cet avis a été délibéré et adopté par le Conseil d’État (sections réunies) dans sa séance du 11 juillet 2023.