Le Gouvernement a décidé de rendre public l'avis du Conseil d'État portant sur la contribution de certaines sociétés titulaires de contrats de concession ou de contrats assimilés au financement des investissements publics.
Le Conseil d’État a été saisi le 7 avril d’une demande d’avis par le ministre de l’économie, des finances et de la souveraineté industrielle et numérique portant sur la contribution de certaines sociétés titulaires de contrats de concession ou de contrats assimilés au financement des investissements publics. Elle a été modifiée par trois saisines rectificatives, reçues pour l’une le 30 mai et pour les deux autres le 6 juin 2023.
A la suite de la remise, le 24 février 2023, du rapport du Conseil d'orientation des infrastructures « Investir plus et mieux dans les mobilités pour réussir leurs transitions », le Gouvernement a présenté un plan d’investissement dans les infrastructures qui contribuent à assurer la transition écologique (« plan d’avenir pour les transports »).
Afin de mobiliser de nouvelles sources de financement en vue de la mise en œuvre de ce plan, le Gouvernement envisage plusieurs options consistant à mettre à contribution soit l’ensemble des titulaires de contrats de concession ou de contrats assimilés dont le chiffre d’affaires ou la rentabilité dépasse un certain seuil, soit les seules sociétés concessionnaires d’autoroutes. Dans le premier scénario, seraient visées les sociétés titulaires :
d’une délégation de service public, d’un contrat de concession de travaux publics ou plus généralement d’un contrat de concession tel que défini à l’article L. 1121-1 du code de la commande publique ;
d’un contrat de concession, tel que défini à l’article L. 2224-31 du code général des collectivités territoriales ;
d’un contrat de partenariat ou marché de partenariat ;
d’un bail emphytéotique administratif tel que défini aux articles L. 1311-2 à L. 1311‑4 du code général des collectivités territoriales ;
d’un contrat ayant un objet équivalent aux contrats mentionnés ci-dessus, conclu avec un pouvoir adjudicateur ou une entité adjudicatrice d’un autre État membre de l’Union européenne.
Le Gouvernement sollicite l’avis du Conseil d’État, d’une part, sur la sécurité juridique des différents scénarios de taxation envisagés et, d’autre part, sur la possibilité d’éviter que l’effet des mesures envisagées soit neutralisé par le mécanisme contractuel de compensation des hausses de fiscalité spécifique aux sociétés concessionnaires d’autoroutes, prévu par l’article 32 de leurs cahiers des charges.
Le Conseil d’État, saisi de cette demande,
Vu la Constitution ;
Vu le code de la commande publique, notamment son article L. 1121-1 ;
Vu le code des impositions sur les biens et services, notamment ses articles L. 421-175 à L. 421-185 ;
Vu le code général des impôts, notamment son article 212 bis ;
Vu loi n° 2016-1917 du 29 décembre 2016 de finances pour 2017 ;
Vu la loi n° 2019-1479 du 28 décembre 2019 de finances pour 2020 ;
Vu l’avis du Conseil d’État n° 389520 du 5 février 2015 ;
Vu l’avis du Conseil d’État n° 399132 du 6 février 2020 ;
EST D'AVIS
de répondre aux questions posées dans le sens des observations suivantes, sous réserve de l’appréciation des juridictions compétentes :
Sur la création d’une contribution des titulaires de contrats de concession ou de contrats assimilés
Le Gouvernement s’interroge sur la possibilité pour le législateur de créer une contribution spécifique sur les titulaires de contrats de concession ou de contrats assimilés dont le chiffre d’affaires annuel et la profitabilité seraient supérieurs à certains seuils, définis de telle manière que cette contribution serait principalement due par les sociétés concessionnaires d’autoroutes. Cette contribution, qui aurait le caractère d’imposition de toute nature, aurait un objectif de rendement ; son produit serait affecté au budget général de l’État et destiné à financer le « plan d’avenir pour les transports » annoncé par la Première ministre le 24 février 2023.
Aux termes de l'article 6 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789, la loi « doit être la même pour tous, soit qu'elle protège, soit qu'elle punisse ». Selon la jurisprudence constante du Conseil constitutionnel, le principe d'égalité ne s'oppose ni à ce que le législateur règle de façon différente des situations différentes, ni à ce qu'il déroge à l'égalité pour des raisons d'intérêt général, pourvu que, dans l'un et l'autre cas, la différence de traitement qui en résulte soit en rapport direct avec l'objet de la loi qui l'établit.
Aux termes, par ailleurs, de l’article 13 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789 : « Pour l'entretien de la force publique, et pour les dépenses d'administration, une contribution commune est indispensable : elle doit être également répartie entre tous les citoyens, en raison de leurs facultés ». En vertu de l'article 34 de la Constitution, il appartient au législateur de déterminer, dans le respect des principes constitutionnels et compte tenu des caractéristiques de chaque impôt, les règles selon lesquelles doivent être appréciées les facultés contributives. En particulier, pour assurer le respect du principe d'égalité, il doit fonder son appréciation sur des critères objectifs et rationnels en fonction des buts qu'il se propose. Cette appréciation ne doit cependant pas entraîner de rupture caractérisée de l'égalité devant les charges publiques.
En ce qui concerne le champ des assujettis
Le Gouvernement s’interroge, en premier lieu, sur les critères permettant de déterminer la ou les catégories d’assujettis.
Il résulte de la jurisprudence du Conseil constitutionnel (CC, n° 2007-550 DC, 27 février 2007 ; n° 2009-599 DC, 29 décembre 2009 ; n° 2010-52 QPC, 14 octobre 2010) qu’une imposition pesant seulement sur une catégorie d’opérateurs peut être instituée à la double condition que les assujettis soient définis selon des critères objectifs et rationnels en rapport avec le but poursuivi par le législateur et que cette imposition n’entraîne pas de rupture caractérisée de l’égalité devant les charges publiques.
S’agissant de la possibilité de restreindre le champ d’application de la contribution envisagée aux contrats de concession et aux contrats assimilés, le Conseil d’État relève, ainsi qu’il l’a fait dans l’avis susvisé du 5 février 2015, que ces contrats ont pour caractéristiques communes un cycle d’investissement particulier marqué par d’importants investissements en début de contrat et un amortissement sur une durée longue engendrant des flux de trésorerie positifs importants en fin de contrat, ainsi que, corrélativement, un mécanisme de financement des investissements par l’endettement sur de longues durées. Cette caractéristique commune justifie, d’ailleurs, qu’en application de l’article 212 bis du code général des impôts, les entreprises titulaires de tels contrats bénéficient d’une déduction illimitée des charges financières afférentes à ces contrats. Il estime que ces entreprises constituent dès lors une catégorie homogène qu’il est loisible au législateur, à des fins de rendement budgétaire, d’imposer de manière spécifique à raison des revenus qu’elles retirent des contrats de concession ou des contrats assimilés dont elles sont titulaires.
S’agissant de la possibilité de restreindre le champ d’application de la contribution envisagée aux seuls contrats de concession, le Conseil d’État observe, ensuite, que ces contrats se distinguent des autres contrats mentionnés au point 6 par le fait que, conformément aux dispositions de l’article L. 1121-1 du code de la commande publique, « l’exécution de travaux ou la gestion d’un service » se fait sous la condition que soit transféré à l’opérateur le « risque lié à l’exploitation de l’ouvrage ou du service, en contrepartie soit du droit d’exploiter l’ouvrage ou le service qui fait l’objet du contrat, soit de ce droit assorti d’un prix ». Il estime, en conséquence, que les entreprises titulaires de tels contrats constituent également une catégorie homogène qu’il est loisible au législateur, à des fins de rendement budgétaire, d’imposer de manière spécifique à raison des revenus qu’elles retirent de ces contrats.
Par ailleurs, en l’absence d’éléments établissant que les sociétés titulaires de contrats de concession ou de contrats assimilés conclus avec l’État sont placées dans une situation différente de celle des titulaires de contrats de même nature conclus avec d’autres personnes morales, notamment des collectivités territoriales, le Conseil d’État estime que la distinction entre l’État et les autres personnes morales concédantes ne constituerait pas un critère d’assujettissement objectif et rationnel et que la différence de traitement qui en résulterait serait constitutive d’une rupture d’égalité devant la loi fiscale et devant les charges publiques.
Le Gouvernement s’interroge, en deuxième lieu, sur la possibilité pour le législateur, dans l’hypothèse où la contribution prendrait la forme d’une taxe additionnelle à l’impôt sur les sociétés, d’en restreindre le champ aux sociétés titulaires de contrats de concession ou de contrats assimilés conclus avant le 31 décembre 2017, au motif que ces contrats reposeraient sur une hypothèse de taux d’impôt sur les sociétés de 33 %, alors que ce taux a été progressivement baissé à partir de l’année 2018, suivant la trajectoire initiée par l’article 11 de la loi du 29 décembre 2016 de finances pour 2017, pour s’établir à 25 % à compter de l’année 2022.
Le Conseil d’État observe, ainsi qu’il l’avait fait au point 4 de son avis susvisé du 6 février 2020, que lorsque des parties signent un avenant à un contrat, elles sont réputées avoir entendu fixer à nouveau les conditions financières du contrat d’après l’état des choses existant au moment où cet avenant est signé (CE, 15 décembre 1922, Ville de Rennes, p. 945). Il en résulte qu’un contrat doit être regardé comme prenant en compte la législation fiscale telle qu’elle est connue à la date de signature du dernier avenant modificatif, sans qu’ait d’incidence à cet égard la circonstance éventuelle que les avenants conclus depuis la signature du contrat initial n’aient pas neutralisé les effets sur son équilibre financier des évolutions de la législation fiscale qui seraient intervenues depuis cette signature.
Dès lors, le Conseil d’État est d’avis qu’exclure du champ de la contribution envisagée les sociétés titulaires de contrats de concession ou de contrats assimilés conclus après le 31 décembre 2017, alors qu’elles sont placées dans la même situation que celles qui ont conclu antérieurement des contrats ayant fait depuis l’objet d’avenants conduirait à une rupture caractérisée de l’égalité devant la loi fiscale et devant les charges publiques. Au demeurant, il constate que les contrats de concession des sociétés concessionnaires d’autoroutes « historiques » ont tous été modifiés, depuis le 31 décembre 2017, par des avenants approuvés par décret en Conseil d’État.
Le Gouvernement s’interroge, en troisième lieu, sur le seuil d’assujettissement qu’il est possible de retenir.
Il est loisible au législateur de déterminer le champ d’application d’une imposition sectorielle en fonction du chiffre d’affaires de l’assujetti (CC, n° 2000-441 DC, 28 décembre 2000), afin de n’assujettir à l'impôt que les entreprises dont il estime, dans le cadre de son pouvoir d'appréciation, qu’elles sont mieux à même de faire face à une telle imposition. Le Conseil d’État estime que le niveau de profitabilité annuelle, définie comme le rapport entre le résultat net et le chiffre d’affaires, peut être également un critère objectif et rationnel en rapport avec l’objectif de rendement de la contribution, qui suppose que celle-ci soit fondée sur les capacités contributives des assujettis.
Le Conseil d’État considère, par ailleurs, qu’en ne prenant en compte que les flux résultant des contrats de concession ou des contrats assimilés pour fixer le seuil d’assujettissement, le législateur ne créerait pas de rupture caractérisée de l’égalité devant les charges publiques.
En ce qui concerne l’assiette de la contribution
Le Gouvernement envisage de créer la contribution envisagée soit sous la forme d’une taxe sur le chiffre d’affaires, soit sous celle d’une taxe assise sur le revenu net de la société. Il s’interroge sur la possibilité pour le législateur de définir l’assiette de la contribution au regard du seul chiffre d’affaires ou du seul résultat net retiré de l’exécution des contrats de concession ou des contrats assimilés.
Le Conseil d’État relève qu’il est, en principe, loisible au législateur de créer une imposition frappant une assiette partielle, notamment une partie du chiffre d’affaires (CC, n° 99-416 DC, 23 juillet 1999) ou du revenu net, sous la réserve que la combinaison de l’étendue de l’assiette et du montant du taux de l’imposition spécifique ne conduise pas à une rupture caractérisée de l’égalité devant les charges publiques, notamment si l’imposition devait aboutir à prélever une proportion telle du chiffre d’affaires ou du résultat net du redevable que l’impôt revêtirait un caractère confiscatoire.
En ce qui concerne le bénéfice du dispositif de compensation prévu par l’article 32 des cahiers des charges des sociétés concessionnaires d’autoroutes historiques
L’article 32 des cahiers des charges des sociétés APRR, AREA, ASF, Escota, Sanef et SAPN, tel qu’issu du protocole d’accord du 9 avril 2015 entre l’Etat et les sociétés concessionnaires d’autoroutes, stipule : « Tous les impôts, taxes et redevances établis ou à établir relatifs à la concession, y compris les impôts relatifs aux immeubles de la concession, sont acquittés par le concessionnaire. / En cas de modification, de création ou de suppression (…) d’impôt, de taxe ou de redevance, y compris non fiscale, spécifique aux sociétés concessionnaires d’autoroutes, les parties se rapprocheront, à la demande de l’une ou de l’autre, pour examiner si cette modification, création ou suppression est de nature à dégrader ou améliorer l’équilibre économique et financier de la concession, tel qu’il existait préalablement à la création, modification ou suppression dudit impôt, taxe ou redevance. Dans l’affirmative, les parties arrêtent, dans les meilleurs délais, les mesures de compensation, notamment tarifaires, à prendre en vue d’assurer, dans le respect du service public, des conditions économiques et financières ni détériorées ni améliorées ».
L’article 32 du cahier des charges de la société Cofiroute prévoit également un dispositif de compensation : « (...) En cas de modifications ou de créations (…) d'impôts, taxes et redevances spécifiques aux concessionnaires d'ouvrages routiers à péage ou aux concessionnaires d'autoroutes, (...) l'Etat et la société concessionnaire arrêtent d'un commun accord les compensations, par exemple tarifaires qui devront être apportées pour assurer la neutralité de ces modifications ou créations sur l'ensemble constitué des comptes sociaux et l'équilibre financier de la société concessionnaire, tels qu'ils se présenteraient, à la même date, en l'absence de ces modifications ou créations. (...) ».
Le Gouvernement s’interroge sur le point de savoir si la circonstance que les sociétés concessionnaires d’autoroutes ne seraient pas les seules assujetties à la contribution envisagée permettrait de considérer que ce prélèvement ne serait pas « spécifique » à ces sociétés, au sens des stipulations de l’article 32 précité, et ne saurait, par suite, ouvrir à ces sociétés un éventuel droit à compensation.
Le Conseil d’Etat note, à titre liminaire, que des contentieux opposant l’Etat aux sociétés concessionnaires d’autoroutes sont actuellement pendants devant la cour administrative d’appel de Paris et le tribunal administratif de Cergy-Pontoise. Ces contentieux portent sur l’interprétation de ce qui constitue une dégradation de l’équilibre économique et financier de la concession au sens des stipulations de l’article 32 et, s’agissant de Cofiroute, de ce qui constitue une incidence sur l’ensemble constitué des comptes sociaux et de l’équilibre financier de la société concessionnaire au sens des stipulations de l’article 32 de son cahier des charges citées au point 18. Dès lors, ces litiges en cours, qui ne portent pas sur la question de savoir ce qu’il faut entendre par imposition « spécifique » au sens des stipulations de l’article 32 des cahiers des charges, ne font pas obstacle à ce que le Conseil d’Etat réponde à la question soulevée par la présente demande d’avis et figurant au point 19.
Les stipulations de l’article 32 de l’ensemble des cahiers des charges limitent l’étendue du droit éventuel à compensation des sociétés concessionnaires d’autoroutes, pour toute modification ou création d’impôt, de taxes ou de redevances, y compris non fiscales, aux contributions qui leur sont « spécifiques ». Le Conseil d’Etat, à qui le Gouvernement demande ici de se prononcer sur l’interprétation de clauses contractuelles et non sur celle de dispositions législatives fiscales, observe que le sens commun de l’adjectif « spécifique » renvoie, comme en droit des contributions ou impositions, à ce qui est propre à un ensemble, une catégorie et à eux seuls.
Toutefois, le Conseil d’Etat appelle l’attention du Gouvernement sur le fait que toute nouvelle contribution qui, sans viser explicitement les sociétés concessionnaires d’autoroutes, aurait pour effet pratique, compte tenu de ses modalités, de peser exclusivement ou quasi exclusivement sur elles pourrait entrer, sous réserve de l’appréciation du juge du contrat, dans le champ de l’article 32 et, par suite, ouvrir à ces sociétés un droit à compensation.
Sur la création d’une contribution sur les seules sociétés concessionnaires d’autoroutes
En ce qui concerne le champ des assujettis
Le Gouvernement s’interroge sur la possibilité pour le législateur de majorer le montant de la taxe sur la distance parcourue sur le réseau autoroutier concédé prévue par l’article L. 421‑175 du code des impositions sur les biens et les services, précédemment dénommée « taxe d’aménagement du territoire », ou de créer une contribution spécifique aux sociétés concessionnaires d’autoroutes assise sur leur résultat net en restreignant, dans ces deux hypothèses, le champ des assujettis aux sociétés dont le chiffre d’affaires est supérieur à un certain montant.
En premier lieu, le Conseil d’Etat constate que les sociétés concessionnaires d’autoroutes constituent une catégorie homogène qu’il est, par suite, loisible au législateur d’imposer de manière spécifique à des fins de rendement budgétaire.
En second lieu, comme rappelé au point 13, le législateur peut définir le champ d’une imposition, notamment de rendement, en fonction du chiffre d’affaires (CC, n° 2000-441 DC, 28 décembre 2000). A cet égard, le Conseil d’Etat ne voit pas d’obstacle à ce qu’une contribution supplémentaire à la taxe sur la distance parcourue sur le réseau autoroutier ou une contribution spécifique sur les sociétés concessionnaires d’autoroutes soit limitée aux sociétés dont le chiffre d’affaires est supérieur à un certain montant.
Le taux de l’imposition spécifique devra éviter une rupture caractérisée de l’égalité devant les charges publiques. Tel pourrait être le cas si la contribution devait aboutir à prélever une proportion telle du chiffre d’affaires ou du résultat net d’un redevable que l’impôt revêtirait un caractère confiscatoire.
En ce qui concerne la neutralisation législative du dispositif de compensation prévu à l’article 32 des cahiers des charges des sociétés concessionnaires d’autoroutes historiques
Le Gouvernement s’interroge sur la possibilité de neutraliser, par une disposition législative, le mécanisme prévu par les stipulations contractuelles précitées de l’article 32 des cahiers des charges, dont résulte l’obligation pour l’Etat de compenser une augmentation des contributions spécifiques aux sociétés concessionnaires d’autoroutes lorsque celle-ci dégrade l’équilibre économique et financier du contrat.
Selon une jurisprudence constante, le Conseil constitutionnel juge que le législateur ne saurait porter aux contrats légalement conclus une atteinte qui ne soit justifiée par un motif d’intérêt général suffisant, sans méconnaître les exigences résultant des articles 4 et 16 de la Déclaration de 1789 (CC, n° 2016-736 DC, 4 août 2016 ; CC, n° 2017-685 QPC, 12 janvier 2018 ; CC, n° 2020-813 DC, 28 décembre 2020 ; CC, n° 2021-968 QPC, 11 février 2022). Le contrôle du caractère suffisant de l’intérêt général invoqué conduit le Conseil constitutionnel à vérifier que l’atteinte portée aux contrats légalement conclus n’est pas disproportionnée au regard de l’objectif poursuivi.
En l’espèce, des dispositions législatives qui viseraient directement, ainsi que l’envisage le Gouvernement dans sa demande d’avis, à neutraliser les stipulations de l’article 32 porteraient, par elles-mêmes, directement atteinte au droit au maintien des conventions légalement conclues. Par suite, la conformité à la Constitution de telles dispositions dépend du point de savoir si cette atteinte pourrait être justifiée par un motif d’intérêt général suffisant, au sens de la jurisprudence constitutionnelle.
A cet égard, le Gouvernement fait valoir trois motifs d’intérêt général.
S’agissant du motif tiré de la nécessité de corriger un « effet d’aubaine »
Le Gouvernement invoque « la nécessité de corriger un effet d’aubaine qui permet aux sociétés concessionnaires d’autoroutes historiques d’augmenter leurs résultats financiers par l’effet cumulé de plusieurs éléments extérieurs à la concession (réduction de moitié, puis suppression de la contribution sur la valeur ajoutée des entreprises, baisse du taux de l’impôt sur les sociétés) alors que (i) l’ampleur de cet effet d’aubaine est très significatif (de l’ordre de 5 à 6 milliards de dividendes supplémentaires pour les sociétés historiques jusqu’à leur terme prévu entre 2031 et 2036) et (ii) ces sociétés sont à un stade final d’exécution de leur contrat où une part significative des risques est d’ores et déjà purgée, déséquilibrant ainsi les « aléas normaux » de l’exploitation dans un sens favorable aux sociétés ».
En premier lieu, le Conseil d’Etat relève que le motif ici invoqué par le Gouvernement revient à justifier principalement la neutralisation de la clause de compensation par la correction d’un « effet d’aubaine » résultant des conséquences positives de l’évolution de la fiscalité générale applicable à l’ensemble des entreprises. Ce raisonnement ne peut être retenu, à double titre.
D’une part, dans le cadre juridique propre aux contrats de concession, les évolutions de la fiscalité générale doivent être regardées non comme des « effets d’aubaine » mais comme des aléas normaux de l’exploitation, que ces aléas soient favorables ou défavorables au concessionnaire.
D’autre part, ainsi que le Conseil d’Etat l’avait relevé au point 45 de son avis susvisé du 6 février 2020, il résulte clairement de la rédaction des stipulations précitées de l’article 32, telles que modifiées par le protocole d’accord du 9 avril 2015, que l’Etat et les sociétés concessionnaires d’autoroutes se sont contractuellement accordées sur un dispositif qui distingue la prise en compte des évolutions de la fiscalité spécifique à ces sociétés de celle des évolutions de la fiscalité générale. L’article 32 prévoit le principe d’une compensation des augmentations de cette fiscalité spécifique de manière autonome, indépendamment des évolutions, quel qu’en soit le sens, des impositions que les sociétés concessionnaires d’autoroutes acquittent ou dont elles bénéficient dans les mêmes conditions que les autres entreprises. Dès lors, un motif tiré de la baisse de la fiscalité générale ne peut être utilement invoqué pour justifier la neutralisation d’une clause contractuelle relative aux seules évolutions de la fiscalité spécifique à ces sociétés.
En second lieu, le Conseil d’Etat relève que la circonstance que les contrats de concession d’autoroutes en sont « à un stade final d’exécution de leur contrat où une part significative des risques est d’ores et déjà purgée » ne peut pas davantage être considérée comme un « déséquilibre » des aléas normaux de l’exploitation, alors que cette caractéristique est inhérente au régime même de tels contrats, ainsi qu’il est exposé au point 6.
Il observe à cet égard, ainsi qu’il l’avait fait aux points 104 et 105 de son avis susvisé du 6 février 2020, que l’utilisation par l’Etat d’un outil fiscal en vue de limiter la rémunération, qu’il estimerait devenue excessive, des capitaux investis par les sociétés concessionnaires d’autoroutes, combinée avec des dispositions visant à s’assurer que ces sociétés supportent effectivement la charge de cette fiscalité, sans pouvoir demander l’application des clauses prévues à l’article 32 de leur cahier des charges, s’apparente à une forme de règle de partage des fruits de la concession au profit de l’Etat, assortie de mesures visant à en éviter les répercussions défavorables sur les usagers.
Or un tel dispositif, sauf à être expressément convenu par les parties dans le cadre du contrat de concession lui-même, ce qui n’est pas le cas en l’espèce, ne correspond ni à l’esprit du modèle juridique des concessions, ni à sa gestion efficace dans l’intérêt des usagers. Il est inhérent au principe même d’une convention de concession que le concessionnaire assume en totalité, ou au moins pour une part significative, les risques économiques et financiers de l’exploitation, que ceux-ci se traduisent par des évolutions qui lui sont favorables ou défavorables.
S’agissant du motif tiré de la protection des usagers des autoroutes à l’égard de toute répercussion tarifaire
Le Gouvernement invoque également, au titre des motifs d’intérêt général de nature à justifier les dispositions législatives envisagées, « la volonté de protéger les usagers des autoroutes d’une augmentation des péages qui résulterait de l’application des dispositifs de compensation précités ».
La protection des usagers des autoroutes d’une augmentation des tarifs des péages constitue, en tant que telle, un objectif d’intérêt général que peut légitimement poursuivre le législateur.
Toutefois, il résulte des stipulations mêmes de cet article 32 que les mesures de compensation peuvent être « notamment tarifaires » – ou, s’agissant du contrat de concession de Cofiroute, « par exemple, tarifaires ». Ainsi, l’article 32 n’exclut pas que d’autres mesures de compensation d’une hausse de fiscalité spécifique qu’une augmentation des tarifs des péages puissent être arrêtées entre les parties. Dès lors, la neutralisation du principe même de la compensation au seul motif tiré de la protection des usagers des autoroutes, alors que d’autres modalités de compensation sont envisageables au titre de la clause contractuelle en cause, porterait à ces contrats en cours une atteinte manifestement disproportionnée au regard de l’objectif poursuivi.
S’agissant de l’objectif de réduction des émissions de gaz à effet de serre
Le Gouvernement invoque enfin l’objectif de faire contribuer les « exploitants d’infrastructures comme les autoroutes dont l’utilisation a un impact négatif sur l’environnement » au financement du « plan d’avenir pour les transports », présenté par la Première ministre le 24 février 2023 et destiné à développer les modes de transport faiblement émetteurs de gaz à effet de serre, notamment le transport ferroviaire, dans un contexte d’accélération de l’action publique en matière de lutte contre le réchauffement climatique.
Le Conseil d’Etat observe que l’augmentation de fiscalité spécifique aux sociétés concessionnaires d’autoroutes envisagée en l’espèce poursuit exclusivement un objectif de rendement. Elle ne constitue pas une mesure fiscale à caractère comportemental destinée à décourager l’usage d’un mode de transport émetteur de gaz à effet de serre. Dès lors, le motif d’intérêt général fondé sur la mise à contribution d’exploitants d’infrastructures ayant un impact négatif sur l’environnement ne saurait justifier la neutralisation, s’agissant de l’imposition en cause, du dispositif de compensation prévu par l’article 32 des cahiers des charges.
En tout état de cause, le Conseil d’Etat appelle l’attention du Gouvernement sur le fait que la clause dont la neutralisation est envisagée, lui semble devoir être regardée, au sens de la jurisprudence constitutionnelle, comme un élément essentiel de l’économie générale des contrats en cause.
Dès lors, le Conseil d’Etat est d’avis qu’une disposition législative qui reviendrait sur l’engagement contractuel pris par l’Etat, en créant une contribution spécifique à ces sociétés ou en augmentant la fiscalité spécifique existante en dégradant l’équilibre économique et financier des concessions, tout en neutralisant la clause de compensation prévue par le contrat, présenterait, en l’absence de toute garantie légale de nature à limiter l’atteinte aux contrats en cause, et quel que soit l’objectif d’intérêt général par ailleurs poursuivi, un risque élevé d’être regardée par le juge constitutionnel comme portant une atteinte manifestement disproportionnée au droit au maintien des conventions légalement conclues.
Le Conseil rappelle par ailleurs, ainsi qu’il l’avait fait au point 72 de son avis susvisé du 6 février 2020, que l’ingérence du législateur dans l’économie des concessions autoroutières résultant de leur cahier des charges doit également s’apprécier au regard du droit au respect des biens garantis par l’article 1er du premier protocole additionnel à la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales.
Selon la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme, la protection des biens peut recouvrir des valeurs patrimoniales, y compris des créances, en vertu desquelles le concessionnaire peut prétendre avoir, au moins, une espérance légitime et raisonnable d’obtenir la jouissance des fruits de son exploitation. La Cour veille à ce que la mesure d’ingérence ménage « un juste équilibre » entre les impératifs de l’intérêt général et la protection de la « propriété ». Le législateur doit justifier d’un intérêt général pertinent et ne prendre que des mesures proportionnées à ce but (CEDH n° 33704/04 du 11 février 2010 Sud Parisienne de Construction c/ France).
Au regard de ce qui a été dit aux points 45 et 46, le Conseil d’Etat considère que la mesure législative envisagée par le Gouvernement présente également un risque important d’inconventionnalité au regard du droit au respect des biens garantis par l’article 1er du premier protocole additionnel à la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales.
Cet avis a été délibéré et adopté par le Conseil d’État dans sa séance du jeudi 8 juin 2023.