Le Conseil d’État ordonne qu’il soit procédé à l’exportation vers l’Espagne de gamètes du mari défunt de la requérante afin qu’elle puisse procéder dans ce pays à une insémination post-mortem.
L’essentiel
La requérante contestait devant le Conseil d’État, dans le cadre du référé-liberté, le refus de l’administration française d’exporter vers l’Espagne les gamètes de son mari défunt afin qu’elle puisse y procéder à une insémination post-mortem, que permet la loi de ce pays ;
Pour le Conseil d’État, le juge des référés peut effectuer un contrôle au regard de la convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (convention EDH) ; dans ce cas, il lui appartient d’effectuer un double contrôle, en s’assurant que :
la règle générale posée par la loi est compatible avec la convention (contrôle in abstracto) ;
l’application de la loi n’aboutit pas, dans la situation particulière du requérant, à une atteinte excessive aux droits garantis par la convention (contrôle in concreto).
Le Conseil d’État juge conforme à la convention EDH l’interdiction française de l’insémination post-mortem et l’interdiction d’exporter des gamètes conservés en France en vue d’une insémination post-mortem ;
il estime cependant que, dans la situation très particulière de l’intéressée et de son mari défunt, que la maladie avait empêché de mener à bien leur projet d’avoir un enfant et de réaliser un dépôt de gamètes en Espagne en vue d’une possible insémination post-mortem, l’application de la loi française entraînerait des conséquences manifestement disproportionnées ;
il ordonne donc qu’il soit procédé à l’exportation des gamètes vers l’Espagne.
Les faits et la procédure
Mme A. et M. B. avaient formé, ensemble, le projet de donner naissance à un enfant. En raison d’une maladie grave dont le traitement risquait de le rendre stérile, M. B a procédé, à titre préventif, à un dépôt de gamètes dans le centre d’étude et de conservation des œufs et du sperme de l’hôpital Tenon, dans l’intention de bénéficier d’une assistance médicale à la procréation. Mais ce projet, tel qu’il avait été initialement conçu, n’a pu aboutir en raison de la détérioration brutale de l’état de santé de M. B, qui a entraîné son décès le 9 juillet 2015.
Avant son décès, M. B avait explicitement consenti à ce que son épouse puisse bénéficier d’une insémination artificielle avec ses gamètes à titre posthume en Espagne, pays d’origine de Mme A., qui autorise l’insémination post mortem. Après le décès de son époux, Mme A., qui est retournée vivre en Espagne, a donc demandé à l’administration française de lui permettre d’exporter les gamètes de son époux pour permettre la conception de l’enfant en Espagne. Cette demande a été refusée, en application de l’interdiction française de l’insémination post-mortem.
Mme A. a contesté ce refus devant le juge du référé-liberté du tribunal administratif de Paris. Celui-ci ayant refusé d’accéder à sa demande, elle a ensuite saisi le Conseil d’État.
La procédure du référé liberté, prévue par l’article L. 521-2 du code de justice administrative, permet en effet au juge d’ordonner, dans un délai de quarante-huit heures, toutes les mesures nécessaires à la sauvegarde d'une liberté fondamentale à laquelle une administration aurait porté une atteinte grave et manifestement illégale. Pour obtenir satisfaction, le requérant doit justifier d’une situation d’urgence qui nécessite que le juge intervienne dans les quarante-huit heures. Un recours contre les décisions des juges des référés des tribunaux administratifs est possible devant le Conseil d’État.
En France, les lois de bioéthique prévoient que l’assistance médicale à la procréation n’est légale que pour remédier à l’infertilité d’un couple ou éviter la transmission d’une maladie particulièrement grave. Il en résulte que pour en bénéficier, les deux membres du couple doivent être vivants et en âge de procréer. La séparation des membres du couple ou la mort de l’un d’eux empêche l’autre membre de poursuivre seul le projet de conception. En outre, l’article L. 2141-11-1 du code de la santé publique interdit l’exportation de gamètes conservés en France pour un usage qui méconnaîtrait les principes bioéthiques de la loi française.
En Espagne, à l’inverse, l’insémination post-mortem au profit d’une veuve est autorisée dans les douze mois suivant le décès de son mari si celui-ci y a préalablement consenti.
La décision du Conseil d’État
1. Le Conseil d’État a d’abord précisé l’office du juge administratif.
Revenant sur sa jurisprudence, il a, d’une part, admis que le juge des référés puisse, dans le cadre de son office de juge de l’urgence, effectuer un contrôle de la décision ou de l’acte contesté au regard des conventions internationales, en particulier de la convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (convention EDH).
Il a, d’autre part, jugé que ce contrôle du respect de la convention EDH s’effectuait en deux temps. Il appartient d’abord au juge de rechercher si la règle générale posée par la loi et l’équilibre qu’elle définit sont, pris globalement, compatibles avec la convention (contrôle in abstracto).
Il doit ensuite s’assurer que même si la loi, prise globalement, est compatible avec la convention, son application dans la situation particulière de l’affaire n’aboutit pas à porter une atteinte excessive aux droits fondamentaux en cause (contrôle in concreto). En effet, le Conseil d’État juge que, même lorsqu’une loi est compatible avec à la convention EDH, son application peut, dans certains cas particuliers, entraîner des conséquences manifestement disproportionnées et ainsi méconnaître les droits garantis par la convention. Le juge doit donc apprécier concrètement si, en fonction du but poursuivi par la loi, sa mise en œuvre ne porte pas, dans la situation particulière dont il est saisi, une atteinte excessive à de tels droits.
2. En l’espèce, Mme A. soutenait que le refus d’exportation des gamètes était contraire à l’article 8 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (convention EDH) qui garantit que « Toute personne a droit au respect de sa vie privée et familiale ».
Le Conseil d’État a d’abord jugé que la législation française, prise dans son ensemble, n’était pas contraire à cet article : s’agissant de ces sujets de bioéthique, la marge d’appréciation que la convention laisse aux États est importante et tant l’interdiction de procéder à une insémination post-mortem que l’interdiction d’exporter à cette fin des gamètes conservés en France relèvent de cette marge d’appréciation.
Exerçant ensuite son contrôle in concreto, le Conseil d’État a relevé que la situation actuelle de Mme A. résultait de la maladie et de la brutale détérioration de l’état de santé de M. B., qui avait empêché les époux de mener à bien leur projet durablement réfléchi d’avoir un enfant et, notamment, de procéder à un autre dépôt de gamètes en Espagne, pays autorisant l’insémination post-mortem. Dans ces conditions, Mme A., revenue vivre en Espagne auprès de sa famille sans avoir eu l’intention de contourner la loi française, se retrouve dans une situation où l’exportation des gamètes conservés en France constitue la seule façon pour elle d’exercer la faculté que lui ouvre la loi espagnole.
Le Conseil d’État en conclut qu’en l’espèce, le refus d’exportation opposé à Mme A. sur le fondement de la loi française porte, au vu de l’ensemble des circonstances particulières de l’affaire, une atteinte manifestement excessive à son droit au respect de la vie privée et familiale. Il ordonne donc à l’Assistance public-Hôpitaux de Paris, dont dépend l’hôpital Tenon, et à l’Agence de la biomédecine, de qui dépendent les autorisations d’export de gamètes, de prendre toutes les mesures nécessaires pour permettre l’exportation des gamètes vers l’Espagne.