suite - Le contrôle de l’administration pénitentiaire par le juge administratif

Par Jean-Marc Sauvé, Vice-président du Conseil d'Etat
Discours
Passer la navigation de l'article pour arriver après Passer la navigation de l'article pour arriver avant
Passer le partage de l'article pour arriver après
Passer le partage de l'article pour arriver avant

Institut d’études judiciaires de l’Université de Lille II, Intervention de Jean-Marc SauvéVice-président du Conseil d’Etat

> Retour

II - Le juge administratif exerce un contrôle approfondi sur les mesures prises par l'administration pénitentiaire.

La nouveauté radicale de la jurisprudence sur la justiciabilité des actes de l'administration pénitentiaire ne doit pas faire perdre de vue l'enjeu que représentent l'intensité ou la puissance et l'efficacité du contrôle exercé sur ces actes. Il ne suffit pas en effet qu'un acte puisse être contesté devant un juge. Encore faut-il, pour que l'Etat de droit soit garanti, que ce contrôle soit effectif.

On évitera, devant un public de juristes avertis, de trop insister sur l'efficacité du recours en annulation, les décisions du juge pouvant en outre être assorties d'injonctions et d'astreintes. Mais il faut un instant mesurer l'apport que représente dans le contentieux administratif français la possibilité, pour toute personne ou groupe justifiant, non d'un droit lésé, mais d'un simple intérêt pour agir, de demander et, le cas échéant, d'obtenir l'annulation d'actes réglementaires. L'arrêt du 29 février 2008([1]) qui a annulé la note ministérielle instituant les « rotations de sécurité » pour les détenus particulièrement dangereux, celui du 17 décembre 2008([2]) qui statue sur le refus du garde des sceaux de doter les prisons de matelas ignifugés et d'édicter la réglementation correspondante et les deux arrêts rendus sur les décrets du 21 mars 2006 relatifs respectivement à l'isolement des détenus([3]) et aux décisions prises par l'administration pénitentiaire([4]) témoignent non seulement des facilités d'accès au prétoire, mais encore de l'efficacité du recours en annulation que les critiques les moins bienveillants de la justice administrative française sont bien obligés de reconnaître : le pouvoir de mise à néant par le juge des actes réglementaires illégaux n'a, en dépit ou peut-être à cause de sa puissance, guère fait école en Europe. Ce pouvoir exorbitant du juge procède d'une tradition française qui mérite d'être soulignée : le juge administratif n'assure pas seulement la protection et la sauvegarde de droits ou d'intérêts subjectivement lésés. Il vise à garantir -c'est toujours l'idée de tutelle contentieuse chère à Romieu- le respect du principe de légalité entendu de la manière la plus objective.

Cela étant rappelé à titre liminaire, je voudrais insister sur trois dimensions du contrôle opéré par le juge administratif qui constituent l'application au contentieux pénitentiaire des méthodes de portée générale de ce juge : le respect rigoureux de la hiérarchie des normes ; l'intensité du contrôle opéré sur les motifs des actes et le possible recours aux procédures d'urgence.

A - Le respect de la hiérarchie des normes est le premier devoir d'un juge.

Il s'est manifesté dans le domaine pénitentiaire avec éclat. Le juge administratif a spécialement veillé au respect de la Constitution, des engagements internationaux auxquels la France est partie et de la loi.

1- Le respect de la Constitution s'est exprimé avec une force particulière par la défense rigoureuse de la compétence du législateur. Cette position apparaît avec netteté dans l'arrêt de section du 31 octobre 2008 Section française de l'OIP qui censure, dans le décret n° 2006-338 du 21 mars 2006, deux empiétements du pouvoir réglementaire sur la compétence du législateur, d'une part, sur la mise à l'isolement des prévenus par le magistrat instructeur et, d'autre part, sur l'instauration d'une voie de recours en la matière : ces questions qui sont relatives à la procédure pénale relèvent en effet de la loi. La défense de la compétence du législateur s'exprime tout aussi nettement dans l'arrêt Bouvier du 10 décembre 2008 qui est relatif au droit du détenu à disposer de ses biens et, notamment, d'une pension de retraite. Seule la loi, dit le Conseil d'Etat, peut prévoir des restrictions en la matière. Cette préoccupation transparaît aussi clairement dans les interrogations des commissaires du gouvernement successifs sur l'éventuelle incompétence  négative dont pourrait être entaché tel ou tel article du code de procédure pénale, notamment l'article 728 qui dispose laconiquement : « Un décret détermine l'organisation et le régime intérieur des établissements pénitentiaires »([5]). Si cette question est certainement appelée à évoluer avec l'instauration d'une question préjudicielle de constitutionnalité en application de l'article 61-1 de la Constitution, force est de reconnaître que la législation actuelle, très probablement incomplète, fait en l'état « écran » pour le pouvoir réglementaire vis-à-vis de la Constitution et que ce pouvoir conserve par conséquent pour le moment une marge d'action très importante.

2 - Le respect des engagements internationaux de la France est la seconde dimension du respect de la hiérarchie des normes. Il apparaît plus nettement encore dans les arrêts relatifs à l'administration pénitentiaire que dans le reste de la jurisprudence qui en fait pourtant application dans plus d'un cas sur quatre.

Le Conseil d'Etat a ainsi fait application des articles 3 et 37 de la Convention de New York relative aux droits de l'enfant et de l'article 10 du pacte international relatif aux droits civils et politiques pour censurer le dispositif d'isolement des détenus, en tant qu'il s'applique au mineurs, dans la mesure où, contrairement à ces stipulations, il ne prévoyait pas de modalité spécifique pour adapter en fonction de l'âge le régime d'isolement, sa durée, les conditions de sa prolongation...([6]).

Plus fondamentalement, le Conseil d'Etat tire toutes les conséquences des articles de la convention européenne des droits de l'homme, telles qu'interprétés par la Cour, lorsqu'ils sont invoqués dans les litiges concernant les détenus ou les régimes de détention. Ces articles -en particulier les articles 2, 3, 6, 8 et 13- ont conduit à admettre la recevabilité des requêtes. Ils ont aussi inspiré le règlement des litiges, non pas de manière univoque et systématiquement favorable aux détenus, mais en faisant produire à ces articles leur plein effet.

C'est ainsi que l'article 2 de la convention selon lequel « le droit de toute personne à la vie est protégé par la loi », non seulement astreint l'Etat à s'abstenir de provoquer la mort de manière volontaire et irrégulière([7]), mais encore met à la charge des autorités publiques l'obligation positive de prendre préventivement des mesures d'ordre pratique pour protéger l'individu contre autrui ou, dans des circonstances particulières, contre lui-même. Il en résulte des obligations de surveillance  et de protection des détenus qui se trouvent entièrement sous le contrôle des autorités([8]). Le Conseil d'Etat en a déduit dans son arrêt du 17 décembre 2008([9]) relatif au choix des matelas de l'administration pénitentiaire et à la protection contre les risques d'incendie volontaire le motif de principe suivant : « Eu égard à la vulnérabilité des détenus et à leur situation d'entière dépendance vis‑à-vis de l'administration, il appartient tout particulièrement à celle-ci et, notamment, au garde des sceaux, ministre de la justice et aux directeurs des établissements pénitentiaires, en leur qualité de chefs de service, de prendre les mesures propres à protéger leur vie ». Cette motivation de principe qui fait pleinement écho à la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l'homme est suivie d'une analyse très approfondie des initiatives et des actes de l'administration au regard de l'obligation de protection de la vie des détenus contre les risques d'incendie de la literie, cette obligation devant par ailleurs être conciliée avec les autres impératifs de sûreté, d'hygiène et de confort que l'administration pénitentiaire doit également prendre en compte.

Dans un autre domaine, celui de l'article 3 qui prohibe les traitements inhumains ou dégradants, la Cour européenne des droits de l'homme a développé, sur la question des fouilles corporelles, une jurisprudence extrêmement nuancée mais aussi précise et contraignante qui vise à assurer le respect de la dignité de la personne humaine. Aux termes de l'arrêt Frérot c/ France du 12 juin 2007([10]), les détenus peuvent être soumis à des fouilles intégrales, lorsqu'elles sont nécessaires pour garantir la sécurité à l'intérieur de la prison ou pour prévenir des troubles ou des infractions. Mais la Cour prête la plus grande attention aux modalités de ces fouilles, c'est-à-dire à leur fréquence, à l'environnement dans lequel elles se déroulent et aux conditions concrètes de leur réalisation pour s'assurer qu'elles sont proportionnées au but recherché et ne portent pas une atteinte excessive à la dignité du détenu en provoquant chez lui, selon les termes habituels de sa jurisprudence, « des sentiments d'angoisse et d'infériorité de nature à l'humilier et à le rabaisser ». En relation directe avec cette jurisprudence, le Conseil d'Etat a retenu, dans son arrêt El Shennawy du 14 novembre 2008, le motif de principe suivant : « Si les nécessités de l'ordre public et les contraintes du service public pénitentiaire peuvent légitimer l'application à un détenu d'un régime de fouilles corporelles intégrales répétées, c'est à la double condition :

  • d'une part, que le recours à ces fouilles intégrales soit justifié, notamment, par l'existence de suspicions fondées sur le comportement du détenu, ses agissements antérieurs ou les circonstances de ses contacts avec des tiers ;

  • et d'autre part, qu'elles se déroulent dans des conditions et selon des modalités strictement et exclusivement adaptées à ces nécessités et ces contraintes ».

Et le Conseil d'Etat ajoute : « Il appartient à l'administration de justifier de la nécessité de ces opérations de fouille et de la proportionnalité des modalités retenues ».

B - Le contrôle opéré par le juge administratif est d'autant plus protecteur des droits des personnes qu'il est particulièrement approfondi. La jurisprudence sur les fouilles corporelles qui vient d'être citée le démontre avec éclat. Mais elle n'est pas isolée : dès lors que des droits sont reconnus aux détenus, ils ne peuvent être limités que si des motifs d'intérêt public tenant notamment à la sécurité ou à la prévention d'infractions le justifient et si ces limites sont proportionnées.

Ce contrôle de nécessité et de proportionnalité est également applicable lorsque d'autres mesures de rigueur que les fouilles corporelles sont appliquées aux détenus : l'arrêt du 17 décembre 2008 n° 293786 Section française de l'OIP rendu sur la requête contre le décret n° 2006-337 du 21 mars 2006 non seulement reconnaît, comme je l'ai dit, la « justiciabilité » des décisions d'isolement de quelque catégorie qu'elles relèvent ; mais encore il fixe la grille de contrôle très stricte qui est applicable à ces mesures. Je cite : « Une telle mesure [de placement préventif], à l'instar de la mesure de placement provisoire, ne peut intervenir sous le contrôle du juge de l'excès de pouvoir que dans l'hypothèse où elle est strictement  nécessaire afin d'assurer la sécurité de l'établissement pénitentiaire ou des personnes ». C'est le contrôle bien connu qui s'applique depuis l'arrêt Benjamin de 1933 aux mesures de police. On mesure ainsi le chemin parcouru en un seul jour pour des décisions qui, avant le 17 décembre 2008, s'agissant d'isolement préventif, n'étaient tout simplement même pas attaquables au contentieux.

Ce contrôle qui est encore qualifié de contrôle normal a vocation à s'appliquer à l'ensemble de la matière disciplinaire : le juge vérifie si les faits sont de nature à justifier une sanction (c'est le contrôle de nécessité) et si la sanction est proportionnée au regard de la faute commise (c'est le contrôle de proportionnalité stricto sensu).

Ce contrôle normal a aussi vocation à s'appliquer en dehors des seules mesures de rigueur ou de restriction décidées par l'administration, aux domaines dans lesquels la législation, la réglementation ou les stipulations des conventions internationales créent des obligations à la charge de l'administration : ainsi l'abstention de prendre une nouvelle réglementation sur la literie des détenus au regard du risque d'incendie ou de fournir des matelas ignifugés d'un type particulier serait illégale, si elle méconnaissait les obligations résultant de l'article 2 de la Convention européenne des droits de l'homme - et le juge exerce sur le rapport entre cette abstention et le respect de ces obligations un entier contrôle. Au cas particulier, dans l'arrêt rendu le 17 décembre 2008 sur la requête n° 305 594 de la section française de l'OIP, le Conseil d'Etat, après avoir procédé à ce contrôle, a entièrement rejeté la requête de l'OIP. Mais son arrêt est assorti de réserves : bien qu'il ne fasse pas droit à la demande de renouvellement général des matelas, il juge que l'obligation de protection incombant à l'administration pénitentiaire peut être de nature  à lui imposer de « mettre à la disposition de certains détenus des quartiers ordinaires, lorsque des circonstances particulières tenant notamment à leur comportement, à celui de leurs codétenus ou à la configuration de leur cellule le justifient », le type de matelas utilisé dans les quartiers disciplinaires, faute de quoi sa responsabilité serait susceptible d'être engagée pour faute. Cet arrêt révèle ainsi le glissement susceptible de s'opérer d'une absence d'illégalité d'un acte à une éventuelle responsabilité de l'administration.

En revanche, il peut subsister dans le contrôle du juge des zones limitées de contrôle restreint, lorsque l'imposent les contraintes du milieu pénitentiaire. L'arrêt Planchenault du 14 décembre 2007 en fournit un exemple à propos du contrôle d'un déclassement, c'est à dire d'un retrait d'emploi, prononcé dans l'intérêt du service. Mais le contrôle restreint paraît dans ce cas davantage fondé sur le motif de la décision -l'intérêt du service- et le contexte de pénurie d'emplois en milieu pénitentiaire que, d'une manière générale, sur les contraintes inhérentes à la vie carcérale : si celles-ci étaient le facteur explicatif du contrôle restreint, celui-ci serait d'application générale, ce qui, on le sait, n'est pas du tout le cas.

C - Le contrôle opéré par le juge administratif sur l'administration pénitentiaire est d'autant plus puissant qu'il peut désormais prendre appui sur les procédure de référé. Ces procédures qui ont été entièrement refondues par la loi du 30 juin 2000, aujourd'hui codifiée notamment aux articles L.521-1 et L.521-2 du code de justice administrative, ont doté le juge administratif d'instruments pertinents d'intervention en urgence lui permettant, soit de suspendre des actes dont la légalité suscite un doute sérieux , soit de prendre les mesures nécessaires à la sauvegarde d'une liberté fondamentale à laquelle il serait porté une atteinte grave et manifestement illégale.

Grâce aux procédures de référé, le contentieux administratif a perdu le caractère irréel qui était parfois le sien, le juge cessant de dire le droit de manière platonique sans que ses décisions n'aient d'effet utile et n'affecte concrètement la situation des justiciables. Tout au contraire, les pouvoirs du juge s'affirment maintenant pleinement au service du principe de légalité et du respect des libertés fondamentales.

C'est par de telle procédures, d'ailleurs, que le juge administratif a été conduit à se prononcer sur les rotations de sécurité  ou les fouilles corporelles intégrales et qu'il a édicté, en la matière, des règles jurisprudentielles destinées à encadrer sur des bases claires l'action de l'administration.

Sur le référé-libéré, le Conseil d'Etat a été conduit  à retenir dans son ordonnance du 27 mai 2005([11]) deux principes qui précisent les termes de son office en la matière :

  • d'une part, les personnes détenues dans des établissements pénitentiaires ne sont pas de ce seul fait privées du droit d'exercer les libertés fondamentales susceptibles de bénéficier de la procédure particulière instituée par l'article L. 521-2 du code de justice administrative ;

  • d'autre part, l'exercice de ces libertés est subordonné aux contraintes inhérentes à leur détention.

Le juge des référés a ainsi considéré que constituent une liberté fondamentale « le consentement libre et éclairé du patient aux soins médicaux qui lui sont prodigués ainsi que le droit de chacun au respect de sa liberté personnelle, qui implique en particulier, qu'il ne puisse subir de contraintes excédant celles qu'imposent la sauvegarde de l'ordre public ou le respect des droits d'autrui...([12]).

Pourraient être consacrés à l'avenir, ainsi que l'évoque M. Guyomar, rapporteur public, dans ses conclusions, d'autres principes, comme le droit au respect de la vie privée  et familiale dans les limites permises par la détention ou encore le respect de la dignité  de la personne humaine, principe sous‑jacent à l'article 3 de la convention.

En revanche, il a été jugé que la modification temporaire d'un régime de détention ne peut, en l'absence de circonstances particulières, être regardée par elle-même comme portant une atteinte grave à une liberté fondamentale([13]). Il a aussi été jugé que ne constituaient pas des libertés fondamentales au sens de l'article L 521‑2 du code de justice administrative :

  • l'objectif de réinsertion des détenus([14]) ;

  • le droit à la santé([15]) ;

  • la liberté de réunion des détenus,  en raison des « contraintes inhérentes à la détention »([16]).

On mesure en tout cas le lien étroit qui peut s'établir, par le truchement des libertés et des droits fondamentaux, entre la recevabilité de certaines requêtes au sens des jurisprudences Boussouar-Planchenault du 14 décembre 2007 et l'application de la procédure du référé-liberté. Dans les deux cas, l'accès au juge  ou au juge des référés peut être subordonné, non pas à la nature d'un acte ou d'un agissement, mais à l'identification dans l'affaire d'une liberté fondamentale et à la gravité de l'atteinte qui y est portée.

Le référé est donc en matière pénitentiaire une voie qui peut être efficace pour assurer la protection des droits fondamentaux, pour autant que la détention ne s'y oppose pas par nature. L'important arrêt de section du 31 octobre 2008 y fait ainsi expressément référence en matière de contrôle de l'isolement des détenus.

Toutefois, le référé-liberté rencontre une limite qui tient moins à une incertitude quant à l'existence des libertés et des droits fondamentaux des détenus qui ont été consacrés dans leur principe en décembre 2007, qu'à la difficulté d'identifier des atteintes graves et manifestement illégales à ces droits et libertés et surtout de remplir la condition d'urgence exigée par la loi.

En effet la condition d'urgence qui est appréciée de manière concrète et objective conduit le juge administratif à examiner si l'exécution d'un acte porte atteinte de manière suffisamment grave et immédiate à un intérêt public, à la situation de requérant ou aux intérêts qu'il entend défendre. En matière pénitentiaire, cette analyse conduit à mettre en balance, d'une part, les atteintes alléguées à des droits fondamentaux et, en particulier, l'aggravation des conditions de détention et, d'autre part, les exigences de la sécurité publique et de la prévention des infractions, eu égard en particulier à la dangerosité du détenu, à ses tentatives d'évasion et autres antécédents ou à son classement.

Il est clair qu'à cette aune la condition d'urgence est particulièrement difficile à remplir. Ce fut le cas, en particulier, dans l'affaire l'arrêt Payet qui a été jugée le14 décembre 2007.

Le référé-liberté qui est une arme radicale entre les mains du juge ne devrait donc jouer que dans des cas limités. Mais cette circonstance ne saurait en aucune manière masquer l'étendue et la profondeur du contrôle opéré depuis peu par le juge administratif sur les actes de l'administration pénitentiaire.

 

III - Le juge administratif a ouvert de nouveaux espaces de mise en cause de la responsabilité de l'Etat.

Le juge administratif a approfondi son contrôle de l'administration pénitentiaire en étendant le champ de la responsabilité de la puissance publique : on est en présence, ici aussi, d'une dynamique d'extension des droits des détenus et d'ouverture du prétoire du juge.

Cette libéralisation progressive des régimes de responsabilité de la puissance publique se manifeste sur deux plans différents : celui de la responsabilité sans faute de l'Etat vis-à-vis des tiers et celui de la responsabilité pour faute du service public pénitentiaire vis-à-vis des usagers.

A - En ce qui concerne la responsabilité sans faute de l'Etat, il convient tout d'abord de préciser que la juridiction administrative jouit dans ce cadre d'une compétence paradoxale : c'est certes à elle qu'il revient de connaître des actions en responsabilité de l'Etat pour risque, mais elle ne peut pas pour autant toujours apprécier la légalité des actes dont le requérant soutient qu'ils sont à l'origine du dommage. Le juge administratif ne se prononce que sur l'existence, ou non, d'un risque « spécial » que l'Etat aurait fait courir aux tiers du fait de son action. C'est ainsi que dès 1987, la section du contentieux du Conseil d'Etat a considéré que « les mesures de libération conditionnelle, de permission de sortir et de semi-liberté constituent des modalités d'exécution des peines qui ont été instituées à des fins d'intérêt général et qui créent, lorsqu'elles sont utilisées, un risque spécial pour les tiers susceptible d'engager, même en l'absence de faute, la responsabilité de l'Etat »([17]). En conséquence, lorsqu'un détenu soumis à de telles mesures commet un crime ou un délit, le juge administratif peut condamner l'Etat à en indemniser les victimes. Témoin de l'extension constante de la responsabilité sans faute de l'Etat depuis les années 1980 en matière pénitentiaire, cette solution a récemment été transposée aux réductions de peine([18]).

B - L'extension de la responsabilité de l'Etat pour faute est tout aussi significative, mais plus récente : en effet, ce n'est qu'en 2003 que le Conseil d'Etat procéda à un premier grand revirement de jurisprudence sur la question. Il revenait alors sur une jurisprudence ancienne, selon laquelle la responsabilité de l'administration pénitentiaire en matière de choix de l'établissement, de régime de détention et surtout de défaut de surveillance ne pouvait être engagée qu'en cas de faute lourde([19]) et, auparavant, de « faute manifeste et d'une particulière gravité » ; si bien qu'il était quasiment impossible de mettre en cause la responsabilité de l'Etat en cas de faute simple, laquelle ne pouvait être prise en compte que de manière résiduelle en cas de défaut d'organisation du service([20]). Ce régime de responsabilité était d'autant plus problématique que la responsabilité de la puissance publique pouvait être engagée pour faute simple dans des domaines qui, sans être identiques, posaient des problèmes comparables sur certains points à ceux de la prison([21]). Conscient de ce problème et confronté à des situations nouvelles, comme la recrudescence des suicides de détenus, le Conseil d'Etat a abandonné l'exigence de faute lourde par sa décision Chabba du 23 mai 2003([22]). Dans cette espèce, il a jugé que le suicide d'un détenu résultait directement d'une succession de fautes commises par l'administration pénitentiaire, qui avait non seulement négligé d'informer ce détenu que sa détention avait été prolongée, mais aussi qui n'avait pas tenu compte de la réaction de l'intéressé lequel, n'ayant pas reçu la notification en question, pouvait se croire en situation de détention arbitraire. Cette solution fut ensuite réaffirmée par une décision Delorme de 2007([23]) : statuant sur la responsabilité du service public pénitentiaire du fait du suicide d'un détenu mineur, le Conseil d'Etat a confirmé le régime de la faute simple qu'il avait adopté en 2003 et il a précisé que ce régime trouvait à s'appliquer, même lorsque la faute commise était non pas multiple, mais unique.

Cependant, le Conseil d'Etat s'est attaché à adapter sa définition de la faute aux conditions particulières dans lesquelles agit l'administration pénitentiaire. Ainsi, il a récemment affirmé que la responsabilité de la puissance publique ne pouvait pas être engagée en cas de vol dans les cellules, dans la mesure où « compte tenu des contraintes pesant sur le service public pénitentiaire, l'organisation de méthodes de détention consistant à laisser ouvertes les cellules pendant la journée afin de favoriser un climat de détente ne saurait être subordonnée à l'affectation de surveillants à chaque étage de façon permanente ». Dès lors, le simple fait que l'administration n'ait pas mis en place de « mesure[s] de protection particulière[s] des biens personnels des détenus » n'est pas en lui-même constitutif d'une faute([24]).

Ce mouvement d'ouverture des régimes de responsabilité de la puissance publique trouve des prolongements dans l'actualité la plus récente, comme le démontre l'arrêt Zaouiya du 17 décembre 2008([25]).

Par cet arrêt, le Conseil d'Etat a transposé le régime de la faute simple mis en place pour les suicides aux décès accidentels. Et il l'a fait avec une certaine solennité. Comme dans l'affaire Chabba, la responsabilité de l'Etat s'est trouvée engagée pour une succession de fautes : l'administration pénitentiaire n'avait pas pris en compte les menaces d'incendie volontaire proférées par le codétenu de M. Zaouiya, menaces qui furent mises à exécution et ont été à l'origine de la mort de ces deux détenus ; ensuite, l'instruction avait fait apparaître l'existence de négligences commises par l'administration qui, bien que consciente des dangers qui pouvaient résulter de la combustion des matelas qui équipent les cellules, n'avait pas mis en œuvre les mesures préventives adéquates ; en outre, le système de désenfumage de la prison était inadapté ; enfin le surveillant de nuit n'avait pu accéder rapidement au matériel de lutte contre l'incendie. Le Conseil d'Etat a pris soin de relever qu'aucune de ces circonstances ne revêtait le caractère d'une faute lourde. Cet abandon de la faute lourde est cohérent avec l'évolution de la jurisprudence qui avait déjà effectué le même mouvement pour des activités de service public regardées comme étant d'un exercice difficile : par exemple, pour les services d'aide médicale d'urgence([26]) et les services de lutte contre l'incendie([27]).

Cette évolution jurisprudentielle a ainsi permis de simplifier et d'unifier le contentieux de la responsabilité qui a très longtemps été jugé trop complexe et peu lisible, notamment par la doctrine.

Elle a conduit en revanche à écarter le recours à la notion de responsabilité pour risque spécial ou de présomption de responsabilité même pour des détenus mineurs, par analogie avec le régime de responsabilité des parents, qui aurait conduit à élargir de manière excessive et injustifiée les cas de mise en cause de l'Etat.

Ainsi, en étendant, voire banalisant son contrôle en matière de responsabilité, le Conseil d'Etat s'est mis à même de sanctionner non seulement les faits graves, mais aussi les manquements aux obligations normales des services pénitentiaires, ce qui est aussi de nature à rendre plus effectifs les droits des détenus et de leurs ayants cause.

Cette jurisprudence traduit bien l'approfondissement du contrôle exercé sur l'Etat en sa qualité de gestionnaire du service public pénitentiaire. La disparition de l'exigence de faute lourde va dans le même sens que l'ouverture de voies de recours efficaces contre les décisions de l'administration pénitentiaire. Dans tous les cas ‑contentieux de la légalité, contentieux de la responsabilité-, l'on assiste à un alignement du contentieux de l'univers pénitentiaire sur les régimes de droit commun, sans pour autant que cela ne signifie que le juge refuse de prendre en compte la spécificité et la difficulté des missions exercées.

Enfin, très opportunément, ces évolutions jurisprudentielles mettent notre droit en cohérence avec les jurisprudences de nombreux pays  -Etats-Unis, Royaume-Uni, Espagne- et surtout avec celle de la Cour européenne des droits de l'homme qui, au nom de l'obligation positive de prendre des mesures de protection des détenus, a, quelques semaines avant l'arrêt Zaouiya du 17 décembre 2008, condamné la France, sur le fondement des articles 2 et 3 de la convention, en raison du suicide d'un détenu en détention provisoire, qui souffrait de problèmes psychiatriques et avait été placé en cellule disciplinaire([28]).

*       *

*

Comme je l'ai dit, l'évolution de la jurisprudence du Conseil d'Etat s'est largement traduite par un alignement du contentieux pénitentiaire sur le contentieux administratif de droit commun, qu'il s'agisse du contentieux de la légalité ou de celui de la responsabilité. Le juge administratif est ainsi devenu pleinement un juge pénitentiaire, selon la formule de M. Guyomar.

Est-ce à dire que le régime juridique profondément renouvelé de l'administration pénitentiaire a totalement perdu sa spécificité et qu'il s'est banalisé ? Je ne le pense pas, car la privation de liberté introduit une irréductible singularité, voire une béance, dans le bloc des droits fondamentaux et il y aurait quelque artifice à soutenir que le détenu est un citoyen titulaire de tous les droits, à l'exception de la liberté d'aller et venir. Cette formule est naturellement pertinente pour promouvoir une politique volontariste d'amélioration de la condition pénitentiaire, mais elle peine à rendre compte de la réalité, d'autant que les exigences de la sécurité publique au sens large peuvent conduire à des restrictions supplémentaires des droits fondamentaux. Le fait que le juge contrôle la nécessité et la proportionnalité de ces restrictions est heureux, mais il contribue à mettre en exergue la particularité du service public et de la condition pénitentiaire.

S'il est possible et même probable qu'après les mises à niveau spectaculaires des dernières années, la jurisprudence européenne et nationale approche d'une forme de maturité et de plus grande stabilité, le droit pénitentiaire est appelé à rester pendant un certain temps encore un droit en construction. En effet, avec le projet de loi pénitentiaire déposé par le Gouvernement sur le bureau du Sénat, les régimes de détention et les droits des détenus vont être, selon le cas, définis ou redéfinis dans des termes tenant compte des acquis de la jurisprudence des dernières années. Le droit au recours, le droit au respect de la vie privée et le droit à la santé pourraient être formellement reconnus et précisés dans la loi, les fouilles et le placement en cellule disciplinaire devraient être réglementés de la même manière. La discussion parlementaire pourrait aussi conduire à des amendements substantiels du projet de loi : la commission des lois du Sénat a en tout cas présenté de nombreuses propositions en ce sens.

Quelle que soit l'issue du débat parlementaire, il est pleinement légitime que la représentation nationale s'approprie ces questions et les tranche. Les enjeux du monde carcéral sont en effet suffisamment importants pour qu'ils soient pris en charge par elle. Alors que l'on déplore souvent l'excès de lois, c'est le déficit de lois et l'excès de réglementation qui sont, en matière pénitentiaire, le plus souvent et justement critiquées. Cette intervention du législateur, loin de l'affaiblir, ne peut que renforcer la légitimité du juge et la pertinence de la conciliation qu'il doit opérer entre les droits des détenus et les contraintes de la vie pénitentiaire.

> Retour

 

 

([1]) CE Trébutien et autres, inédit au Recueil.

([2]) CE, 17 décembre 2008 section française de l'OIP, à publier au Recueil.

([3]) CE section 31 octobre 2008 section française de l'OIP, Recueil p. 374.

([4]) CE 17 décembre 2008 section française de l'OIP, précité.

([5]) voir à ce sujet les conclusions de Claire Landais sur l'arrêt Payet du 14 décembre 2007 et de Mattias Guyomar sur l'arrêt Section française de l'OIP du 31 octobre 2008 précité.

([6]) CE section 31 octobre 2008 Section française de l'OIP précité.

([7]) CEDH LCB c. Royaume-Uni, 9 juin 1998, n° 23413/94.

([8]) CEDH 3 avril 2001 Keenan c/Royaume-Uni, n° 27229/95 ; 18 octobre 2005 Akdogdu c/Turquie, n° 46747/99 ; 27 juillet 2004 Slimani c/France, n° 57671/00.

([9]) CE n° 305594 section française de l'OIP.

([10]) Précité.

([11]) CE 27 mai 2005 section française de l'OIP, M. Bret, Mme Blandin, Rec. p. 232.

([12]) CE 8 septembre 2005, Garde des sceaux c/Bunel, Rec. p. 388.

([13]) CE 10 février 2004 Garde des sceaux c/M. Soltani, inédit au Recueil.

([14]) CE 19 janvier 2005 M. Chevalier, Rec. p. 23.

([15]) CE 8 septembre 2005 M. Bunel précité.

([16]) CE 27 mai 2005 OIP, M. Bret, Mme Blandin, précité.

([17]) Section, 29 avril 1987, Garde des Sceaux c. Banque populaire de la région économique de Strasbourg, Rec. p. 158.

([18]) CE, 15 février 2006, Garde des Sceaux c. Consorts Maurel-Audry, Rec. p. 75.

([19])  Section 30 octobre 1958 Rakotoarinovy Rec. p. 470 ; Section, 5 février 1971, Garde des Sceaux c. Dame veuve Picard, Rec. p. 101.

([20]) CE 10 février 1956 Consorts Volmerange Rec. T. p. 751.

([21]) Pour les hôpitaux psychiatriques, par exemple : Section, 5 janvier 1966, Sieur Hawezack, Rec. p. 6.

([22]) CE 23 mai 2003, Chabba, Rec. p. 240.

([23]) CE 9 juillet 2007, Delorme, Rec. T. p. 1063.

([24]) CE 9 juillet 2008, Garde des sceaux, ministre de la justice c/ Boussouar, Rec. p. 262.

([25]) CE 17 décembre 2008, Zaouiya, à publier au Recueil.

([26]) CE section 20 juin 1997, Theux,Rec. p. 253.

([27]) CE 29 avril 1998, Commune de Hannappes, Rec. p. 185 et 29 décembre 1999, Communauté urbaine de Lille, Rec. p. 436.

([28]) CEDH 16 octobre 2008 Renolde c/France, n° 5608/05.