Où va l'État ?

Par Jean-Marc Sauvé, Vice-président du Conseil d'Etat
Discours
Passer la navigation de l'article pour arriver après Passer la navigation de l'article pour arriver avant
Passer le partage de l'article pour arriver après
Passer le partage de l'article pour arriver avant

Intervention de Jean-Marc Sauvé à l'occasion des 80 ans de la Revue Esprit. Table-ronde sur les transformations de l'État, effacement ou montée en puissance ?

< ID du contenu 3351 > Lien à reprendre : > télécharger l'intervention au format pdf</a>

80 ans de la Revue Esprit

Table-ronde sur les transformations de l’État, effacement ou montée en puissance ?

***

Mairie du 3ème arrondissement, Samedi 8 décembre 2012

***

Intervention de Jean-Marc Sauvé[1], vice-président du Conseil d’État

 

Où va l'État ?

L’histoire de la notion d’État est celle de sa mutation. L’écart est grand, en effet, entre l’État pensé par Jean Bodin, celui de Louis XIV, qui aurait prononcé devant les parlementaires parisiens la formule « L’État, c’est moi »[2] , l’État issu de la Révolution, de l’Empire puis des deux guerres mondiales et l’État actuel. Mais, paradoxalement, l’État est autant invariant que variant, et l’interrogation sur sa « vraie » nature est encore aujourd’hui permanente, voire lancinante : elle se retrouve dans les discours sur la réforme de l’État comme dans les analyses sur la place de notre État dans l’Europe et dans le monde ; elle alimente les revendications de moins d’État comme de plus d’État. Cette interrogation est aussi complexe : l’État n’est ni la Nation, ni la République, ni la France, mais parler de l’État, c’est nécessairement se relier à ces entités et réalités.

L’État contraint

L’État apparaît en effet aujourd’hui comme tout à la fois limité, encadré et contourné. Un premier mouvement a conduit à limiter les prérogatives et les pouvoirs de l’État. Depuis une trentaine d’années, de nombreuses compétences auparavant étatiques ont en effet été transférées soit aux collectivités infra-étatiques, en particulier depuis la première étape de la décentralisation entamée avec la loi du 2 mars 1982 relative aux droits et libertés des communes, des départements et des régions, soit dans le cadre de l’Union européenne, avec l’accélération de ces transferts depuis le traité sur l’Union européenne signé à Maastricht le 7 février 1992. L’union bancaire viendra ainsi prochainement parachever l’union économique et monétaire. S’ajoutent à ces transferts de compétences, des mécanismes de fragmentation, puisqu’au sein même de l’État, les opérateurs et, surtout, les régulateurs ou les autorités indépendantes ont acquis un poids important dans le cadre de dispositifs visant à assurer la protection des libertés publiques ou l’application du droit de la concurrence globalement ou des secteurs déterminés. De telles évolutions ont certes été voulues et doivent être encouragées, car les réalités d’aujourd’hui nécessitent une fluidité des organisations et une pleine mise en œuvre du principe de subsidiarité. Elles conduisent toutefois à modifier notre perception de l’État, qui apparaît aujourd’hui enfermé, presque confiné, dans des limites strictes.

Participe de ce mouvement de limitation l’émergence, à côté ou à la place des normes classiques, d’une « normativité graduée »[3] qui s’exprime par le recours à des quasi-contrats ou des procédés de droit souple (ou de « soft law » en droit anglo-saxon) destinés à orienter les comportements sans créer par eux-mêmes de droits ou d’obligations sanctionnables (directives ; lignes directrices ; recommandations ; orientations ; chartes…). Ces procédés nouveaux à normativité atténuée ou réduite, qui peuvent émaner d’acteurs publics ou privés, nationaux ou transnationaux sont, selon le cas, alternatifs ou complémentaires du « droit dur », qui est historiquement l’apanage de l’État. Ils peuvent être préparatoires à des normes opposables ou s’inscrire dans une dialectique entre droit dur et droit souple. Ils constituent, par leurs sources diverses et leur effet normatif limité, un signe de la transformation de l’État qui, volontairement ou non, renonce à une part de son impérium.

S’il s’est limité, l’État est également encadré dans l’exercice de celles de ses compétences qui subsistent. Les derniers engagements européens souscrits, comme le Traité sur la stabilité, la coordination et la gouvernance signé le 2 mars 2012, confirment et amplifient, sinon les transferts de compétences déjà opérés en matière de politique monétaire, du moins les conditions d’exercice des compétences maintenues, en particulier en matière budgétaire et de finances publiques. Le poids de la dette publique ôte à l’État ses marges de manœuvre et, face à la puissance des marchés, illustrée par la place prise dans le débat public par les évaluations successives des agences de notation, l’État manifeste une certaine difficulté à décider de manière autonome et une certaine impuissance à réguler. A la direction stratégique de l’État qui devrait être un impératif, tend à se substituer la seule exigence d’efficacité qui devient le maître mot : les États et leurs services publics sont constamment classés et jaugés, tandis que le New public management conduit à repenser l’organisation administrative et les méthodes de travail de l’administration. Les activités les plus régaliennes, la police ou l’exploitation du domaine public, sont de leur côté de plus en plus soumises aux exigences du droit de la concurrence.

Limité et encadré, l’État apparaît aussi contourné. Il subit les conséquences des bouleversements mondiaux et du choc de la globalisation, sur lesquels il n’a que peu de prise. Ainsi du changement profond des rapports de forces économiques qui sont à venir : selon l’OCDE, si la zone Euro représente à l’heure actuelle encore 17 % du PIB mondial, cette part ne sera plus que de 9 % en 2060[4]. Les États sont également confrontés au développement de nouveaux pouvoirs qu’ils ne peuvent que difficilement contrôler, favorisés en particulier par le développement de l’internet.

Si l’on s’accorde sur ces constats, deux questions principales semblent alors devoir être posées. En premier lieu, que reste-t-il de la souveraineté des États ? L’État n’est en effet plus la puissance tutélaire qu’il a longtemps incarnée alors que, depuis Bodin et Loyseau[5], le pouvoir souverain est présenté comme l’essence même de l’État. En second lieu, la question doit être posée de savoir si l’État en France a encore les moyens de ses ambitions. Sans doute convient-il à cet égard de repenser les fins de l’État, car le modèle de l’État de police comme celui de l’État-providence sont dépassés.

Le désenchantement et la perte de vision de l’administration

Mais l’État, entendu comme entité souveraine, n’est qu’une facette d’une notion multiforme et les transformations de l’État se donnent aussi à voir, lorsque l’on examine l’administration qui l’incarne.

Les récentes réformes de l’administration ont conduit à sa reconfiguration et à des processus de rationalisation. Cette volonté est constante depuis une quarantaine d’années, ainsi que l’ont montré de récents travaux de sciences politiques[6] et il convient d’aborder avec circonspection l’idée même de réforme et de crise de l’administration, en tant qu’elle serait aujourd’hui nouvelle. Des réformes profondes ont déjà été engagées, avec plus ou moins de succès, ces dernières années ; elles se sont traduites par autant de mots-clés de la novlangue administrative : la LOLF – loi organique relative aux lois de finances –, la RéATe - la réforme de l’administration territoriale – et la RGPP – la révision générale des politiques publiques.

Si elles ont donné des résultats, ces réformes, conjuguées aux conditions actuelles d’exercice des fonctions d’administrateur, ont conduit à un certain désenchantement. La lassitude des fonctionnaires est tout d’abord perceptible, au plus haut niveau. Les directions ont perdu en responsabilité et en marge de manœuvre et vivent de plus en plus sous une pression quotidienne des cabinets ministériels. Absorbée par des enjeux de court-terme, insuffisamment responsabilisée, l’administration éprouve un malaise croissant qui tient également à la forte tension qui existe actuellement entre les objectifs assignés et les moyens mis à la disposition de celle-ci. La RGPP, en particulier, n’a pas été porteuse des économies escomptées mais elle a fortement pesé sur le fonctionnement des administrations[7]. La politique immobilière de l’État, symbolisée par des cessions importantes de patrimoine ainsi que des résiliations de baux lorsque des objectifs de prix au m² et de surface par agent sont dépassés, est un autre exemple de contrainte appliquée de manière parfois aveugle et mécanique, sans professionnalisation suffisante, ni attention sérieuse aux économies réellement générées par des choix alternatifs.

S’ajoute à ce constat celui, peut-être encore plus problématique, de la perte de vision stratégique de l’État aux niveaux ministériel et interministériel. Pour prendre un exemple, l’État, s’il a arrêté depuis 30 ans des options successives parfois contradictoires en matière d’immigration, s’est toujours gardé d’engager une réflexion stratégique globale sur ces questions d’ampleur, promptes à cristalliser les passions politiques. Pourtant une telle réflexion aurait permis d’éclairer des orientations à long terme permettant de conjuguer les principes et valeurs auxquels nous souscrivons (le droit d’asile, le droit de mener une vie familiale…) avec les besoins ou les exigences de l’économie, l’état de la démographie ainsi que la situation et la stratégie de l’emploi, sans omettre de prendre en compte le rayonnement de notre pays, en particulier dans la compétition des systèmes de formation. La décision d’abolir les contrôles aux frontières internes des États du groupe de Schengen n’a pas non plus été précédée, accompagnée ou suivie d’une réflexion sur les impacts de cette décision en matière d’immigration et de sécurité et sur les mesures compensatoires les plus appropriées. Toutes ces mesures ont bien été conçues et négociées par les administrations sous le contrôle de l’autorité politique mais elles auraient mérité une réflexion globale débouchant sur une stratégie présentée et débattue publiquement. Un tel débat aurait permis de limiter ou de circonscrire des controverses ultérieures.

De même aurait-on dû, au tournant des années 1990, engager une réflexion transversale sur les pré-requis et les impacts économiques de la création d’une monnaie unique, que la théorie économique était dès cette époque en capacité d’éclaircir. Cette réflexion aurait permis d’utilement éclairer la conduite des politiques économiques et budgétaires nationales. Elle aurait peut-être contribué à retarder, atténuer, voire éviter une partie des désordres que la zone euro a connue depuis 2010.

La disparition du Commissariat général du Plan, qui était un lieu de réflexion transversale, mais aussi de concertation et de délibération entre l’État et les acteurs économiques et sociaux, a tiré les conséquences de la perte de vision stratégique de l’État, qui avait commencé bien auparavant. Elle a contribué à la renforcer. Car il n’est pas sûr que le Centre d’analyse stratégique, créé par un décret du 6 mars 2006, dont ne peuvent être mis en cause la qualité, ni le volume des travaux, ait réellement pris la relève au regard d’une carence générale qu’il y a lieu de déplorer. Ce constat est au demeurant assez partagé, comme le montre le rapport intitulé Pour un commissariat général à la stratégie et à la prospective, remis au Premier ministre le 4 décembre dernier[8]. Fondamentalement, se pose la question de savoir quelle est la vision de l’État qui est actuellement défendue et portée. La réduction inéluctable des moyens dont dispose l’État conduira en outre à des difficultés dans la conduite et la mise en œuvre des politiques poursuivies, aussi longtemps qu’une réflexion sur la nature des services que l’État doit rendre et une réelle redéfinition de ses missions n’auront pas préalablement été menées à bien.

Ces phénomènes favorisent une rupture de l’État avec son administration, conduisant parfois à une dévalorisation du rôle de celle-ci par ceux-là mêmes qu’elle sert. Ces différents constats illustrent le désenchantement qui atteint les cadres supérieurs de l’État et, au-delà, des secteurs importants de l’administration. Ils sont également la conséquence de la fragilisation progressive de l’État par les questionnements récurrents sur sa place et son rôle, alors même que de nombreux changements sont à l’œuvre, changements qui contribuent à le déstabiliser.

Paradoxalement, le besoin d’État

De manière quelque peu paradoxale, il faut toutefois reconnaître le besoin d’État qui existe actuellement. Ce besoin d’État existe en France car, de longue date, l’État a été la matrice de la construction de la Nation.

Une Nation ne se construit pas nécessairement autour de l’idée d’État où à partir d’un État. L’histoire des pays européens tend certes plutôt dans ce sens. Mais ce n’est en revanche pas le cas, par exemple, aux États-Unis. Délibérément édifiés pour la défense de la liberté contre l’oppression, contre l’intolérance religieuse et « contre l’Europe des nationalismes rivaux et sanglants »[9], les États-Unis ont accédé à leur maturité sur le projet de recul continu de la frontière, tandis que cette même frontière constituait alors « l’une des plus profondes mais des plus tragiques réalités de la vie nationale des pays d’Europe »[10]. Garry Wills a essayé de montrer tout le poids de ces mythes fondateurs dans la défiance des Américains, qui croient à une politique participative et ouverte, à l’égard d’un État géré par une administration professionnelle et spécialisée[11].

La plupart des États se sont toutefois construits par une affirmation de leur souveraineté contre une autre puissance. Le phénomène en France est millénaire. Par exemple, lorsqu’en 1208, le Pape Innocent III prêche la croisade contre les Cathares et prie Philippe Auguste d’en prendre la tête, celui-ci lui oppose une fin de non-recevoir en se fondant à la fois sur le droit écrit et sur la coutume. Deux explications peuvent être avancées. La première tient au refus de se soumettre à la Papauté et à la volonté du roi de donner la priorité à la lutte contre l’empereur. La seconde à une volonté de relégation du droit romain, alors vu comme un « agent de la germanité »[12]. Par la décrétale Super Specula, Philippe Auguste a d’ailleurs obtenu l’interdiction de l’enseignement de ce droit en 1219. Ces évolutions aboutiront sous Philippe le Bel à l’affirmation des légistes selon laquelle « le Roi est maître en son Royaume ». La construction de la souveraineté se fond alors avec l’affirmation de la puissance étatique, les deux apparaissant comme indissolublement liées[13].

Il y a là une remarquable continuité historique et « plus que tout autre, l’État français vérifie l’observation de Pierre Chaunu : ‘L’histoire ne détruit pas, elle sédimente’. Superposition, stratification où s’emboitent comme des schistes le féodal et le moderne, la suzeraineté et la souveraineté »[14]. L’État, en France, est la matrice de la Nation. Au travers des soubresauts de l’histoire, par-delà les ruptures les plus marquées, même celle de la Révolution française, l’État, pensé comme centralisation administrative et centralisation gouvernementale, pour reprendre une distinction chère à Tocqueville[15], a constitué la trame de fond sur laquelle s’est construite notre Nation, et ce jusqu’aux périodes les plus sombres. Le rétablissement de la légalité républicaine par l’ordonnance du 9 août 1944 s’assigne ainsi comme but la continuité avec le « dernier gouvernement légitime de la République », en date du 16 juin 1940, jour de la démission de Paul Reynaud et de la nomination de Pétain comme chef du Gouvernement. Par ce qui relève en partie d’une fiction salvatrice, l’État véritable, alors, n’était pas à Vichy. L’article 3 de l’ordonnance du 9 août 1944 relative au rétablissement de la légalité républicaine sur le territoire continental a ainsi expressément constaté la nullité des actes méconnaissant les droits fondamentaux les plus élémentaires pris par l’autorité de fait se disant « gouvernement de l’État français », reconnaissant par là-même l’illégalité des mesures prises. La responsabilité de l’État républicain peut-elle alors être engagée pour les illégalités commises par l’autorité de fait ? Le Conseil d’État a apporté une réponse positive à cette question. Sophie Boissard soulignait dans ses conclusions sous l’arrêt Papon qu’il existe certes « sur le plan politique et institutionnel, une altérité radicale entre l’État républicain […] et la parenthèse autoritaire qu’a représentée, dans l’histoire récente de notre pays, le régime de Vichy » mais que, « en droit et en fait, il n’en existe pas moins une continuité entre ces différentes périodes de l’histoire de notre pays »[16]. Dès lors, « au nom même cette continuité », l’État républicain ne peut échapper à l’héritage de Vichy.

Notre histoire est donc celle d’une Nation où l’État, dans sa continuité, occupe une place à part. L’État, écrivait le Général de Gaulle, « qui répond de la France, [est] en charge, à la fois, de son héritage d’hier, de ses intérêts d’aujourd’hui et de ses espoirs de demain »[17]. L’État, dont la tâche consiste « non pas à faire entrer de force la Nation dans un carcan » continue de Gaulle, mais à « conduire son évolution », ce qui implique « une impulsion, une harmonisation, des règles qui ne sauraient procéder que [de lui] »[18].

L’État, en France, s’est construit comme le garant de l’intérêt général, qui est regardé, à bon droit, comme la pierre angulaire de l’action publique, dont il détermine la finalité et fonde la légitimité. La conception d’inspiration utilitariste, qui ne voit dans l’intérêt commun que la somme des intérêts particuliers, n’a pas trouvé dans notre pays de terrain fertile et c’est une conception volontariste de l’intérêt général qui s’est développée. Supposant le dépassement des intérêts particuliers, l’intérêt général est d’abord, dans cette perspective, l’expression de la volonté générale, ce qui confère à l’État la mission de poursuivre des fins qui s’imposent à l’ensemble des individus, par-delà leurs intérêts particuliers[19].L’État, dans ce modèle, est vu comme un instrument pour fixer le cap de la Nation et contribuer à résoudre l’ensemble des questions qui surgissent de la vie en société. Il est vécu comme une solution et non pas comme un problème, ainsi qu’il est perçu depuis les origines aux États-Unis d’Amérique. La figure d’un État libéral, dont les compétences seraient strictement limitées à des domaines purement régaliens, ne s’est par conséquent jamais imposée en France. Alors qu’une révolution conservatrice touchait de nombreux pays dans les années 1980, symbolisée par l’arrivée au pouvoir de Margaret Thatcher et de Ronald Reagan, mais aussi, par exemple, de Yasuhiro Nakasone au Japon ou de Brian Mulroney au Canada, la France choisissait François Mitterrand et le parti socialiste. Il y a là, sans aucun doute, une spécificité française qui tient à l’impossibilité, compte tenu de notre histoire, à penser le lien social et la vie commune sans l’État. Le besoin d’État, en France, ne peut être nié.

Repenser l’État

Dès lors, quelle direction prendre ? Les changements apparaissent inévitables, ne serait-ce que parce que les cadres d’exercice de l’administration évoluent.

Il convient tout d’abord, de redonner des perspectives à l’État en ancrant son action dans une vision stratégique de long terme. La fonction de réflexion stratégique est en effet essentielle à la conduite de l’État, en ce qu’elle lui permet d’orienter son action selon une vision globale et qu’elle l’arme contre la dictature de l’instant. La définition d’une vision stratégique permettra de repenser les missions poursuivies par l’État. Cela est particulièrement nécessaire dans le contexte de la réduction des moyens. Désormais, la ponction sur ceux-ci doit aller de pair avec un réexamen des missions. De cette façon, il sera possible de limiter les conséquences de la réduction des dépenses publiques sur les services rendus par l’État, pour sortir de l’écart grandissant entre le volontarisme politique et la capacité opérationnelle des services centraux et locaux de l’État. Il faut, de manière plus générale, s’attacher à redéfinir la place de l’État dans la société, ses finalités, ses objectifs et ses priorités ; que doit-il faire avec les moyens dont il peut raisonnablement disposer ? L’État-providence présente des signes évidents d’obsolescence et doit être repensé. L’idée selon laquelle l’État, s’il est le principal promoteur et garant de l’intérêt général, n’en est toutefois pas le seul, est dorénavant admise. Il faut donc veiller à créer au sein de la société des dynamiques entre les différents acteurs publics et privés[20].

C’est donc l’idée même d’État et son rôle qu’il faut redéfinir, non pour l’affaiblir, bien entendu, mais pour lui rendre force, cohérence et efficacité. L’administration pourra alors dépasser le simple rôle d’exécutante que l’on a eu tendance à lui assigner, la seule fonction de déclencheur de « feux verts » institués dans le prolongement de la loi organique relatives aux lois de finances et penser le long terme par-delà les urgences, politique, administrative et médiatique.

Repenser l’État nécessite également sans aucun doute de réformer l’administration. A la suite à l’élection de François Hollande, une nouvelle politique de réforme de l’État, la « modernisation de l’action publique »[21], a été engagée, visant à obtenir « une véritable adhésion des personnels et de l’opinion publique et un redressement de nos finances publiques à échéance de 2017 »[22].

Réformer l’administration, c’est tout d’abord la décloisonner. Il faut en effet éviter qu’elle ne se replie sur ses corporatismes et qu’elle persiste dans ses insuffisances, notamment en matière de ressources humaines. Les attitudes de coopération entre administrations doivent, autant que possible, être favorisées et il faut combattre la tentation de repli sur soi, qui est grande en temps de crise. Les synergies interministérielles sont une des clés de cette ouverture, de même que la création de services interministériels, par exemple en ce qui concerne les systèmes d’information de l’État, ou encore la lutte contre le morcellement, encore bien trop important, de la fonction publique en de multiples corps. Une gouvernance responsable suppose en particulier de fixer des objectifs clairs en termes de politiques interministérielles et d'optimisation des moyens de la gestion publique : en particulier en matière de finances, de ressources humaines, de propriétés publiques, de systèmes d'information et de communication, de présence territoriale de l'État, de services à l'usager et de procédure administrative. L’État, par exemple, commence tout juste à prendre conscience de la valeur de son patrimoine immatériel et doit mettre en place une politique volontariste en la matière, qui s’impose à tous ses services.

Réformer l’administration, c’est ensuite préciser la répartition des compétences entre les différents niveaux de décision, qu’il s’agisse de la relation entre l’État et les collectivités territoriales ou entre l’État et ses opérateurs et agences. Il faut vraiment simplifier l’organisation territoriale de notre pays, pas nécessairement de manière uniforme, et donner aux collectivités territoriales des responsabilités accrues en privilégiant les blocs de compétences exclusives.

Enfin, réformer l’administration suppose de la replacer au centre d’une vision stratégique de l’État. Il faut, dans le respect du principe hiérarchique, miser sur l’esprit d’initiative et de responsabilité des fonctionnaires. Et l’autorité politique, pour travailler plus efficacement, doit prendre effectivement appui sur l’administration en écartant les écrans et les doublons. Cela implique notamment de repenser le rôle et de maîtriser l’effectif des cabinets ministériels, en évitant de dupliquer les structures d’administration centrale par des personnes appartenant aux mêmes corps et ayant les mêmes qualifications que les fonctionnaires des services.

Ces mesures apparaissent nécessaires pour restaurer la confiance au plus haut niveau de l’État. L’administration n’est pas source d’immobilisme ou de conservatisme, mais bien une force de proposition et un acteur déterminant de la mise en œuvre des politiques publiques. Il faut savoir, au meilleur niveau de l’État, rappeler cette identité et en tirer les conséquences.

***

L’État est sans conteste affecté par les changements profonds qui modifient son environnement. Sa souveraineté se modifie et s’érode. Elle n’est plus de même nature que celle qui existait à l’âge des États précédant celui de la globalisation. L’État et l’administration qui, en France peut-être plus qu’ailleurs, le représente sont en outre critiqués et remis en cause. Ces facteurs conduisent à une transformation, voire une transfiguration de l’État, dont la puissance tutélaire s’estompe et qui apparaît de plus en plus comme devant faire la preuve de la légitimité de son action au service de l’intérêt général. L’État, pour autant, n’est pas mort, ni même déclinant, qu’il agisse dans l’exercice de ses compétences au plan national ou dans le cadre des compétences partagées au sein de l’Union européenne.

Car au milieu de la crise actuelle, qui est économique, financière et sociale, nous avons toujours besoin d’un État exprimant une volonté nationale et l’intérêt général ; nous avons toujours besoin d’un État garant de la cohésion de notre Nation et de la solidarité entre les citoyens ; nous avons toujours besoin d’un État fixant le cap du pays dans la compétition internationale et sur la scène géopolitique et arrêtant les politiques économiques, écologiques et sociales les plus déterminantes pour notre avenir commun ; nous avons plus que jamais besoin d’un État donnant sens et cohérence à l’inscription de notre pays dans le monde global que nous habitons.

Les missions de l’État doivent être redéfinies et adaptées aux nouvelles contraintes qu’il rencontre. Ses moyens doivent être repensés au regard de ce qu’était sa puissance normative, économique et sociale de naguère. Mais en tant que porteur, sur le long terme, d’un projet collectif de société, accepté par le plus grand nombre et mis en œuvre par une administration compétente et loyale, l’État reste un chemin par où peut et doit s’accomplir notre destin collectif.

[1]Texte écrit en collaboration avec M. Olivier Fuchs, conseiller de tribunal administratif et de cour administrative d’appel, chargé de mission auprès du vice-président du Conseil d’État.

[2]Mais on prête aussi à Louis XIV cette sentence qui aurait été prononcée sur son lit de mort : « Je m’en vais, mais l’État demeurera toujours ».

[3] Il s’agit de l’une des expressions employées par Prosper Weil pour décrire l’évolution de la normativité du droit international (P. Weil, « Le droit international en quête de son identité », Cours général de droit international public, Académie de droit international de La Haye, 1992, vol. 237, p. 94.

[4]OCDE, Horizon 2060 : perspectives de croissance économique globale à long terme, novembre 2012.

[5]J. Bodin, Les six livres de la République, 1576 et C. Loyseau, Traité des seigneuries, 1608, ouvrages disponibles sur www.gallica.fr.« La souveraineté est la forme qui donne un être à l’État », Loyseau, Des seigneuries.

[6]P. Bezes, Réinventer l’État. Les réformes de l’administration française, (1962-2008), Paris, PUF, 2009.

[7]Bilan de la RGPP et conditions de réussite d’une nouvelle politique de réforme de l’État, rapport remis au Premier ministre le 25 septembre dernier, La Documentation française, 2012.

[8]Rapport issu des travaux d’un groupe présidé par Yannick Moreau, présidente de section au Conseil d’État, publié à La Documentation française.

[9]P. Nora, Présent, nation, mémoire, Paris, Gallimard, p. 326.

[10]Ibid.

[11]Garry Wills, A necessary evil. A History of American Distrust of Government, New York, Simon and Schuster, 1999.

[12]B. Barret-Kriegel, L’État et ses esclaves. Réflexions pour l’histoire des États, Payot, 1989, p. 49.

[13]La souveraineté s’est aussi accompagnée, de manière nécessaire, d’une limitation de celle-ci. Celle-ci a pu être justifiée par son essence divine, une autolimitation par le pouvoir souverain, par les droits subjectifs qui sont inhérents à l’homme ou encore par la théorie de la séparation des pouvoirs.

[14]B. Barret-Kriegel, op. cit., p. 135.

[15]A. de Tocqueville, De la démocratie en Amérique, Paris, 1951, 2 volumes.

[16]S. Boissard, conclusions sous CE, ass., 12 avril 2002, Papon, n° 238689.

[17]C. de Gaulle, Mémoires d’Espoir. Le renouveau (1958-1962), Paris, Plon, 1999, p. 1.

[18]Ibid., p. 121-122.

[19]Conseil d’État, Rapport public 1999. Réflexions sur l’intérêt général, La Documentation française, 2000.

[20] Conseil d’État, Rapport public 2011. Consulter autrement, participer effectivement, La Documentation française, 2012.

[21]Et de la création d’un comité interministériel pour la modernisation de l’action publique.

[22]Selon la lettre de mission adressée par Jean-Marc Ayrault aux chefs de service de l’inspection générale de l’administration, de l’Inspection générale des finances et de l’inspection générale des affaires sociales, reproduite dans le rapport intitulé Bilan de la RGPP et conditions de réussite d’une nouvelle politique de réforme de l’État, remis au Premier ministre le 25 septembre dernier (La Documentation française, 2012).