Les avis du Conseil d'État

Par Jean-Marc Sauvé, vice-président du Conseil d'État
Discours
Passer la navigation de l'article pour arriver après Passer la navigation de l'article pour arriver avant
Passer le partage de l'article pour arriver après
Passer le partage de l'article pour arriver avant

<a href="/admin/content/location/49862"> Lien à reprendre : > télécharger au format pdf</a>

L’Assemblée nationale et les avis du Conseil d’État
Assemblée nationale, vendredi 25 novembre 2016
Conclusions de Jean-Marc Sauvé[1], vice-président du Conseil d’État

 

Monsieur le président de l’Assemblée nationale,

Mesdames et Messieurs les députés,

Mesdames et Messieurs les professeurs,

Mesdames et Messieurs,

 

            Je suis heureux de conclure ce colloque consacré aux avis du Conseil d’État et je suis surtout très reconnaissant à l’Assemblée nationale d’avoir pris l’initiative de cette utile manifestation qui a permis un fructueux dialogue. Pour le profane, le thème de nos échanges peut apparaître limité, voire marginal ou même obscur. Il est au contraire majeur, car, selon le mot de mon éminent prédécesseur, Marceau Long, il est probable que, sans cette fonction, le Conseil d’État ne serait plus le Conseil d’État[2].

Par l’exercice de sa mission consultative et l’émission de ses avis, le Conseil d’État se trouve en effet associé au processus d’élaboration des normes et de la première d’entre elles, la loi[3]. Il a même pu, selon l’expression d’un autre illustre prédécesseur, Laferrière, être vu comme un « assistant du législateur »[4], si ce n’est même comme un « co-auteur » des projets de loi[5]. Car, si « le Parlement vote la loi » [6], il peut compter dans ce processus complexe sur le Conseil D’État qui, en vertu de l’article L. 112-1 du code de justice administrative « participe à la confection des lois »[7]. Laferrière parlait d’ailleurs, dans son discours d’installation à la vice-présidence le 28 janvier 1885, de « l’honneur de collaborer à la préparation des lois ». Cet honneur, le Conseil d’État l’assume depuis plus de deux siècles[8], dans le prolongement de ce que faisait déjà, selon des modalités différentes, le Conseil du Roi. Pourtant, comme le soulignait Guy Braibant, « des deux fonctions du Conseil D’État – conseiller et juger –, c’est la seconde qui est la plus connue (…) »[9]. Si le secret qui a traditionnellement entouré la fonction consultative du Conseil d’État a largement contribué à sa méconnaissance[10], les changements de nos institutions ont aussi pesé, à raison de l’influence qu’exercent sur cette fonction les modalités de l’organisation politique et parlementaire[11]. Mais le fait que les fluctuations de l’histoire aient pu, à certaines époques ou sous certains régimes, amoindrir, voire faire presque disparaître, la fonction consultative du Conseil d’État en matière législative, ne remet pas  en cause l’importance de cette mission dans le processus de fabrication de la norme aujourd’hui. Il n’appartient pas, bien sûr, au Conseil d’État de se substituer à la volonté du peuple français exprimée par le Parlement et le Gouvernement mais, par sa mission consultative, le Conseil D’État participe utilement au processus législatif et à sa qualité. Son rôle ne saurait avoir pour effet de porter atteinte aux prérogatives du Parlement et du pouvoir exécutif. Tout au contraire, le Conseil d’Etat aspire à permettre à ces deux pouvoirs – en fait, aux représentants du peuple français – d’assurer de manière informée et juridiquement rigoureuse les missions constitutionnelles qui sont les leurs.

I. « A la frontière de la consultation et de la décision »[12], les avis du Conseil d’Etat contribuent à l’élaboration de la norme en assurant une meilleure information du Gouvernement et du Parlement (A) et la régularité juridique des textes (B).

A. Le Conseil d’Etat participe par son rôle consultatif à la « confection des lois », mais il le fait au service de la volonté politique exprimée par les représentants du peuple français.

 

1. La fonction consultative du Conseil d’Etat a été historiquement la première. Après avoir presque disparu en matière législative sous la IIIème République[13], l’ordonnance du 31 juillet 1945[14] a rendu obligatoire la consultation du Conseil d’État sur les projets de loi et la Constitution du 4 octobre 1958 a consacré cette fonction au niveau constitutionnel. Le Conseil d’État doit ainsi être saisi, avant leur délibération en Conseil des ministres, sur les projets de texte relevant du domaine de la loi qui sont élaborés à l’initiative du Gouvernement[15]. Ce rôle est un élément important du processus d’élaboration des textes législatifs que le terme de « consultation » ne doit pas conduire à minorer. Car le Conseil émet un avis qui porte un regard global sur la qualité de la norme[16], bien au-delà du seul contrôle de sa régularité formelle ou juridique, et il propose en outre une véritable réécriture du texte afin d’assurer la cohérence et l’efficacité des projets qui lui sont soumis. Sans être des décisions, compte tenu de ce que le Gouvernement peut ne pas les suivre[17], les avis émis dans ce cadre vont au-delà d’une simple consultation informative[18].

2. Animé de cette même volonté d’informer et d’éclairer, par le truchement du Gouvernement, les membres du Parlement, le Conseil d’État agit aussi comme un « bureau d’études juridiques »[19]. Il peut ainsi être saisi par les membres du Gouvernement au sujet de « difficultés qui s’élèvent en matière administrative »[20] ou si certaines questions soulèvent des débats dans l’opinion publique[21] ou suscitent, en amont de l’élaboration d’une réforme, des questions de principe qui doivent préalablement être tranchées. A la demande du Gouvernement, le Conseil peut aussi rédiger des études sur des sujets d’intérêt public. La dernière étude commandée au Conseil d’État, et adoptée le 25 février 2016, a concerné l’alerte éthique[22], son étendue et ses limites, tout comme la protection des lanceurs d’alerte. Mais il a aussi traité de nombreux autres sujets, comme la transposition des directives de l’Union européenne[23] ou la possibilité de prohiber le voile intégral dans l’espace public[24]. A la demande des commissions des affaires européennes des deux assemblées, il a également été conduit en 2011 à adopter une étude sur le parquet européen[25]. De sa propre initiative, le Conseil d’État rédige aussi chaque année une étude sur un thème général et formule, à cette occasion, des recommandations. Celle de cette année a porté, on le sait, sur la simplification et la qualité du droit. Enfin, il peut « appeler l’attention des pouvoirs publics sur les réformes d’ordre législatif, réglementaire ou administratif, qui lui paraissent conformes à l’intérêt général »[26].

Le Conseil d’État fournit ainsi aux pouvoirs publics chargés de l’élaboration des lois, une information précise, sincère et complète pour leur permettre de mener à bien leurs missions. Bien plus qu’un simple organisme consultatif, il participe à la « fabrication » de la loi, dès lors que ses avis sont le plus souvent suivis, en dépit de leur caractère non contraignant[27], et que le Gouvernement ne peut proposer une nouvelle rédaction des projets de loi qu’à la condition que les questions soulevées par son texte aient toutes été soumises au Conseil d’État lors de sa consultation[28]. Le Conseil constitutionnel donne d’ailleurs de cette condition une interprétation plus stricte que le Conseil d’État lui-même, lorsque celui-ci contrôle la régularité de procédures de consultation[29].

 B. Le Conseil d’État veille par ses avis à la qualité rédactionnelle et à la régularité juridique de la norme, ainsi qu’à son « opportunité administrative »[30].

1. En premier lieu, il appartient au Conseil d’État de vérifier que le texte qui lui est soumis, en particulier, d’un projet de loi n’est entaché d’aucune ambiguïté sérieuse et ne méconnaît ni le principe de « clarté de la loi », ni les objectifs à valeur constitutionnelle « d’accessibilité et d’intelligibilité » de la loi[31]. Soucieux de garantir la stabilité et la sécurité juridiques, le Conseil d’État veille par conséquent à la clarté et à la précision des termes employés et il s’attache à déceler les sources d’ambigüité qui pourraient faire naître ensuite des difficultés d’interprétation susceptibles de nourrir des difficultés d’application ou des contentieux. Ce n’est pas un mince enjeu que de travailler à la rédaction de textes brefs, généraux et prescriptifs, plutôt que de normes bavardes, techniques ou floues.

 

2. Mais le contrôle de qualité ne se limite pas à celui de la correction formelle des projets de texte. Le Conseil d’État veille aussi, et de plus en plus, à la régularité juridique des projets qui lui sont soumis. La tâche incombant au Gouvernement et au législateur s’est en effet complexifiée, à mesure que les exigences inhérentes à la hiérarchie des normes devenaient plus contraignantes. Alors que, dans la tradition française issue de la Révolution, la loi, expression de la volonté générale, est incontestable et que, par conséquent, rien ne peut contraindre le législateur, le récent et spectaculaire essor du contrôle juridictionnel de la loi a compliqué et fragilisé son travail. Les lois peuvent désormais faire l’objet d’un contrôle de constitutionnalité, en particulier depuis la décision du Conseil constitutionnel Liberté d’association de 1971[32] qui a intégré dans le bloc de constitutionnalité le préambule de la Constitution et, par conséquent, la Déclaration  des droits de l’Homme et du citoyen. Ce contrôle s’est amplifié avec les révisions constitutionnelles de 1974[33] et 2008[34] qui ont ouvert le prétoire du Conseil constitutionnel, sous certaines conditions, aux parlementaires, puis à tout justiciable. Les lois peuvent aussi être contestées devant les juridictions ordinaires au regard des traités internationaux[35] et du droit dérivé de l’Union européenne[36]. Ce double contrôle a renforcé la fonction consultative du Conseil d’État qui offre une expertise utile afin de s’assurer de la régularité juridique des projets de texte et de les sécuriser au regard des normes supra-législatives. Car le contrôle de constitutionnalité est en France rigoureux au regard de ce qui s’observe dans de nombreux pays comparables. De même, l’interprétation que donnent de l’article 55 de la Constitution les juges français est particulièrement contraignante, notamment en termes de droit comparé, les juridictions administratives et judiciaires écartant sans faiblesse toute loi – ou décret – incompatible avec un engagement européen ou international, y compris lorsqu’elle est postérieure à ces engagements[37].

Le contrôle en amont de la régularité juridique des projets de loi, qui était à l’origine cantonné à la vérification du partage de compétence entre la loi et le règlement, a par conséquent pris une importance majeure. Le Conseil d’État se garde cependant de sacrifier à une sorte de principe de précaution juridique et il ne donne un avis défavorable à un projet que s’il existe un doute véritablement sérieux, compte tenu notamment de la jurisprudence, existante ou normalement prévisible, sur la constitutionnalité ou la conventionalité d’un texte. S’il s’impose de motiver ses désaccords avec le projet qui lui est soumis, il s’attache aussi à exposer les raisons d’un avis favorable, lorsqu’il apparaît clair que la disposition en cause fera l’objet d’une contestation devant les juridictions nationales, en particulier le Conseil constitutionnel, ou devant les juridictions européennes.

 

3. Enfin, si le Conseil D’État s’abstient de se prononcer sur les choix politiques qui ont présidé à l’élaboration d’un projet de loi, il en vérifie néanmoins « l’opportunité administrative »[38]. A ce titre, il s’assure, d’une part, que le texte proposé est utile et nécessaire[39] au regard des objectifs poursuivis et il contrôle son insertion dans l’environnement juridique existant[40]. Le cas échéant, il demande au Gouvernement de compléter son texte ou procède lui-même aux ajustements nécessaires. Il s’assure aussi que l’application du texte proposé ne comporte pas des risques excessifs pour la sécurité juridique. D’autre part, le Conseil d’État examine les conditions de mise en œuvre des textes et il s’interroge sur la pertinence et l’efficience des moyens juridiques proposés au regard des buts poursuivis et de la capacité des services administratifs à appliquer les dispositions qui lui sont soumises.

Si le Conseil d’État n’est donc pas le « co-auteur » qu’il a pu revendiquer d’être pour les décrets en Conseil d’État[41], il est incontestablement un rouage essentiel du processus d’élaboration des projets de loi et, bien sûr, des ordonnances et des principaux décrets[42]. Ce faisant, il contribue à la simplification et à l’amélioration de la qualité du droit en éclairant les termes du débat et en permettant d’identifier, en amont, les difficultés susceptibles de se poser.

 

II. Afin de mieux répondre aux attentes des citoyens, la fonction consultative du Conseil d’Etat a été récemment enrichie.

 

A. Les études d’impact permettent d’abord de donner au Parlement une meilleure information et elles doivent contribuer, elles aussi, à la sécurité juridique et à la qualité de la loi.

 1. Depuis la révision du 23 juillet 2008 et la loi organique du 15 avril 2009[43], les projets de loi doivent obligatoirement faire l’objet d’une étude d’impact – ou d’une évaluation préalable – dont l’intérêt est d’exposer les objectifs poursuivis par le texte, de recenser les options possibles en dehors de l’adoption de règles de droit nouvelles et d’indiquer les motifs du recours à une nouvelle législation[44]. Ces études doivent aussi exposer avec précision l’articulation du projet de loi avec le droit européen et son impact sur l’ordre juridique interne, ses modalités d’application dans le temps, ses effets économiques, financiers, sociaux ou environnementaux et ses conséquences éventuelles sur l’emploi public et la liste prévisionnelle des textes d’application nécessaires[45]. Elles doivent également se prononcer sur les conséquences du texte en termes de procédures et de démarches administratives.

2. Le Conseil d’État, soucieux d’assurer l’efficacité de ce nouveau dispositif, s’est attaché à préciser le contenu des études d’impact et à exercer un contrôle attentif sur leur qualité. Il veille ainsi à leur caractère complet et suffisant et vérifie qu’elles comportent le résultat des consultations menées, l’ensemble des éléments nécessaires à l’examen du bien-fondé juridique du projet et, notamment, les méthodes de calcul utilisées ainsi que des éléments relatifs aux effets du texte proposé sur l’ordonnancement juridique et à ses conséquences financières, économiques et sociales. Le cas échéant, le Conseil d’État peut inviter le Gouvernement à procéder à des régularisations de ces études afin d’améliorer l’information du Parlement[46]. Il le fait assez régulièrement – presque sur chaque texte en réalité. Le Conseil d’État s’est en outre récemment engagé, dans son étude annuelle de 2016, à se montrer plus exigeant quant au contenu et à la qualité des études d’impact qui lui sont soumises et il a décidé de se montrer plus sévère en ne se bornant pas à identifier des lacunes, mais en exigeant qu’il y soit effectivement remédié[47].

 L’étude d’impact constitue par conséquent aujourd’hui un enjeu majeur en termes de qualité de la loi et de maîtrise de l’inflation normative. Elle permet aussi d’anticiper les éventuels risques d’incompatibilité du texte avec d’autres normes juridiques. Dans certains cas, l’avis négatif du Conseil d’État n’est pas motivé par l’insuffisance intrinsèque de l’étude d’impact ou par l’incompatibilité évidente du texte avec des normes supérieures, mais par le fait que l’étude d’impact ne fournit aucune indication sur les raisons pour lesquelles le texte proposé serait compatible avec elles. Par exemple, un projet de loi peut établir des différences entre administrés, si celles-ci sont justifiées par des différences de situation ou un motif d’intérêt général. Il arrive en pareille hypothèse qu’un avis négatif du Conseil d’État résulte du fait que l’étude d’impact ou les explications orales du Gouvernement ne mettent pas en évidence ces différences de situation ou ce motif d’intérêt général en rapport avec l’objet de la loi qui établit des différences de traitement.

 

B. Aujourd’hui, de nouvelles perspectives se dessinent pour la fonction consultative du Conseil d’Etat avec l’élargissement des modalités de saisine et la publicité croissante de ses avis.

1. Depuis la révision constitutionnelle du 23 juillet 2008, la saisine du Conseil d’État a été élargie aux propositions de loi émanant des membres des assemblées parlementaires[48]. Le président d’une assemblée peut ainsi soumettre pour avis au Conseil d’État une proposition de loi, sauf si son auteur s’y oppose[49]. Depuis 2009, 22 propositions de loi ont ainsi été examinées par le Conseil D’État, dont 4 en 2015 et 3 en 2016[50]. Ces propositions ayant déjà été déposées, de surcroît par un représentant du peuple français, le Conseil d’État fait preuve d’une grande retenue et s’abstient de les réécrire, mais il rédige un avis contenant ses observations et des propositions permettant de surmonter les difficultés qu’il a, le cas échéant, identifiées. Il peut aussi, dans certains cas, suggérer des rédactions qui sont à même d’atteindre les objectifs poursuivis, tout en évitant certains écueils, notamment juridiques. Le Conseil d’Etat est et reste disponible vis-à-vis des saisines du Parlement, sans concupiscence, ni appel du pied, ni messages subliminaux aux présidents des assemblées, mais aussi sans peur, ni crainte particulière d’un dévoiement de son rôle. Car notre mission est de servir. Nous sommes heureux de le faire, quand nous sommes sollicités. Nous n’avons pas de regret, quand nous ne le sommes pas.

 

2. Sur décision du Président de la République[51], il a par ailleurs été mis fin à la tradition de secret qui entourait les avis du Conseil d’Etat. A l’exception des lois financières, des lois de ratification d’ordonnance et des lois autorisant la ratification ou l’approbation d’engagements internationaux, les avis sur les projets de loi sont désormais rendus publics sur Légifrance, puis sur le site du Conseil d’Etat à la date de leur transmission au Parlement, c’est-à-dire le jour de leur adoption par le Conseil des ministres[52]. Le Parlement reçoit aussi formellement cet avis, qui est joint au décret de dépôt du projet de loi. Cette réforme, annoncée le 25 janvier 2015 lors des vœux du Président de la République aux assemblées parlementaires et aux corps constitués et dont le Conseil d’État n’a pas été informé à l’avance, a procédé d’une initiative politique du pouvoir exécutif. Elle a, me semble-t-il, entendu répondre à une demande de transparence et à une volonté de mieux informer les citoyens sur les sujets d’intérêt public. Son objectif a aussi et surtout été de mieux éclairer les débats parlementaires. Il est au fond assez indifférent, même s’il y a eu en la matière un évident déficit d’information, que le Conseil d’État ait été tenu à l’écart d’une décision le concernant certes, mais qui était d’essence politique et intéressait, au premier chef, le Gouvernement et le Parlement. Le Conseil d’État ne proposait pas cette mesure – et il n’avait pas à le faire – ; il n’y était par ailleurs nullement opposé, ainsi que j’avais eu l’occasion de le répéter à plusieurs reprises depuis 2006.

La publicité des avis du Conseil d’État – sur lesquels celui-ci s’abstient de communiquer en direction des médias – s’inscrit dans la lignée d’autres mesures de diffusion et de valorisation de son activité consultative. Ainsi, la base de données Consiliaweb, accessible en ligne, met à disposition du public depuis 2015 près de 3 500 avis, en particulier ceux qui ont été rendus entre 1947 et 1991, et ceux pour lesquels la publication a été autorisée par l’autorité qui les a sollicités. Le rapport public du Conseil d’État présente également depuis 2011, en mode papier et numérique et selon un plan de classement rigoureux, une synthèse des avis rendus sur les projets et propositions de loi ainsi que sur les principaux décrets.

La publicité des avis sur les projets de loi a conduit le Conseil d’État à faire évoluer ses méthodes de travail. Il est en effet soucieux de la manière dont son opinion peut être comprise. Les avis qu’il rend et qui sont destinés à être rendus publics sont, par conséquent, beaucoup plus développés et approfondis dans leur motivation qu’ils ne l’étaient auparavant, puisqu’ils ne s’adressent plus aux seuls experts du Gouvernement, mais aussi aux membres du Parlement, à la presse, à la communauté juridique et à la population dans son ensemble. Le Conseil d’Etat motive ainsi de manière systématique non seulement ses désaccords, mais aussi ses points d’accord. Ses avis sont d’autant plus explicites, précis et motivés que la rédaction des projets de loi dont il est saisi ainsi que celle qu’il propose ne sont pas, quant à elles, rendues publiques. Ils se prononcent par conséquent sur chacune des questions majeures que soulève le texte en discussion.

Si la publicité des avis sur les projets de loi a une évidente incidence sur leur forme et leur longueur - qui passe de quelques paragraphes à une vingtaine ou une trentaine de pages dans certains cas -, elle n’a évidemment aucune incidence sur le fond, c’est-à-dire sur la teneur même de nos avis. Notamment, le Conseil d’État ne prend pas de précaution juridique supplémentaire par rapport à l’époque où ses avis n’étaient pas rendus publics. Si la publicité de nos avis en changeait la teneur, celle de nos décisions juridictionnelles aurait forcément un impact sur leur contenu, voire leur sens. Ce qui n’est évidemment pas le cas. Je suis par ailleurs heureux d’avoir entendu le secrétaire général du Gouvernement affirmer que la publicité des avis demeurait sans incidence sur les saisines gouvernementales du Conseil d’État et ne conduisait par conséquent pas à l’accroissement des amendements gouvernementaux sur des dispositions problématiques qui seraient ainsi soustraites à toute procédure consultative rendue publique. Je forme le vœu qu’il en aille toujours de même à l’avenir.

Enfin, en réponse à certaines interrogations qui ont été exprimées, je veux souligner qu’avec ou sans publicité des avis, les exigences d’impartialité qui s’imposent à nous demeurent les mêmes. Un membre du Conseil d’État ne peut conseiller et juger sur une même affaire. Par ailleurs, les justiciables qui attaquent un texte pris après avis du Conseil d’État peuvent demander communication de la liste des membres du Conseil d’Etat qui ont rendu cet avis, afin de s’assurer par eux-mêmes du respect de cette règle. Enfin, les membres du Conseil qui participent à l’exercice de la fonction juridictionnelle ne peuvent consulter les avis du Conseil d’État, ni les dossiers de ces avis, lorsque ceux-ci n’ont pas été rendus publics. Le juge ne peut en effet accéder à des informations que ne connaîtraient pas les parties. Toutes ces règles qui sont issues des décrets du 6 mars 2008[53] et du 23 décembre 2011[54] sont codifiées aux articles R. 122-21-1, R. 122-21-2 et R. 122-21-3 du code de justice administrative. Dans ce contexte nouveau, la Cour européenne des droits de l’Homme a eu l’occasion de constater l’euro-compatibilité de nos procédures[55]. A ceux qui demeureraient sceptiques, je veux rappeler qu’année après année[56], les décrets en Conseil d’État attaqués devant le Conseil d’État statuant au contentieux sont annulés en totalité et, le plus souvent, en partie dans 14 % des cas en moyenne[57]. Il n’y a pas – et il n’y a jamais eu – d’immunité juridictionnelle des actes pris avec après avis du Conseil d’État. La publicité de nos avis ne change rien à cet état de choses et à notre conception de l’impartialité.

Par l’exercice de sa fonction consultative, le Conseil d’État n’agit pas en censeur du Gouvernement et des membres du Parlement et des projets de texte qu’ils portent. Il se met au contraire à leur service comme auxiliaire de la mise en œuvre des politiques publiques que ces textes ensuite soumis à la délibération du Parlement traduisent. Il n’est pas juge des fins, mais il intervient au niveau des moyens pour faciliter et rendre possible l’expression de la volonté politique exprimée par les représentants de la Nation. Par son regard propre, fondé sur une connaissance approfondie des politiques publiques et la maîtrise de la technique juridique, le Conseil d’État apporte une « valeur ajoutée » aux textes proposés par le Gouvernement et, dans certains cas, par le Parlement, et il participe, à la place qui est la sienne, à l’élaboration et l’application des politiques voulues par les pouvoirs exécutif et législatif au service de l’intérêt général et de nos concitoyens.

Il reste néanmoins devant nous un problème à régler, que les débats de ce jour ont mis en lumière. Les amendements en cours de discussion parlementaire conduisant à multiplier le volume des projets de loi par 3 à 4 en moyenne, l’absence d’avis du Conseil d’Etat à leur égard pose question. Cet angle mort pourrait être comblé par une meilleure maîtrise de la discussion parlementaire et, par conséquent, du volume des lois, comme c’est le cas au Bundestag ou au Parlement britannique. Il pourrait aussi trouver une solution dans l’extension du pouvoir d’avis du Conseil d’État aux projets d’amendement, soit du Gouvernement, soit même du Parlement. Une telle faculté, assortie ou non d’une révision de la Constitution, ne saurait en tout cas demeurer qu’exceptionnelle. En la matière, le Conseil d’État est et demeure disponible. Mais il entend se garder de promouvoir quelque volonté propre que ce soit.

[1] Texte écrit en collaboration avec Sarah Houllier, magistrat administratif, chargée de mission auprès du vice-président du Conseil d’État.

[2]Y. Gaudemet, B. Stirn, T. Dal Farra et F. Rolin, Les grands avis du Conseil d’Etat, Dalloz, 2ème édition, 2002, p. VII.

[3]Article 39 de la Constitution, alinéa 2 : « Les projets de loi sont délibérés en conseil des ministres après avis du Conseil d'État et déposés sur le bureau de l'une des deux assemblées ».

[4] E. Laferrière, cité dans G. Braibant, « Le rôle du Conseil d’Etat dans l’élaboration du droit », Mélanges René Chapus, éd. Montchrestien, 1992, p. 95.

[5] H. Hoepffner, « Les avis du Conseil d’Etat », RFDA 2009, p. 895.

[6] Article 24 de la Constitution, alinéa 1.

[7] Article L. 112-1 du code de justice administrative dans sa rédaction issue de l’ordonnance n° 2000-387 du 7 mai 2000 procédant à la codification des dispositions relatives à la justice administrative.

[8] Article 52 de la Constitution du 22 frimaire an VIII : « Sous la direction des consuls, un Conseil d’Etat est chargé de rédiger les projets de loi et les règlements d’administration publique et de résoudre les difficultés qui s’élèvent en matière administrative. »

[9] G. Braibant, op. cit. note 4, p. 91.

[10] G. Braibant, op. cit. note 4, p. 94.

[11] G. Braibant, op. cit. note 4, p. 92.

[12] M. Long, « Le Conseil d’Etat et la fonction consultative : de la consultation à la décision », RFDA, 1992, p. 787.

[13] G. Braibant, op. cit. note 4, p. 93.

[14] Ordonnance n° 45-1708 du 31 juillet 1945 portant sur le Conseil d’Etat.

[15] Projets de loi (article 39, alinéa 2 de la Constitution du 4 octobre 1958 et article L. 112-1, alinéa 1er du code de justice administrative) et projets d’ordonnance (article 38, alinéa 2, et article 74-1, alinéa 2, de la Constitution du 4 octobre 1958).

[16] J. Chevallier, « Le Conseil d’Etat, au cœur de l’Etat », Pouvoirs, n° 123, 2007, p. 10.

[17] S’il est vrai que s’agissant des projets de loi, le Gouvernement n’est pas tenu de suivre l’avis du Conseil d’Etat, il s’expose, le cas échéant, à la censure du Conseil Constitutionnel et des juridictions suprêmes françaises en cas de méconnaissance des engagements européens ou internationaux de la France, sans compter d’éventuelles censures des cours de Luxembourg ou de Strasbourg. Le Gouvernement peut, après l’avis du Conseil d’Etat, modifier le contenu des projets de loi ou proposer une autre rédaction, à condition toutefois que les questions qu’elle pose aient toutes été soumises au Conseil d’Etat lors de sa consultation (CC, 3 avril 2003, « Loi relative à l’élection des conseillers régionaux et des représentants du Parlement européen ainsi qu’à l’aide publique aux partis politiques », n° 2003-468 DC). L’omission de la consultation du Conseil d’Etat lorsqu’elle est obligatoire constitue une illégalité (CE, 28 décembre 2009, Syndicat de la magistrature, n° 312314), que le juge doit au besoin soulever d’office (CE, 17 juillet 2013, Syndicat national des professionnels de santé au travail et autres, n° 358109).

[18] M. Long, op. cit. note 12, p. 787.

[19] D. Chabanol, Code de justice administrative, 7ème édition, commentaire de l’article L.112-2, p. 36.

[20] Article L. 112-2 du code de justice administrative.

[21] Par exemple, en 2015, le Conseil d’Etat a été consulté par le Gouvernement sur la conformité à la Constitution du dispositif prévoyant la création d’un fichier judiciaire des auteurs d’infractions en matière de terrorisme.

[22]Le droit d’alerte : signaler, traiter, protéger, Etude adoptée le 25 février 2016. D’autres études ont porté récemment sur les meilleures méthodes pour transposer les directives de l’Union européenne (en 2007 et en 2015) ou encore sur les possibilités juridiques d’interdiction du port du voile intégral dans l’espace public (en 2010).

[23] Etudes réalisées en 2007 et 2015.

[24] « Etude relative aux possibilités juridiques d’interdiction du port du voile intégral », adoptée par l’Assemblée générale plénière du Conseil d’Etat le 25 mars 2010.

[25] « Réflexions sur l’institution d’un parquet européen », étude adoptée par l’Assemblée générale plénière du Conseil d’Etat le 24 février 2011.

[26] Article L. 112-3 du code de justice administrative.

[27] H. Hoepffner, op. cit. note 5, p. 895.

[28] CC, 3 avril 2003, « Loi relative à l’élection des conseillers régionaux et des représentants du Parlement européen ainsi qu’à l’aide publique aux partis politiques », n° 2003-468 DC.

[29] CE Ass., 23 octobre 1998, Union des fédérations CFDT des fonctions publiques assimilés (UFFA-CFDT), n° 169797.

[30] M. Long, op. cit. note 12, p. 787.

[31] CC, 16 décembre 1999, Loi portant habilitation du Gouvernement à procéder par ordonnances à l’adoption de la partie législative de certains codes, n° 99-421, cons. 13.

[32] CC, 16 juillet 1971, Loi complétant les articles 5 et 7 de la loi du 1er juillet 1901 relative au contrat d’association, n° 71-44 DC.

[33] Loi constitutionnelle n° 74-904 du 29 octobre 1974 portant révision de l’article 61 de la Constitution.

[34] Loi constitutionnelle n° 2008-724 du 23 juillet 2008 de modernisation des institutions de la Ve République.

[35] Article 55 de la Constitution. CE Ass., 20 octobre 1989, Nicolo, Rec. 190, n° 108243 ; Cass. ch. mixte, 24 mai 1975, Administration des douanes et Société des cafés Jacques Vabre ; Cons. Constitutionnel, 15 janvier 1975, Loi relative à l’interruption volontaire de grossesse, n° 74-54 DC.

[36] CJCE, 15 juillet 1964, Costa c. ENEL, aff. 6/64 ; CE, 24 septembre 1990, Boisdet, n° 58657 ; CE Ass., 28 février 1992, S.A. Rothmans International France et S.A. Philip Morris France, n° 56776 et 56777.

[37] Cass. ch. mixte, 24 mai 1975, Administration des douanes et Société des cafés Jacques Vabre et CE Ass., 20 octobre 1989, Nicolo, Rec. 190, n° 108243.

[38] M. Long, op. cit. note 12, p. 787.

[39] Par exemple, saisi du projet de loi portant diverses dispositions d’adaptation au droit de l’UE dans le domaine de la prévention des risques, le Conseil d’Etat a proposé l’abrogation de plusieurs dispositions qui étaient redondantes avec les dispositions générales du code de l’environnement (Rapport public 2016, Activité juridictionnelle et consultative des juridictions administratives en 2015, p.214).

[40] M. Long, « Mon expérience de la fonction consultative du Conseil d’Etat », RDP, n° 5/6, 1998, p. 1427.

[41] CE Assemblée, 9 juin 1978, SCI 61-67 boulevard Arago, Rec. 237.

[42] M. Long, op. cit. note 12, p. 787.

[43] Loi organique n° 2009-403 du 15 avril 2009 relative à l’application des articles 34-1, 39 et 44 de la Constitution.

[44] Comme en dispose l’article 11 de la loi organique n°2009-403 du 15 avril 2009, le régime « général » des études d’impact, prévu à l’article 8 de la même loi, ne s’applique ni aux projets de loi de finances, ni aux projets de loi de financement de la sécurité sociale, ni aux projets de loi ayant pour objet la ratification ou l’approbation des traités ou accords internationaux. Toutefois, s’agissant des projets de loi ayant pour objet la ratification ou l’approbation de certains traités ou accords internationaux, le 3e alinéa de l’art. 11 de la loi organique n°2009-403 du 15 avril 2009 prévoit un régime « spécial » d’étude d’impact et énumère les éléments devant y figurer. Certains projets de loi sont soumis à l’obligation d’étude d’impact en vertu de dispositions particulières. Ainsi, les projets de loi de finances doivent faire l’objet d’une évaluation préalable conformément aux articles 51 et 53 de la loi organique relative aux lois de finances mais seulement pour une partie des dispositions de ces textes (les articles fiscaux, les dispositions relatives aux autres ressources de l’Etat inscrites en première partie de la loi dès lors qu’elles affectent l’équilibre budgétaire et les dispositions de la seconde partie énumérées à l’article 34, II, 7° de la LOLF). Les projets de lois de financement de la sécurité sociale doivent aussi, pour certaines dispositions, faire l’objet d’une évaluation préalable en vertu de l’article LO. 111-4 du code de la sécurité sociale, ces dispositions étant énumérées au V de l’article LO. 111-3 du même code.

[45] Article 8 de la loi organique n° 2009-403 du 15 avril 2009 relative à l’application des articles 34-1, 39 et 44 de la Constitution : « Les projets de loi font l'objet d'une étude d'impact. Les documents rendant compte de cette étude d'impact sont joints aux projets de loi dès leur transmission au Conseil d'Etat. Ils sont déposés sur le bureau de la première assemblée saisie en même temps que les projets de loi auxquels ils se rapportent. / Ces documents définissent les objectifs poursuivis par le projet de loi, recensent les options possibles en dehors de l'intervention de règles de droit nouvelles et exposent les motifs du recours à une nouvelle législation. / Ils exposent avec précision : / - l'articulation du projet de loi avec le droit européen en vigueur ou en cours d'élaboration, et son impact sur l'ordre juridique interne ; / - l'état d'application du droit sur le territoire national dans le ou les domaines visés par le projet de loi ; / - les modalités d'application dans le temps des dispositions envisagées, les textes législatifs et réglementaires à abroger et les mesures transitoires proposées ; / - les conditions d'application des dispositions envisagées dans les collectivités régies par les articles 73 et 74 de la Constitution, en Nouvelle-Calédonie et dans les Terres australes et antarctiques françaises, en justifiant, le cas échéant, les adaptations proposées et l'absence d'application des dispositions à certaines de ces collectivités ; / - l'évaluation des conséquences économiques, financières, sociales et environnementales, ainsi que des coûts et bénéfices financiers attendus des dispositions envisagées pour chaque catégorie d'administrations publiques et de personnes physiques et morales intéressées, en indiquant la méthode de calcul retenue ; / - l'évaluation des conséquences des dispositions envisagées sur l'emploi public ; / - les consultations qui ont été menées avant la saisine du Conseil d'Etat ; / -la liste prévisionnelle des textes d'application nécessaires ».

[46] En 2015, le Conseil d’Etat a, à trois reprises, invité le Gouvernement à compléter les études d’impact proposées sur certains précisément identifiés insuffisamment explicités ou chiffrés.

[47] Etude annuelle de 2016, Simplification et qualité du droit, adoptée par l’assemblée générale du Conseil d’Etat le 13 juillet 2016.

[48] Article 39 alinéa 5 de la Constitution issu de la loi constitutionnelle n° 2008-724 du 23 juillet 2008 de modernisation des institutions de la Ve République. Voir pour les modalités de mise en œuvre la loi n° 2009-689 du 15 juin 2009 tendant à modifier l’ordonnance n° 58-1100 du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires et à compléter le code de justice administrative.

[49] Article 39, alinéa 5 de la Constitution.

[50] Rapport public 2016, Activité juridictionnelle et consultative des juridictions administratives en 2015, p. 207. Pour les trois propositions de loi examinées en 2016 le Conseil d’Etat avait été saisi en décembre 2015.

[51] Discours du Président de la République, mardi 20 janvier 2015, à l’occasion des vœux au Parlement et aux corps constitués.

[52] Le premier avis, donné sur le projet de loi relatif au renseignement, a été rendu public le 19 mars 2015.

[53] Décret n° 2008-255 du 6 mars 2008 relatif à l’organisation et au fonctionnement du Conseil d’Etat.

[54] Décret n° 2011-1950 du 23 décembre 2011 modifiant le code de justice administrative.

[55] CEDH, 30 juillet 2009, UFC Que Choisir- Côte d’Or c. France, n° 39699/03.

[56] Les statistiques concernent la période de 2001 jusqu’à présent.

[57] En 2015, 50 recours ont été introduits contre des décrets en Conseil d’Etat et 8 ont été annulés en totalité ou en partie, soit un taux d’annulation de 16%. Sur la période 2001-2015, le nombre de recours s’est élevé à 873 et celui des annulations totales (30) et partielles (89), à 119, soit un taux d’annulation de 13,63 %.