[Entretien] « L’État de droit est une des conditions de notre démocratie et de notre vivre ensemble »

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Alors que l’État de droit a été plus que jamais au cœur de débats de société, Didier-Roland Tabuteau revient sur la mission cruciale de la juridiction administrative pour protéger les droits et libertés de chacune et chacun d’entre nous. Rencontre avec le vice-président du Conseil d’État.

L’année 2023 a été très dense pour le Conseil d’État. Qu’en retenez-vous ?

Le Conseil d’État a, comme chaque année, répondu à la forte demande de justice qui s’exprime dans tous les champs de notre société. Il l’a fait par les décisions de justice qu’il a rendues, par ses avis au Gouvernement et au Parlement pour veiller à ce que les projets de loi et de décret respectent le droit et atteignent les objectifs visés par les pouvoirs publics, et enfin par son étude sur le « dernier kilomètre » des politiques publiques, qui l’a conduit à réfléchir aux améliorations concrètes de l’action publique pour les usagers.

L’action du Conseil d’État a un impact très direct sur la vie de nos concitoyens. Le Conseil d’État s’est ainsi penché, en tant que juge, sur des sujets liés à la pollution de l’air, à la liberté d’association, à la liberté de manifester, à l’action des forces de l’ordre, au logement, à l’accès à l’éducation ou encore aux questions de laïcité à l’école.

En tant que conseiller juridique, il a rendu des avis sur des thèmes très variés, par exemple l’industrie verte, l’emploi, la programmation militaire ou encore l’inscription dans la Constitution de la liberté de recourir à l’interruption volontaire de grossesse.

Cette année encore, le Conseil d’État a ainsi été au cœur des débats qui traversent la société française et 2023 a, je crois, rappelé son rôle clé dans la protection de l’État de droit.

Pourquoi la protection l’État de droit est-elle aujourd’hui plus d’actualité que jamais ?

L’État de droit, c’est une des conditions de notre démocratie et de notre vivre-ensemble. Il s’agit simplement, si je puis dire, de garantir que tous – chacun d’entre nous – respectent les règles de droit adoptées par les représentants que nous élisons et par le Gouvernement qui en émane. Et ces règles s’appliquent de la même façon à toutes les administrations, de la mairie au Gouvernement, de la préfecture à l’hôpital public, aux écoles, aux services publics de l’emploi ou encore de l’aide sociale.

Le juge applique la loi « au nom du peuple français ». Il ne fait pas davantage, mais il ne fait pas moins non plus

Il s’agit également de protéger les libertés et les droits de chacun. C’est le rôle du Conseil d’État et de l’ensemble de la juridiction administrative de veiller à ce que les administrations qui sont présentes dans presque tous les aspects du quotidien des Français respectent rigoureusement ce cadre.

Les règles de droit sont un bien précieux. Ces règles partagées qui découlent de notre Constitution – laquelle apporte une stabilité à la société – permettent de l’apaiser en offrant des réponses aux débats publics, et de se projeter dans le futur sans céder à l’émotion de l’instant. L’État de droit, c’est avant tout une garantie de vie en commun.

Tout cela implique que le droit s’impose à tous, sans exception, tout le temps, et pas uniquement quand cela nous arrange. On ne peut pas louer une décision du juge quand elle nous convient et, à l’inverse, accuser les juges qui appliquent le droit, les lois, les textes européens et la Constitution, quand leur décision ne nous convient pas.

On entend tour à tour que le juge administratif en ferait trop ou au contraire serait complaisant avec le pouvoir. Qu’en pensez-vous ?

Ces deux critiques contradictoires prouvent peut-être que le juge administratif est au juste milieu! Le juge applique la loi « au nom du peuple français ». Il ne fait pas davantage, mais il ne fait pas moins non plus. Le juge ne se prononce pas sur les cas dont il n’est pas saisi mais, lorsqu’il l’est, il tranche ces litiges selon le droit avec pour boussole l’intérêt général. C’est là l’essence de sa mission et, comme je le disais, le cœur de l’État de droit et de la démocratie. Dans l’exercice de ses missions, le juge s’attache à ne pas se substituer aux pouvoirs publics qui doivent déterminer la politique publique. Il n’en a ni le rôle ni le pouvoir– c’est ce que le Conseil d’État a rappelé dans une décision en octobre dernier.

 

Que l’on débatte, que l’on s’interroge sur une décision de justice dans notre démocratie, c’est normal. Que l’on puisse la contester par les voies de recours, c’est essentiel. Mais ce qui n’est pas acceptable, ce sont les attaques et les menaces envers les juges, les contestations de leur légitimité et les fausses informations.

Ces derniers mois, la justice administrative a subi des attaques sur les réseaux sociaux et dans la presse. Les tribunaux ont même parfois été la cible d’actions violentes. Ces dérives sont inacceptables, car s’en prendre au juge, c’est s’en prendre à nos institutions qui ont pour vocation de garantir nos principes démocratiques.

La justice est aussi un service public. Et nous sommes engagés à rendre le meilleur service possible aux citoyens et justiciables que nous servons.

Ces attaques n’affectent en rien notre détermination. Nous continuerons d’exercer sans faillir nos missions selon les termes du serment adopté en 2023 par le législateur et qui sont depuis toujours au cœur de notre métier : juger en toute indépendance, probité et impartialité, garder le secret des délibérations et nous conduire en tout avec honneur et dignité.

En appliquant au quotidien ces valeurs que nous avons chevillées au corps, au service des citoyens, nous ne nous substituons pas aux autres institutions, ni ne nous montrons complaisants envers celles-ci. Nous veillons très simplement et sereinement à l’application du droit, qui s’impose à tous.

Vous dites que le Conseil d’État et la juridiction administrative sont « au service des citoyens ». Quel engagement cela représente-t-il pour vous ?

 

 

On l’oublie trop souvent, et j’ai à cœur de le rappeler : la justice est aussi un service public. Et nous sommes engagés à rendre le meilleur service possible aux citoyens et justiciables que nous servons. Nous devons être d’autant plus exemplaires que, par nos missions, nous vérifions et contribuons au bon fonctionnement des différents services publics en France. En tant que juge, nous nous assurons que les services publics respectent les principes de continuité, d’adaptabilité, d’égalité et de neutralité, et en tant que conseiller du Gouvernement et du Parlement, nous veillons à ce que ces rouages essentiels à notre société soient préservés, voire renforcés.

Ces attaques n’affectent en rien notre détermination. Nous continuerons d’exercer sans faillir nos missions selon les termes du serment adopté en 2023 par le législateur et qui sont depuis toujours au cœur de notre métier : juger en toute indépendance, probité et impartialité, garder le secret des délibérations et nous conduire en tout avec honneur et dignité.

En appliquant au quotidien ces valeurs que nous avons chevillées au corps, au service des citoyens, nous ne nous substituons pas aux autres institutions, ni ne nous montrons complaisants envers celles-ci. Nous veillons très simplement et sereinement à l’application du droit, qui s’impose à tous.

Vous dites que le Conseil d’État et la juridiction administrative sont « au service des citoyens ». Quel engagement cela représente-t-il pour vous ?

On l’oublie trop souvent, et j’ai à cœur de le rappeler : la justice est aussi un service public. Et nous sommes engagés à rendre le meilleur service possible aux citoyens et justiciables que nous servons. Nous devons être d’autant plus exemplaires que, par nos missions, nous vérifions et contribuons au bon fonctionnement des différents services publics en France. En tant que juge, nous nous assurons que les services publics respectent les principes de continuité, d’adaptabilité, d’égalité et de neutralité, et en tant que conseiller du Gouvernement et du Parlement, nous veillons à ce que ces rouages essentiels à notre société soient préservés, voire renforcés.

L’étude annuelle que nous avons réalisée en 2023 sur le dernier kilomètre de l’action publique nous a également conduits à formuler des préconisations pour que les services publics soient pleinement efficaces et accessibles pour leurs usagers, et plusieurs de ces recommandations nous engagent nous-mêmes. L’étude a insisté sur la nécessité de pragmatisme, de proximité – qui implique d’écouter les agents de terrain – et de confiance entre les acteurs qui portent l’action publique. C’est là aussi une feuille de route pour la juridiction administrative.

 

Dans ce cadre, nous allons déployer une plateforme dans les semaines à venir afin de recueillir l’avis de tous ceux qui ont affaire à la justice administrative et d’améliorer concrètement notre organisation au regard des retours que nous recevrons. Alors que la justice administrative est historiquement très facile à saisir, sans formalisme excessif et avec un coût réduit, cette écoute et les actions que nous mènerons en conséquence marqueront, je l’espère, une nouvelle étape sur le chemin d’une proximité et d’une efficacité toujours accrues.

Dans le monde en bouleversement que nous connaissons aujourd’hui, quels défis attendent le Conseil d’État ?

Notre première volonté est de continuer à remplir du mieux possible nos missions en nous adaptant aux évolutions de la société. C’est ce que nous avons fait par exemple en développant et en améliorant depuis plusieurs années les procédures d’urgence, afin que le juge administratif puisse donner une réponse rapide, parfois en quelques heures, lorsque la situation des justiciables le nécessite.

Nous avons également permis la saisine du juge administratif par Internet, en quelques clics, et nous allons continuer à parfaire cet outil en ligne, sans délaisser l’accueil téléphonique et l’accueil dans les locaux des juridictions. Nous travaillons également à rendre nos décisions plus facilement compréhensibles pour des publics très éloignés du droit, maîtrisant mal le français ou en situation de handicap intellectuel. Nous avons un devoir d’adaptabilité et c’est pourquoi nous continuerons à nous engager pour nous rendre toujours plus accessibles et compréhensibles par la société.

Mais nous devons certainement aller plus loin. La défiance envers la parole publique et scientifique, la désinformation ou le fossé qui se creuse entre les citoyens et leurs institutions, de moins en moins comprises… Tout cela nous interroge. Comment regagner la confiance ? Comment faire mieux comprendre le fonctionnement de notre démocratie, ses équilibres et ce qu’elle garantit à chacun ?

C’est aussi notre responsabilité : être ouvert pour écouter et comprendre, accueillir et se confronter à tous les points de vue, répondre aux interrogations, quelles qu’elles soient… C’est là un grand défi pour l’avenir.