Notre pays s’est construit autour d’une action publique forte et de services publics efficaces. Mais, aujourd’hui, l’efficacité de l’action publique est de plus en plus questionnée. En particulier, c’est sa capacité à atteindre ses destinataires qui fait débat : parvient-elle encore à réussir son dernier kilomètre ? C’est à cette question que le Conseil d’État a choisi de consacrer son étude annuelle, la première qu’une institution publique dédie à ce sujet. Il l’a fait en s’appuyant non seulement sur son expérience de juge administratif et de conseiller juridique du Gouvernement et du Parlement mais surtout en « chaussant les lunettes », non pas des acteurs publics qui conçoivent ou mettent en œuvre les politiques publiques, mais des usagers qui en bénéficient, ou qui le devraient.
Appréhender le dernier kilomètre de l’action publique nécessite de regarder à la fois la façon dont les services publics atteignent les usagers sur le terrain et la manière dont sont conçues les politiques publiques. Pour ce faire, le Conseil d’État a mené un grand nombre d’auditions, de colloques, de consultations mais a aussi réalisé plusieurs déplacements sur le terrain. Cette démarche l’a conduit à réaliser un véritable tour de France des difficultés auxquelles sont confrontés les acteurs mettant en œuvre les politiques publiques, qu’ils soient administratifs ou associatifs, pour atteindre les usagers, mais aussi à recenser les bonnes pratiques qui améliorent l’action publique au quotidien. Le Conseil d’État dresse dans cette étude un constat sans fard du fossé qui s’est creusé entre les attentes des usagers et l’action publique malgré les efforts entrepris pour y remédier. Il propose aussi une méthode pour réussir ce dernier kilomètre, en fondant à chaque fois ses propositions sur des expériences réussies sur le terrain.
Le constat : un fossé qui s’est creusé entre l’action publique et les usagers
Partant des usagers de l’action publique, le Conseil d’État souligne que leurs attentes, leur posture à l’égard des administrations, des services publics, ont profondément changé au cours des dernières décennies. Les usagers comparent facilement la proximité, la simplicité, la rapidité des services publics avec celles d’autres acteurs, y compris du secteur privé. Aujourd’hui, les usagers sont plus nombreux, plus divers.
Dans le même temps, malgré les efforts réalisés par les administrations pour tenir compte de la satisfaction des usagers, l’appareil administratif de notre pays s’est complexifié dans son organisation (décentralisation, ouverture à la concurrence…), y compris territoriale (métropolisation, périurbanisation), et dans son fonctionnement (numérisation). Ces transformations, bénéfiques pour une majorité d’usagers, ont aussi eu des conséquences négatives pour une partie de la population, notamment les personnes fragiles ou en difficulté. Par ailleurs, en ayant choisi de privilégier sa fonction de stratège, l’État a renvoyé l’exécution des politiques publiques aux acteurs locaux, se privant ainsi largement des retours du terrain et rencontrant des difficultés dans l’exercice de sa fonction de concepteur de politiques publiques. Enfin, en dépit d’efforts indéniables pour essayer de maîtriser l’inflation normative, le volume des normes n’a cessé de croître, contribuant à faire peser la complexité de l’action administrative sur l’usager et sur les acteurs de terrain en charge du dernier kilomètre.
De ce fossé est née une crise de confiance dans l’action publique, en dépit de l’engagement fort des acteurs publics sur le terrain, qui s’essoufflent. L’étude souligne que, à bien des égards, les institutions publiques qui ont vocation à apporter aux usagers les services publics qu’ils attendent et auxquels ils sont attachés sont elles-mêmes en crise (hôpital, école, justice…). Le Conseil d’État relève toutefois que les acteurs des politiques publiques ont pris conscience de cette crise au cours des dernières années et ont développé de nouvelles initiatives pour tenter d’y remédier.
12 propositions pour mettre effectivement les usagers au cœur de l’action publique
Pour répondre à ce constat et tenter de combler ce fossé, le Conseil d’État formule 12 propositions réalistes, concrètes et ambitieuses dans leur logique d’ensemble, dans la mesure où elles dessinent une nouvelle méthode pour l’action publique. Elles renouent pleinement avec la culture du service (utilité, continuité, accessibilité, adaptabilité) et donnent aux acteurs de terrain la latitude dont ils ont besoin pour réussir le dernier kilomètre.
Trois objectifs essentiels gouvernent ces propositions :
Un impératif de proximité
Les propositions 1 à 4 visent à proposer des solutions concrètes et opérationnelles pour rapprocher les services publics des usagers autour d’une idée simple : il faut des personnes pour parler aux personnes. Il y a notamment urgence à sortir du 100 % numérique en renouant avec l’accueil téléphonique et physique, à repérer et à accompagner de façon précoce ceux qui « ne rentrent pas dans les cases », à communiquer différemment auprès des usagers et à développer « l’aller-vers », via les maisons France Services par exemple ou par une « livraison à domicile » de l’action publique.
Un besoin de pragmatisme
Les propositions 5 à 8 invitent à revoir la façon de concevoir l’action publique pour atteindre le dernier kilomètre. L’action publique doit répondre aux problèmes que rencontrent réellement les usagers : il importe pour ce faire de les écouter et de construire avec eux des solutions adéquates. L’administration doit en outre toujours chercher à intégrer la complexité plutôt qu’à la faire reposer sur l’usager comme c’est encore malheureusement trop souvent le cas. A cet égard, plusieurs simplifications mises en place pour faire face à l’urgence de la crise Covid constituent des pistes intéressantes qui devraient être approfondies : le Conseil d’État a ainsi passé en revue les textes de simplification qui lui avaient été soumis pendant cette période pour rechercher ceux qui pourraient être pérennisés. Enfin, de manière générale, il paraît indispensable de consacrer autant d’énergie à faire fonctionner les services existants, à assurer la maintenance des réseaux, qu’à initier de nouvelles politiques publiques.
Un maître-mot : la confiance
Les propositions 9 à 12 traduisent l’état d’esprit dans lequel l’action publique doit être conduite pour atteindre les publics qu’elle vise, à savoir la confiance pour sortir de la « logique du mistigri » qui est trop souvent à l’œuvre entre les acteurs des politiques publiques au détriment du service de l’usager. Il faut pour cela valoriser les acteurs de terrain et agents publics et s’appuyer sur des personnes capables d’avoir un effet d’entraînement sur le système (élus locaux, préfets, associations, médiateurs, acteurs de la société civile). Il importe également de sortir de la culture de la verticalité pour laisser des marges de manœuvre aux acteurs qui exécutent l’action publique et assumer ainsi une plus grande subsidiarité. Cela suppose aussi de faire des choix clairs, y compris s’agissant des moyens, et de changer la façon d’élaborer les normes : se concentrer sur les principes et les effets à atteindre et laisser les acteurs tester, adapter les réponses au terrain. Il parait par ailleurs nécessaire de valoriser la logique du travail en équipe et de mettre la confiance au cœur d’un management public qui valorise le service à l’usager.
Enfin, les propositions formulées aujourd’hui par le Conseil d’État dans son étude invitent à s’interroger sur la question du temps de l’administration. Pour que les promesses portées par toute réforme se concrétisent au bénéfice des usagers, il est nécessaire de prendre le temps, celui de l’écoute, de la co-construction, de la coopération et de l’évaluation. Pour reprendre la formule que Suétone prête à Auguste : « On fait toujours assez vite ce que l’on fait bien. »
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