Le juge administratif a progressivement étendu le champ et intensifié le degré de son contrôle de la légalité des décisions prises par l’administration pénitentiaire à l’égard des personnes détenues. Il a également assoupli les conditions dans lesquelles la responsabilité de l’État peut être engagée en cas de préjudice subi par une personne détenue.
(mise à jour du 15 avril 2017)
« Historiquement réticent à pénétrer dans l’univers carcéral »[1], le juge administratif s’est, depuis une quinzaine d’années, résolument engagé dans un approfondissement de son contrôle. Il a ainsi progressivement étendu le champ et intensifié le degré de son contrôle de la légalité des décisions prises par l’administration pénitentiaire à l’égard des personnes détenues. Il a également assoupli les conditions dans lesquelles la responsabilité de l’État peut être engagée en cas de préjudice subi par une personne détenue.
Le juge administratif a, ce faisant, accompagné, suivi ou suscité le processus de réforme du droit pénitentiaire, dont témoigne notamment la loi pénitentiaire du 24 novembre 2009, qui rappelle le nécessaire équilibre entre les contraintes inhérentes à la détention et le respect des droits des personnes détenues.
Sa démarche s’inscrit également dans le cadre d’un dialogue des juges particulièrement fécond, notamment avec la Cour européenne des droits de l’homme qui, consacrant un tiers de ses décisions à des litiges relatifs aux détenus, est un des acteurs majeurs de l’amélioration de leurs droits.[2]
1. Légalité des décisions prises par l’administration pénitentiaire : un contrôle étendu et approfondi
1.1. Le juge administratif contrôle la légalité d’un nombre croissant de décisions affectant la situation des personnes détenues
Le juge administratif, juge de droit commun des décisions prises par l’administration pénitentiaire
C’est la jurisprudence du Tribunal des conflits (TC, 27 novembre 1952, Préfet de la Guyane, n° 01420, Rec. ; TC, 22 février 1960, Fargeau d’Epied, n° 01647, Rec. p. 855) qui fixe la ligne de partage, en matière pénitentiaire, entre les champs de compétence respectifs des juridictions administratives et judiciaires. En vertu de cette jurisprudence, s’il n’appartient pas au juge administratif de connaître des actes relatifs à la conduite d’une procédure judiciaire ou des litiges relatifs à la nature et aux limites d’une peine infligée par une juridiction judiciaire, le juge administratif est en revanche compétent pour connaître de tout ce qui touche au fonctionnement administratif du service public pénitentiaire.
A titre d’exemple, les juridictions judiciaires sont seules compétentes pour connaître de l’octroi ou de la révocation d’une libération conditionnelle (CE, Section, 4 novembre 1994, M. François K., n° 157435, Rec.), de l’octroi ou du refus d’une permission de sortie (CE, 9 février 2001, M. Thierry M., n° 215405, Rec.) ou d’une réduction de peine (CE, 9 novembre 1990, M. Pierre T., n° 101168, Rec.), parce que ces mesures ne sont pas détachables de l’exécution de la peine initialement infligée. En revanche, la juridiction administrative est compétente pour connaître de l’affectation d’un détenu dans tel ou tel établissement pénitentiaire (CE, 8 décembre 1967, Sieur K., n° 69544, Rec.) ou quartier d’un établissement pénitentiaire (TC, 4 juillet 1983, M. Alain C., n° 02289, Rec.), des sanctions disciplinaires qui peuvent lui être infligées (CE, Assemblée, 17 février 1995, M. Pascal M., n° 97754, Rec.) ou encore des décisions prises pour la gestion de ses biens pendant la durée de la détention (CE, 6 juin 2007, M. Marc G., n° 287176, Rec.).
Le recul des « mesures d’ordre intérieur »
Les décisions de l’administration pénitentiaire qui relèvent de la compétence du juge administratif ont longtemps été considérées comme des « mesures d’ordre intérieur » insusceptibles de recours. Le juge considérait ainsi que de telles décisions « ne faisaient pas grief », c’est-à-dire qu’elles n’affectaient pas la situation juridique des personnes détenues, qui n’avaient dès lors pas la possibilité de les contester. L’administration pouvait prendre de telles décisions sans s’exposer au contrôle de légalité du juge administratif, puisque les requêtes dirigées contre de telles mesures étaient systématiquement déclarées irrecevables.
Le Conseil d’État a toutefois considérablement infléchi sa jurisprudence au fil du temps et plus particulièrement à partir des années 1990, l’influence de la Cour européenne des droits de l’homme ayant été, en la matière, particulièrement forte.
Le Conseil d’État a d’abord reconnu, au cas par cas, que certains actes de l’administration pénitentiaire pouvaient être contestés devant le juge : ce fut le cas du refus de respecter le secret des correspondances entre un détenu et son avocat (CE, 12 mars 1980, Centre hospitalier spécialisé de Sarreguemines, n° 12572, Rec.), du refus de restituer des sommes bloquées sur le compte d’un détenu (CE, 3 novembre 1989, M. Jean-Jacques M., n° 85424, T.), de l’interdiction de recevoir certaines publications (CE, 10 octobre 1990, Garde des Sceaux c/ M. H., n° 107266, T.) ou de décisions relatives au nombre ou à l’espacement des repas des détenus (CE, 15 janvier 1992, M. Michel C., n° 97149, Rec.).
Une étape importante a été franchie en 1995, lorsque l’Assemblée du contentieux a fixé un critère d’identification des mesures susceptibles de recours. Elle a ainsi décidé que, pour déterminer si une décision pouvait ou non faire l’objet d’un recours, le juge devait prendre en compte sa nature et sa gravité, notamment eu égard à ses incidences concrètes sur la situation du détenu (CE, Assemblée, 17 février 1995, M. Pascal M., n° 97754, Rec.). La démarche suivie par le juge devient donc pragmatique : c’est l’examen, pour chacune des décisions, de l’incidence sur la situation non pas seulement juridique, mais également matérielle et concrète des détenus, qui permet de savoir si le recours est possible.
En pratique, cette nouvelle jurisprudence a entraîné un net recul des mesures d’ordre intérieur. Par sa décision M. M. du 17 février 1995, le Conseil d’État s’est ainsi reconnu compétent pour connaître d’une sanction de mise en cellule de punition pour une durée de huit jours. Dans le prolongement de cette décision, le juge administratif a également accepté d’examiner la légalité :
- d’une décision par laquelle le directeur d’un centre de détention a déterminé les conditions dans lesquelles les détenus pouvaient acquérir du matériel informatique (CE, 18 mars 1998, M. Jean-Marie D., n° 191360, Rec.) ;
- d’une mesure de mise à l’isolement d’un détenu (CE, 30 juillet 2003, Garde des Sceaux c/ M. Saïd R., n° 252712, Rec.).
Enfin, trois décisions de l’Assemblée du contentieux du 14 décembre 2007 sont venues prolonger la logique empruntée en 1995 en cherchant à mieux systématiser le raisonnement pragmatique du juge. Plutôt que de continuer à privilégier, comme dans le cadre de la jurisprudence de 1995,une approche décision par décision qui ne permettait pas à l’administration comme au détenu d’anticiper aisément l’action du juge, le Conseil d’État, tout en continuant à manier les critères de la nature et de l’importance des effets de la mesure sur la situation du détenu, adopte désormais un raisonnement par catégorie de décisions.
Les décisions du 14 décembre 2007 ont ainsi permis une nouvelle extension du champ d’intervention du juge, en déclarant systématiquement recevables les recours dirigés contre les décisions de changements d’affectation de détenus d’une maison centrale à une maison d’arrêt, où les conditions de détention sont plus strictes (décision Garde des Sceaux c/ M. Miloud B., n° 290730, Rec.), de déclassement d’emploi, c’est-à-dire de retrait à un détenu de l’emploi dont il bénéficiait (décision M. Franck P., n° 290420, Rec.) et de soumission d’un détenu à un régime de rotation de sécurité, c’est-à-dire des changements d’affectation fréquents pour des motifs de sécurité (décision M. Pascal P., n° 306432, Rec.).
Dans le sillage de ces décisions, le Conseil d’État a jugé que constituent également des décisions susceptibles de recours :
- les décisions relatives aux fouilles corporelles intégrales d’un détenu lors d’une extraction judiciaire, c’est-à-dire le transfert vers un tribunal où ont lieu les comparutions (CE, 14 novembre 2008, M. Philippe Mahmoud E. S., n° 315622, Rec.). C’était déjà le cas s’agissant des fouilles corporelles décidées dans un cadre disciplinaire (CE, 12 mars 2003, Garde des Sceaux c/ M. F., n° 237437, Rec.) ;
- les décisions de placement à l’isolement, qu’il s’agisse d’isolement préventif, d’isolement en urgence ou d’isolement provisoire. Elles ne peuvent intervenir que lorsqu’aucune autre solution ne permet d’assurer la sécurité de l’établissement pénitentiaire ou des personnes (CE, 17 décembre 2008, Section française de l’observatoire international des prisons (OIP), n° 293786, Rec.) ;
- les décisions par lesquelles un détenu est placé en « régime différencié » pour être affecté à un secteur dit « portes fermées », alors même qu’elles n’affectent pas ses droits d’accès à une formation professionnelle, à un travail rémunéré, aux activités physiques et sportives et à la promenade (CE, 28 mars 2011, Garde des Sceaux c/ M. B., n° 316977, Rec.) ;
- les décisions par lesquelles un chef d’établissement pénitentiaire fixe les modalités essentielles de l’organisation des visites aux détenus, notamment le nombre de visiteurs admis simultanément à rencontrer un détenu dès lors qu’elles sont indissociables de l’exercice effectif du droit de visite et affectent directement leur droit à une vie privée et familiale (CE, 26 novembre 2010, Ministre d’Etat, Garde des sceaux, ministre de la justice c/ M. Hervé B., n° 329564, Rec.) ;
- les décisions d’inscription de détenus sur le répertoire des détenus particulièrement signalés, qui ont pour effet d’intensifier les mesures particulières de surveillance, de précaution et de contrôle à leur égard et sont de nature à affecter tant leur vie quotidienne (fouilles, vérifications des correspondances, inspections) que les conditions de leur détention (incidence sur le choix du lieu de détention, l’accès aux différentes activités ou les modalités d’escorte en cas de sortie de l’établissement) (CE, 30 novembre 2009, Garde des sceaux, ministre de la justice c/ M. Ali K., n° 318589, Rec.) ;
- les sanctions disciplinaires prises à l’encontre des détenus, y compris les sanctions d’avertissement (CE, 21 mai 2014, Garde des sceaux, ministre de la justice c/ Mme G., n° 359672, Rec.) ;
- la décision de retenue des équipements informatiques d’un détenu (CE, 9 novembre 2015, M. D.S.P., n° 383712, T.), alors que le simple contrôle de ces équipements constitue une mesure d’ordre intérieur (même décision).
Le Conseil d’État ne fait pas nécessairement de distinction, s’agissant de la possibilité de les contester, entre la décision initiale de l’administration pénitentiaire et celle qui en prolonge les effets. Constitue ainsi une mesure susceptible de faire l’objet d’un recours pour excès de pouvoir la décision maintenant un détenu à l’isolement (CE, 26 juillet 2011, Garde des sceaux c/ M. Bruno S., n° 317547, T.) ou sur le répertoire des détenus particulièrement signalés (CE, 28 décembre 2009, M. Eric A., n° 328768, T.), ou encore prolongeant son affectation en secteur « portes fermées » (CE, 6 décembre 2012, Garde des sceaux, ministre de la justice et des libertés c/ M. D., n° 344995, Rec.).
En revanche, dans le souci de parvenir à l’équilibre le plus satisfaisant possible entre l’exercice par les détenus de leurs droits et les contraintes de l’administration pénitentiaire, la jurisprudence continue de faire relever de la catégorie des mesures d’ordre intérieur les décisions de première affectation consécutives à une condamnation, les décisions de changement d’affectation d’une maison d’arrêt à un établissement pour peines (dans lequel le régime de détention est plus favorable), les décisions de changement d’affectation entre établissements de même nature ou encore les refus opposés à une demande de changement d’affectation ou à une demande d’emploi. Il en va de même des décisions de changement d’affectation d’un établissement pour peines à une maison d’arrêt s’il s’agit d’une affectation provisoire prise à seule fin de permettre l’exécution d’une décision d’affectation dans un établissement de même nature (CE, 13 novembre 2013, M. P., n° 355742, T.).
Cette classification n’est toutefois pas rigide : une décision qui relève en principe de la catégorie des mesures d’ordre intérieur pourra malgré tout être contestée devant le juge administratif dans le cas particulier où les libertés ou droits fondamentaux de la personne détenue seraient en cause. Le Conseil d’État a ainsi admis la recevabilité d’un recours dirigé contre une décision de changement d’affectation entre établissements pénitentiaires de même nature dès lors que cette dernière, qui conduisait à éloigner considérablement la personne détenue de sa famille, rendait plus difficile l’exercice par le détenu de son droit fondamental à conserver une vie familiale en détention (CE, 27 mai 2009, M. Khaled Mustapha M., n° 322148, Rec.). Il a revanche considéré que constituait une mesure d’ordre d’intérieur la décision refusant de donner suite à une demande de changement d’établissement dès lors qu’il n’était pas établi qu’un tel refus était de nature à porter atteinte au respect de la vie privée et familiale de la personne incarcérée (CE, 13 novembre 2013, M. A., n° 338720, T.). En d’autres termes, la qualification de mesure d’ordre intérieur n’est jamais qu’une présomption réfragable, c’est-à-dire que le juge peut l’écarter chaque fois que l’exige la protection des libertés et droits fondamentaux.
1.2. Le juge administratif assure un contrôle de plus en plus rigoureux des décisions de l’administration pénitentiaire
L’effectivité du droit au recours ouvert contre les mesures prises à l’égard des personnes détenues doit beaucoup au renforcement de l’intensité du contrôle exercé par le juge administratif. Dans la matière délicate que constitue le droit pénitentiaire, le juge administratif a ainsi été amené à développer une grille de contrôle combinant le souci de garantir le plein respect des droits et libertés accordés aux détenus avec la prise en compte des contraintes inhérentes au régime de détention et avec la nécessité de maintenir un haut niveau de sécurité dans les établissements pénitentiaires.
Le contrôle des actes réglementaires
Le juge administratif exerce un plein contrôle de la légalité des actes réglementaires qui régissent la détention. Le juge s’assure d’abord que le pouvoir réglementaire est compétent pour édicter les règles qui s’appliquent aux détenus, par exemple pour déterminer le régime applicable aux détenus particulièrement signalés (CE, 7 décembre 2015, Garde des sceaux c/ M. H., n° 393668, T.). Il a ainsi annulé une note ministérielle instituant des régimes de « rotations de sécurité » pour les détenus particulièrement dangereux (CE, 29 février 2008, M. Thierry T. et autres, n° 308145). Le juge exerce ensuite un contrôle particulièrement poussé tant sur les mesures prises par le pouvoir réglementaire (par exemple, le décret n° 2006-337 du 21 mars 2006 relatif aux décisions prises par l’administration pénitentiaire dans sa décision CE, 17 décembre 2008, Section française de l’OIP, n° 293786, Rec. ou le décret n° 2006-338 du 21 mars 2006 relatif à l’isolement des détenus, annulé en tant qu’il s’appliquait aux mineurs, CE, Section, 31 octobre 2008, Section française de l’OIP, n° 293785, Rec.) que des décisions refusant de prendre certaines mesures (par exemple le refus du garde des sceaux de doter les prisons de matelas ignifugés et d’édicter la réglementation correspondante dans sa décision CE, 17 décembre 2008, Section française de l’OIP, n° 305594, Rec., dont il n’a admis la légalité que sous certaines réserves). Il a ainsi examiné la légalité de dispositions du règlement intérieur type des établissements pénitentiaires relatives à la fouille des cellules des détenus, la rétention des écrits des détenus par le directeur de l’établissement, les modalités d’organisation des parloirs (CE, 24 octobre 2014, Section française de l’OIP, n° 369766, inédit), ou à l’interdiction pour les détenus de conserver des données provenant de l’extérieur sur support informatique (CE, 3 février 2016, M. S., n° 376269, T.) ou encore celle du décret instituant un permis de communiquer au regard du droit de communiquer avec son avocat (CE, 25 mars 2015, M. S., n° 374401, T.).
Le contrôle des décisions individuelles
S’agissant des décisions individuelles, le juge administratif exerce un plein contrôle de nécessité et de proportionnalité sur la plupart des mesures de rigueur susceptibles d’être imposées aux détenus.
Dans sa décision du 17 décembre 2008, Section française de l’OIP, n° 293786 précitée, le Conseil d’État a jugé que les décisions de placer un détenu à l’isolement ne peuvent intervenir que si elles sont strictement nécessaires pour assurer la sécurité de l’établissement pénitentiaire ou des personnes. De la même façon, il juge que l’application à un détenu d’un régime de fouilles corporelles intégrales répétées n’est légale qu’à la double condition, d’une part, que le recours à ces fouilles intégrales soit justifié, notamment, par l’existence de suspicions fondées sur le comportement du détenu, ses agissements antérieurs ou les circonstances de ses contacts avec des tiers et, d’autre part, qu’elles se déroulent dans des conditions et selon des modalités strictement et exclusivement adaptées à ces nécessités et ces contraintes (CE, 14 novembre 2008, M. Philippe Mahmoud E. S., n° 315622, Rec.).
De même, en matière disciplinaire, le juge exerce désormais un plein contrôle tant sur l’existence d’une faute du détenu de nature à justifier une sanction (CE, Assemblée, 17 février 1995, M. Pascal M., n° 97754, Rec.) que sur le choix de la sanction infligée (CE, 1er juin 2015, M. B.., n° 380449, Rec.).
Ce n’est plus que dans des domaines particuliers que le juge se limite à un contrôle distancié, dit « restreint », par exemple en matière de déclassement d’emploi dans l’intérêt du service, en raison du contexte de pénurie d’emplois en milieu pénitentiaire (CE, Assemblée, 14 décembre 2007, M. Franck P., n° 290420, Rec.).
Dans tous les cas, le juge administratif accorde une attention toute particulière au respect des droits et libertés fondamentaux des personnes détenues, dont il a solennellement affirmé qu’elles continuaient à en bénéficier, sous les seules limites imposées par les contraintes inhérentes à leur détention (CE, juge des référés, 27 mai 2005, Section française de l’OIP, n° 280866, Rec.). La jurisprudence récente montre par exemple la place importante qu’occupent, dans le contentieux pénitentiaire, le droit à la vie (dont le juge administratif déduit qu’il appartient à l’administration, eu égard à la vulnérabilité des détenus et à leur situation d’entière dépendance vis-à-vis d’elle, de prendre les mesures propres à protéger leur vie CE, 17 décembre 2008, Section française de l’OIP, n° 305594, Rec.) ou le droit du détenu au respect de sa dignité (décision M. Philippe Mahmoud E. S.., précitée en matière de fouilles ; CE, 20 mai 2011, M. L. B., n° 326084, Rec. en matière disciplinaire). De même le juge exerce-t-il un contrôle attentif du respect du droit du détenu de pratiquer le culte de son choix (CE, 16 octobre 2013, Garde des sceaux, ministre de la justice et des libertés c/ M. E. J et autres, n° 351115, T.), qui oblige l’administration, même si elle n’est pas tenue de garantir aux détenus en toute circonstance une alimentation respectant leurs convictions religieuses, à permettre l’observance des prescriptions alimentaires résultant des croyances et pratiques religieuses dans toute la mesure du possible compte tenu des contraintes matérielles propres à la gestion des établissements pénitentiaires et des nécessités du maintien du bon ordre de ces établissements, (CE, 10 février 2016, M. K., n° 385929, Rec.).
2. Responsabilité de l’administration pénitentiaire : des conditions d’engagement nettement assouplies
2.1. Le passage d’un régime de faute lourde à un régime de faute simple
Des conditions longtemps strictes
Les conditions dans lesquelles le service public pénitentiaire engage sa responsabilité pour des événements survenus dans l’enceinte d’une prison ont pendant longtemps été très restrictives. Le juge administratif exigeait ainsi « une faute manifeste et d’une particulière gravité », exigence toutefois abandonnée dès 1958 (CE, 3 octobre 1958, Rakotoarinovy, n° 34789, Rec. p. 470) pour lui préférer le critère de la « faute lourde » lorsqu’il s’agit de la surveillance des détenus. Ce critère de la « faute lourde » signifie que le juge est particulièrement exigeant pour mettre en jeu la responsabilité publique : toute erreur, et même toute faute, ne suffit pas à entraîner la responsabilité. Il faut qu’il s’agisse d’une faute excessive, que l’on peut qualifier de grave. L’usage d’un tel critère répondait au souci du juge de tenir compte de la difficulté de l’action de l’administration en milieu carcéral, et de lui laisser des marges de manœuvre.
La banalisation du contrôle en matière pénitentiaire
Le Conseil d’État a progressivement abandonné ce critère restrictif de la faute lourde et a banalisé son contrôle, en n’exigeant plus qu’une faute simple pour la plupart des activités d’encadrement et de prise en charge des détenus. Il s’agit alors non plus de sanctionner un fait grave, mais un manquement aux obligations normales des services pénitentiaires, ce qui revient à engager de manière beaucoup plus large la responsabilité de l’administration pénitentiaire.
La première étape a été franchie pour les atteintes aux personnes, notamment les cas graves où un détenu se suicide en prison du fait des conditions de la détention ou d’un défaut de surveillance (CE, 23 mai 2003, Mme C., n°244663, Rec. ; CE, 9 juillet 2007, M. Claude D, n° 281205, T.). Le Conseil d’État a également accepté d’engager la responsabilité de l’État pour faute simple à raison du décès d’un détenu à la suite d’un incendie volontaire provoqué par l’un de ses co-détenus (CE, 17 décembre 2008, Garde des sceaux c/ M. et Mme Z., n° 292088, Rec.).
Par souci de simplicité pour les victimes, le Conseil d’État a fixé un régime de responsabilité solidaire entre l’Etat et l’établissement public de santé auquel est rattaché l’établissement pénitentiaire : le détenu, ou en cas de décès ses ayants droit, qui souhaite obtenir réparation du dommage imputé à une carence fautive dans son suivi médical peut demander à l’Etat la réparation de l’intégralité de ce dommage non seulement dans le cas où le service hospitalier a commis une faute ayant concouru à la faute du service pénitentiaire – l’information de la nécessité d’une surveillance accrue à raison de l’état psychiatrique du détenu, qui s’est suicidé, n’ayant par exemple pas été transmise par le service de soins (CE, 24 avril 2012, M. et Mme M.., n° 342104, Rec.) – mais également dans le cas où seule une faute médicale, une erreur de diagnostic par exemple, est à l’origine du décès, dès lors que les examens et soins ont été dispensés à l’intérieur de la prison (CE, 4 juin 2014, Consorts B., n° 359244, T.). L’Etat, condamné à réparer l’ensemble du dommage, pourra alors se retourner contre l’établissement public hospitalier dont la faute a pu causer le dommage ou y concourir (même décision).
Une seconde étape a consisté à accepter d’engager la responsabilité de l’administration pour faute simple en cas d’atteintes aux biens (CE, 9 juillet 2008, Garde des Sceaux c/ M. Miloud B., n° 306666, Rec.).La responsabilité de l’Etat en cas de dommage aux biens des personnes détenues peut ainsi être engagée lorsque ce dommage est imputable à un défaut d’entretien normal de l’établissement pénitentiaire ou, en tenant compte des contraintes pesant sur le service public pénitentiaire, à une carence de l’administration dans la mise en œuvre des moyens nécessaires à la protection de ces biens (CE, 6 juillet 2015, Garde des sceaux c/ M. D. S. C., n° 373267, T.).
2.2. Une définition de la faute adaptée aux contraintes du milieu carcéral
La prise en compte des conditions particulières d’exercice des missions de l’administration pénitentiaire
Le Conseil d’État s’est attaché à adapter sa définition de la faute aux conditions particulières dans lesquelles agit l’administration pénitentiaire. Ces particularités ont parfois amené le juge administratif à limiter sa responsabilité.
Ainsi, il a récemment affirmé que la responsabilité de la puissance publique ne pouvait pas être engagée en cas de vol dans les cellules, dans la mesure où « compte tenu des contraintes pesant sur le service public pénitentiaire, l’organisation de méthodes de détention consistant à laisser ouvertes les cellules pendant la journée afin de favoriser un climat de détente ne saurait être subordonnée à l’affectation de surveillants à chaque étage de façon permanente ». Dès lors, le simple fait que l’administration n’ait pas mis en place de « mesure[s] de protection particulière[s] des biens personnels des détenus » n’est pas en lui-même constitutif d’une faute (CE, 9 juillet 2008, Garde des Sceaux c/ M. Miloud B., n° 306666, Rec.).
La prise en compte de la situation de particulière dépendance des détenus
Mais ces particularités l’ont également conduit à prendre en compte la situation de particulière dépendance des détenus à l’égard de l’administration pénitentiaire pour définir des exigences accrues s’imposant à cette dernière.
Le Conseil d’État a ainsi jugé qu’ « en raison de la situation d’entière dépendance des personnes détenues vis-à-vis de l’administration pénitentiaire, l’appréciation du caractère attentatoire à la dignité des conditions de détention dépend notamment de leur vulnérabilité, appréciée compte tenu de leur âge, de leur état de santé, de leur handicap et de leur personnalité, ainsi que de la nature et de la durée des manquements constatés et des motifs susceptibles de justifier ces manquements eu égard aux exigences qu’impliquent le maintien de la sécurité et du bon ordre dans les établissements pénitentiaires ainsi que la prévention de la récidive» (CE, Section, 6 décembre 2013, M. T., n° 363290, Rec. ; CE, 13 janvier 2017, M. C. n° 389711, Rec.). Il en a déduit que seules des conditions de détention qui porteraient atteinte à la dignité humaine, appréciées à l’aune de ces critères, révèleraient l’existence d’une faute de nature à engager la responsabilité de la puissance publique. Une telle atteinte est de nature à engendrer, par elle-même, un préjudice moral (CE, 5 juin 2015, M. L., n° 370896, T.). Elle peut, par exemple, être caractérisée lorsque la personne détenue concernée ne bénéficie pas, en raison de la surpopulation carcérale, d’un espace individuel d’au moins trois mètres carrés (CE, 13 janvier 2017, M. C., n° 389711, Rec.). Le Conseil d’Etat s’inscrit ainsi dans le sillage de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme (v. notamment CEDH, 20 octobre 2016, M. c. Croatie, n°7334/13).
Focus :Le recours aux procédures de référé en matière pénitentiaire Les procédures de référé prévues par le code de justice administrative présentent l’avantage d’offrir une réponse juridictionnelle rapide aux justiciables. Plusieurs décisions récentes illustrent la grande utilité de ces procédures en matière carcérale. L’utilisation du référé-liberté offre aux personnes incarcérées les moyens de faire cesser très rapidement les atteintes graves et manifestement illégales à leurs libertés fondamentales. L’article L. 521-2 du code de justice administrative permet au juge des référés, en cas d’urgence, d’ordonner toutes mesures nécessaires à la sauvegarde d’une liberté fondamentale à laquelle une personne morale de droit public ou un organisme de droit privé chargé de la gestion d’un service public aurait porté, dans l’exercice d’un de ses pouvoirs, une atteinte grave et manifestement illégale. Le juge des référés se prononce dans un délai de quarante-huit heures. En matière pénitentiaire, ses conditions d’intervention diffèrent selon qu’il s’agit d’assurer la sauvegarde du droit à la vie et de l’interdiction de la torture (respectivement protégés par l’article 2 et l’article 3 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales), qui sont absolus, ou du droit au respect de la vie privée et familiale (article 8 de la même convention), qui peut connaître des restrictions. Dans le premier cas, il appartient au juge des référés de prescrire toutes les mesures de nature à faire cesser la carence de l’autorité publique qui crée un danger caractérisé et imminent pour la vie des personnes ou les expose à être soumises, de manière caractérisée, à un traitement inhumain ou dégradant. Dans le second cas, le juge du référé-liberté n’est susceptible d’intervenir que lorsque le fonctionnement d’un établissement pénitentiaire ou des mesures particulières prises à l’égard d’un détenu affectent, de manière caractérisée, son droit au respect de la vie privée et familiale, dans des conditions qui excèdent les restrictions inhérentes à la détention (CE, juge des référés, 30 juillet 2015, Section française de l’OIP et ordre des avocats au barreau de Nîmes, n° 392043, Rec.). C’est dans le cadre du référé-liberté que le juge administratif est notamment intervenu pour faire cesser les atteintes graves et manifestement illégales portées aux libertés fondamentales des détenus du centre pénitentiaire des Baumettes à Marseille et de la maison d’arrêt de Nîmes du fait de leurs conditions de détention, allant jusqu’à enjoindre des mesures d’organisation du service. Dans une ordonnance du 22 décembre 2012, le juge des référés du Conseil d’État, saisi en appel, a ainsi estimé que la prolifération d’animaux nuisibles (rats et insectes) et de cadavres de rats dans les espaces communs et les cellules de la prison des Baumettes, imputable à une carence de l’administration, affectait ladignité des détenus et engendrait un risque sanitaire pour l’ensemble des personnes fréquentant l’établissement, constituant par là-même une atteinte grave et manifestement illégale à une liberté fondamentale. Le juge a dès lors enjoint à l’administration de réaliser un diagnostic des prestations de lutte contre les animaux nuisibles à intégrer dans le prochain contrat de dératisation et de désinsectisation du centre pénitentiaire ainsi que, dans l’intervalle, une opération d’envergure susceptible de permettre la dératisation et la désinsectisation de l’ensemble des locaux de ce centre (CE, juge des référés, 22 décembre 2012, Section française de l’OIP et autres, n° 364584, Rec.). De même, en 2015, s’agissant de la maison d’arrêt de Nîmes, le juge des référés du Conseil d’Etat a enjoint à l’administration de prendre les mesures nécessaires pour garantir la sécurité de l’établissement et la prévention des risques d’incendies, pour améliorer, dans l’attente d’une solution pérenne, les conditions matérielles d’installation des détenus durant la nuit et pour assurer l’accès des détenus aux produits d’entretien des cellules et à des draps et couvertures propres (CE, juge des référés, 30 juillet 2015, Section française de l’OIP et ordre des avocats au barreau de Nîmes, n° 392043, Rec.). Le référé liberté a également permis la suspension en urgence de l’exécution de certaines caractéristiques de régimes de fouilles des détenus jugées attentatoires à la dignité (CE, juge des référés, 6 juin 2013, Section française de l’OIP, n° 368816, T. et M. E., n° 368875, T., au sujet de la maison d’arrêt de Fleury-Mérogis). L’utilisation du référé provision permet quant à elle d’accélérer le processus d’indemnisation des personnes incarcérées. Dans sa décision du 6 décembre 2013, M. T., n° 363290 précitée, le Conseil d’État a tout d’abord rappelé que tout prisonnier a droit à être détenu dans des conditions conformes à la dignité humaine, de sorte que les modalités d’exécution des mesures prises ne le soumettent pas à une épreuve qui excède le niveau inévitable de souffrance inhérent à la détention. Il a en outre jugé qu’une personne détenue peut obtenir du juge des référés l’octroi d’une provision au titre du préjudice subi du fait de conditions de détention contraires à la dignité humaine lorsque l’obligation de l’administration à ce titre n’est pas sérieusement contestable. |
Pour approfondir :
Le contrôle de l’administration pénitentiaire par le juge administratif, Discours de Jean-Marc Sauvé.
[1] Mattias Guyomar, Mélanges offerts en l’honneur du professeur Jegouzo
[2] Voir notamment les décisions Golder du 21 février 1975 et Campbell et Fell c/ Royaume-Uni, du 28 juin 1984, dans lesquelles la CEDH a affirmé que « la justice ne saurait s’arrêter à la porte des prisons »