Compétence du juge administratif pour connaître de la responsabilité à raison des dommages causés par des services publics
Faits et contexte juridique
Une enfant avait été renversée et blessée par un wagonnet d’une manufacture de tabac, exploitée en régie par l’État. Le père avait saisi les tribunaux judiciaires pour faire déclarer l’État civilement responsable du dommage, sur le fondement des articles 1382 à 1384 du code civil. Le conflit fut élevé et le Tribunal des conflits attribua la compétence pour connaître du litige à la juridiction administrative.
Le sens et la portée de la décision
Par l’arrêt Blanco, le Tribunal des conflits consacre à la fois la responsabilité de l’État à raison des dommages causés par des services publics et la compétence de la juridiction administrative pour en connaître.
Cette décision consacre ainsi la responsabilité de l’État, mettant fin à une longue tradition d’irresponsabilité, qui ne trouvait d’exceptions qu’en cas de responsabilité contractuelle ou d’intervention législative, telle la loi du 28 pluviôse an VIII pour les dommages de travaux publics. Il soumet toutefois cette responsabilité à un régime spécifique, en considérant que la responsabilité qui peut incomber à l’État du fait du service public ne peut être régie par les principes qui sont établis dans le code civil pour les rapports de particulier à particulier. La nécessité d’appliquer un régime spécial, justifié par les besoins du service public, est ainsi affirmée. Le corollaire de l’existence de règles spéciales réside dans la compétence de la juridiction administrative pour connaître de cette responsabilité, en application de la loi des 16 et 24 août 1790, qui interdit aux tribunaux judiciaires de « troubler, de quelque manière que ce soit, les opérations des corps administratifs ». Au-delà même de la responsabilité, l’arrêt reconnaît le service public comme le critère de la compétence de la juridiction administrative, affirme la spécificité des règles applicables aux services publics et établit un lien entre le fond du droit applicable et la compétence de la juridiction administrative.
Si l’arrêt Blanco est à bien des égards fondateur du droit administratif, l’évolution ultérieure de la jurisprudence doit conduire à nuancer les règles qu’il dégage en matière de répartition des compétences. Le service public n’est plus un critère absolu de la compétence du juge administratif : en particulier, les litiges relatifs à des services publics industriels et commerciaux relèvent en principe de la juridiction judiciaire (voir TC, 22 janvier 1921, Société commerciale de l’Ouest africain). Or la transformation du service des tabacs et des allumettes en entreprise publique en a fait un service public à caractère industriel et commercial, de telle sorte qu’une solution différente serait aujourd’hui appliquée à l’espèce. Pour ce qui est des services publics gérés par des personnes privées, il est nécessaire que le dommage résulte à la fois de l’accomplissement d’un service public et de l’exercice d’une prérogative de puissance publique (par exemple : CE, 23 mars 1983, S.A. Bureau Véritas et autres). Enfin, la loi modifie parfois dans certains domaines la répartition des compétences entre les deux ordres de juridiction, telle la loi du 31 décembre 1957 transférant aux tribunaux judiciaires le contentieux des dommages de toute nature causés par des véhicules, au nombre desquels devrait être compté le wagonnet de l’affaire Blanco.
Le droit de la responsabilité administrative, depuis l’arrêt Blanco, s’est construit sur un fondement essentiellement jurisprudentiel, de façon autonome par rapport au droit civil. Il ne s’ensuit toutefois pas que les solutions dégagées par le juge administratif soient radicalement différentes de celles dégagées par le juge judiciaire, ni que le code civil ou les principes dont il s’inspire ne s’appliquent jamais à la responsabilité administrative, comme le montre la responsabilité décennale des constructeurs. Et si la principale spécificité du droit administratif résidait au départ dans l’absence de caractère général et absolu de la responsabilité de l’État, celle-ci a été reconnue de plus en plus largement, y compris en l’absence de faute, que ce soit sur le terrain du risque ou sur celui de la rupture d’égalité devant les charges publiques.