Conseil d'État, Assemblée, 30 octobre 2009, Mme Perreux

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Invocabilité à l’encontre d’un acte administratif non réglementaire des dispositions précises et inconditionnelles d’une directive non transposée après l’expiration du délai de transposition.

Les faits et le contexte juridique

Mme Perreux, magistrate judiciaire, contestait le refus du garde des sceaux de la nommer à un poste auquel elle s’était portée candidate. Soutenant avoir été victime d’une discrimination liée à son appartenance syndicale, elle invoquait le bénéfice de règles relatives à la charge de la preuve en matière de discrimination professionnelle fixées par une directive qui n’avait pas été transposée en dépit de l’expiration du délai prévu à cet effet, alors que le Conseil d’Etat estimait depuis longtemps qu’un justiciable ne pouvait invoquer, à l’appui d’un recours dirigé contre un acte administratif individuel, le bénéfice des dispositions d’une directive européenne non transposée, alors même que le délai de transposition était expiré (CE, Assemblée, 22 décembre 1978, Ministre de l’intérieur c/ Cohn-Bendit, n°11604).

Le sens et la portée de la décision

Par sa décision du 30 octobre 2009, l’assemblée du contentieux a redéfini le cadre juridique des conditions d’invocation des directives communautaires devant le juge administratif à l’égard des actes administratifs réglementaires comme non réglementaires.

S’agissant des actes administratifs réglementaires, le Conseil d’Etat a rappelé des règles qu’il avait déjà dégagées : tout justiciable peut demander l’annulation des dispositions règlementaires qui seraient contraires aux objectifs définis par les directives. Pour contester une décision administrative, il peut faire valoir, par voie d’action ou par voie d’exception, qu’après l’expiration des délais impartis, les autorités nationales ne peuvent ni laisser subsister des dispositions réglementaires, ni continuer de faire application des règles, écrites ou non écrites, de droit national qui ne seraient pas compatibles avec les objectifs définis par les directives.

Le Conseil d’Etat avait déjà admis de longue date la possibilité de se prévaloir d'une directive contre toute mesure réglementaire en assurant la transposition (CE, 7 décembre 1984, Fédération française des sociétés de protection de la nature, n°s 41974 et a.). Cette possibilité avait même été ouverte de manière indirecte contre un acte individuel, à l’encontre duquel il était possible de se prévaloir de la contrariété de l’acte réglementaire constituant sa base légale à une directive dont il assurait la transposition (CE, 8 juillet 1991, Palazzi, n° 95461). Le Conseil d’Etat avait également dégagé une obligation pour l’administration d’abroger des dispositions réglementaires contraires à une directive, soit que ce règlement ait été illégal dès la date de sa signature, soit que l'illégalité résulte de circonstances de droit ou de fait postérieures à cette date (CE, Assemblée, 3 février 1989, Compagnie Alitalia, n° 74052) Par ailleurs, le Conseil d’Etat avait préalablement annulé des dispositions réglementaires prises en application d’une loi incompatible avec les objectifs d’une directive (CE, Assemblée, 28 février 1992, SA Rothmans International France, n°56776). Cette « invocabilité de prévention » avait également conduit à reconnaître, dès l’édiction d’une directive, l’impossibilité d’édicter des mesures de nature à compromettre sérieusement la réalisation du résultat qu’elle prescrit (CE, 10 janvier 2001, France Nature environnement, n° 217237) L’assembléedu contentieux rappelle, en outre, que ces principes s’appliquent aux dispositions réglementaires écrites comme non écrites, conformément à une solution déjà dégagée par la même formation de jugement (CE, Assemblée, 6 février 1998, Tête et Association de sauvegarde de l'Ouest Lyonnais, n°s 138777 et a.)

S’agissant des actes administratifs non réglementaires, la haute juridiction a abandonné sa jurisprudence Ministre de l’intérieur c/ Cohn-Bendit en jugeant que tout justiciable peut directement se prévaloir, à l’appui d’un recours dirigé contre des actes administratifs non réglementaires, des dispositions d’une directive non transposée, à la double condition, d’une part, que les délais de transposition soient expirés et, d’autre part, que les dispositions invoquées soient précises et inconditionnelles. Ces deux conditions présidant à l’effet direct de la directive dans l’ordre juridique interne font écho à celles qu’avait déjà dégagées la jurisprudence communautaire (CJCE, 5 avril 1979, Ministère public c/ Ratti, C-148/78, Rec. p. 16029). Est ainsi pleinement consacrée une « invocabilité de substitution » des directives, qui permet non seulement d’écarter le droit national contraire mais également d’appliquer directement les dispositions inconditionnelles et précises d’une directive.

En l’espèce, le Conseil d’Etat, réuni en assemblée, a estimé que les dispositions de la directive invoquées par la requérante, qui imposaient aux Etats membres d’aménager leurs régimes d’administration de la preuve en matière de discrimination, étaient dépourvues d’effet direct devant la juridiction administrative, en raison du caractère conditionnel de l’obligation qu’elles posaient, lorsque la procédure est inquisitoriale.

Il a cependant défini, de manière prétorienne, un régime adapté aux difficultés d’administration de la preuve en matière de discrimination : lorsqu’il est soutenu qu’une décision administrative est empreinte de discrimination, le juge administratif doit attendre du requérant qui s’estime lésé qu’il lui soumette des éléments de fait susceptibles de faire présumer une atteinte au principe d’égalité. Il incombe alors au défendeur d’établir que la décision attaquée repose sur des éléments objectifs étrangers à toute discrimination.

Si dans l’affaire Perreux, le Conseil d’Etat n’a pas retenu l’existence d’une discrimination, il a ultérieurement eu l’occasion de censurer une telle discrimination dans un autre litige sur la base des critères dégagés en 2009 (CE, 10 janvier 2011, Mme Lévèque, n°325268). Le même raisonnement a été adopté en matière de charge de la preuve de faits constitutifs de harcèlement moral (CE, Section, 11 juillet 2011, Mme Montaut, n°321225).

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