CE, Ass. 24 juin 2014, Mme Lambert, mêmes numéros.
Les faits et le contexte juridique
Le 11 janvier 2014, le médecin en charge de M. Vincent Lambert au centre hospitalier universitaire (CHU) de Reims avait pris la décision de mettre fin à l’alimentation et à l’hydratation artificielles de ce patient. Saisi par plusieurs membres de la famille de l’intéressé d’un appel contre l’ordonnance rendue en première instance par le juge du référé liberté, le juge des référés du Conseil d’Etat a renvoyé l’affaire devant l’assemblée du contentieux, en raison du caractère inédit et exceptionnel des enjeux juridiques et éthiques auxquels le juge administratif était en l’espèce confronté. L’assemblée du contentieux a été conduite à cette occasion à préciser l’office du juge du référé liberté en de telles circonstances tout en se prononçant sur d’importantes questions de fond.
Le sens et la portée des décisions
Le Conseil d’Etat a d’abord jugé que le droit du patient de consentir à un traitement médical et de ne pas subir un traitement qui serait le résultat d’une obstination déraisonnable constitue une liberté fondamentale au sens de l’article L. 521-2 du code de justice administrative. Il revient ainsi au juge des référés d’opérer une conciliation entre le droit au respect de la vie et le droit du patient de ne pas faire l’objet d’une obstination déraisonnable.
Il a ensuite précisé l’office particulier du juge du référé liberté lorsqu’il se trouve saisi d’une décision prise par un médecin d’interrompre un traitement au motif que ce dernier traduirait une obstination déraisonnable, décision dont l’exécution porterait de manière irréversible une atteinte à la vie. Dans une telle hypothèse, le juge du référé liberté peut, après avoir suspendu à titre conservatoire l’exécution de la mesure, prescrire une expertise médicale et solliciter, en application de l’article R. 625-3 du code de justice administrative, l’avis de toute personne dont la compétence ou les connaissances sont de nature à éclairer utilement la juridiction. C’est ainsi que l’assemblée du contentieux a procédé en l’espèce. Après avoir sursis à statuer sur le cas qui lui était soumis, elle a, d’une part, sollicité une expertise médicale auprès de trois médecins spécialistes de neurosciences, afin que ceux-ci se prononcent dans un délai de deux mois sur l’état de M. Lambert et, d’autre part, invité l’Académie nationale de médecine, le Comité consultatif national d’éthique, le Conseil national de l’ordre des médecins ainsi que M. Jean Leonetti à présenter des observations écrites d’ordre général de nature à l’éclairer utilement sur les questions scientifiques, éthiques et déontologiques posées par le litige, en particulier sur l’application des notions d’obstination déraisonnable et de maintien artificiel de la vie au sens de l’article L. 1110-5 du code de la santé publique.
Sur le fond, l’assemblée du contentieux a en outre jugé que les dispositions du code de la santé publique issues de la loi du 22 avril 2005 relative aux droits des malades et à la fin de la vie (articles L. 1110-5 et L. 1111-4 du code de la santé publique) étaient de portée générale et s’appliquaient que le patient soit ou non en fin de vie, de sorte qu’elles étaient applicables à l'égard d'un patient, comme Vincent Lambert, qui se trouvait en état dit "pauci-relationnel" comme à l'égard de tous les usagers du système de santé.
Le Conseil d’Etat a précisé que lorsque la personne malade est hors d’état d’exprimer sa volonté, la décision de limiter ou d’arrêter un traitement au motif que sa poursuite traduirait une obstination déraisonnable ne peut, s’agissant d’une mesure susceptible de mettre en danger la vie du patient, être prise par le médecin que dans le respect de la procédure collégiale définie par le code de déontologie médicale et des règles de consultation fixées par le code de la santé publique. Si, à l’issue de cette procédure collégiale, le médecin prend une décision de limitation ou d’arrêt des soins, il lui appartient de sauvegarder en tout état de cause la dignité du patient et de lui dispenser des soins palliatifs.
L’assemblée du contentieux a en outre jugé que l’alimentation et l’hydratation artificielles prodiguées à M. Lambert, qui sont au nombre des actes qui tendent à assurer de façon artificielle le maintien des fonctions vitales du patient, constituaient un traitement au sens de cette même loi.
A la suite de sa décision du 14 février 2014, l’assemblée du contentieux s’est réunie une seconde fois pour délibérer sur l’appel relatif à la situation de M. Vincent Lambert. Par sa décision du 24 juin 2014, l’assemblée s’est prononcée sur la légalité de la décision prise par le médecin en charge de M. Lambert au vu, notamment, de l’expertise médicale et des observations de caractère général, présentées par les personnes qualifiées dont elle avait sollicité l’avis.
Le Conseil d’État a précisé que, pour décider d’un éventuel arrêt de l’alimentation et de l’hydratation artificielles, dont il est rappelé qu’elles constituent des traitements, administrées à un patient en état végétatif hors d’état d’exprimer sa volonté, le médecin doit se fonder sur un ensemble d’éléments dont le poids respectif ne peut être prédéterminé et dépend des circonstances particulières et de la situation singulière propres à chaque patient. Ainsi, la seule circonstance qu'une personne soit dans un état irréversible d'inconscience ou, à plus forte raison, de perte d'autonomie la rendant tributaire d'un tel mode d'alimentation et d'hydratation ne saurait caractériser, par elle-même, une situation dans laquelle la poursuite de ce traitement apparaîtrait injustifiée au nom du refus de l'obstination déraisonnable.
Parmi les éléments que le médecin doit prendre en considération, figurent les données médicales, qui doivent concerner une période suffisamment longue, être analysées collégialement et porter notamment sur l’état actuel du patient, sur l’évolution de son état depuis la survenance de l’accident ou de la maladie, sur sa souffrance et sur le pronostic clinique. Le médecin doit en outre accorder une importance toute particulière à la volonté que le patient peut avoir, le cas échéant, antérieurement exprimée, sous la forme de directives anticipées ou sous une autre forme. Si la volonté du patient demeure inconnue, elle ne peut être présumée comme consistant en un refus du patient d'être maintenu en vie dans les conditions présentes. Enfin, le médecin doit prendre en compte les avis de la personne de confiance que le patient peut avoir désignée, des membres de sa famille ou, à défaut, de ses proches, en s’efforçant de dégager un consensus. Le Conseil d’Etat a précisé que le médecin devait, dans l’examen de la situation propre de son patient, être avant tout guidé par le souci de la plus grande bienfaisance à son égard.
Faisant application de ces principes au cas d’espèce, le Conseil d’État a jugé que la procédure collégiale préalable à l’adoption de la décision d’arrêt des traitements concernant M. Lambert n’avait été entachée d’aucune irrégularité, notamment s’agissant du principe d’impartialité du médecin. S’agissant des éléments médicaux, le Conseil d’État s’est notamment appuyé sur les résultats de l’expertise effectuée à la suite de sa décision du 14 février dont les conclusions ont mis en évidence une dégradation de l’état de conscience de M. Lambert, lequel correspondait alors un état végétatif. Le Conseil d’État a estimé que les conclusions unanimes des experts confirmaient l’analyse faite par le médecin en charge de M. Lambert sur l’irréversibilité des lésions cérébrales. S’agissant de la volonté du patient, le Conseil d’État a relevé que M. Vincent Lambert avait clairement et à plusieurs reprises exprimé le souhait de ne pas être maintenu artificiellement en vie dans l’hypothèse où il se trouverait dans un état de grande dépendance et que le médecin ayant pris la décision d’arrêt des traitements avait fait une exacte interprétation des souhaits manifestés par le patient avant son accident.
Le Conseil d’État a déduit de l’ensemble de ces éléments que la décision prise le 11 janvier 2014 d’arrêter l’alimentation et l’hydratation artificielles de M. Vincent Lambert n’était pas illégale, et a rejeté les conclusions tendant à sa suspension.
Par un arrêt du 5 juin 2015, la Cour européenne des droits de l’homme, saisie par les requérants déboutés, a jugé qu’il n’y aurait pas violation de la convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales en cas de mise en œuvre de la décision du Conseil d’État. Cette décision n’a toutefois pu être mise en œuvre dès lors que le médecin en charge du patient avait, depuis lors, été remplacé par un autre.
Le 22 septembre 2017, le nouveau médecin en charge de M. Lambert a informé la famille de ce dernier de sa décision d’engager une nouvelle procédure collégiale. Au terme de celle-ci, ce médecin a, le 9 avril 2018, pris la décision d’arrêter les traitements de nutrition et d’hydratation artificielles de M. Vincent Lambert, en accompagnant l’arrêt de ce traitement d’une sédation profonde et continue. Le Conseil d’État a considéré, par une décision du 24 avril 2019 (JRCE, 24 avril 2019, Mme Lambert et autres, n° 428117), qu’étaient réunies les différentes conditions exigées par la loi pour que la décision d’arrêter l’alimentation et l’hydratation artificielles de M. Lambert, en accompagnant l’arrêt de ce traitement d’une sédation profonde et continue, puisse être prise par le médecin en charge du patient. En conséquence, il a jugé que cette décision ne peut être considérée comme illégale et a rejeté la demande de suspension des requérants. Par une décision du 30 avril 2019, la Cour européenne des droits de l’homme après avoir rappelé les termes son arrêt du 5 juin 2015, a refusé de prendre les mesures provisoires demandées par les requérants qui avaient pour objet de suspendre l’exécution de l’arrêt du CE du 24 avril 2019 et de prononcer une interdiction de sortie du territoire de M. Lambert, qu’elle estime avoir pour but de s’opposer à l’arrêt des traitements.
Le Conseil d’Etat a été conduit à appliquer les principes dégagés dans les décisions Lambert du 14 février 2014 et du 24 juin 2014, au cas d’un patient mineur, ce qui l’a amené à apporter des précisions supplémentaires quant aux obligations qui incombent au médecin en charge d’un tel patient. Il a en effet jugé que lorsque le patient hors d’état d’exprimer sa volonté est un mineur, il incombe au médecin, non seulement de rechercher, en consultant sa famille et ses proches et en tenant compte de l’âge du patient, si sa volonté a pu trouver à s’exprimer antérieurement, mais également, de s’efforcer, en y attachant une attention particulière, de parvenir à un accord sur la décision à prendre avec ses parents ou son représentant légal, titulaires de l’autorité parentale. Dans l’hypothèse où le médecin n’est pas parvenu à un tel accord, il lui appartient, s’il estime que la poursuite du traitement traduirait une obstination déraisonnable, après avoir mis en œuvre la procédure collégiale, de prendre la décision de limitation ou d’arrêt de traitement. Cette décision doit être notifiée à ses parents ou à son représentant légal afin notamment de leur permettre d’exercer un recours en temps utile, ce qui implique en particulier que le médecin ne peut mettre en œuvre cette décision avant que les parents ou le représentant légal du jeune patient, qui pourraient vouloir saisir la juridiction compétente d’un recours, n’aient pu le faire et obtenir une décision de sa part. (JRCE, 5 janvier 2018, Mme A. et M. B., n°416689 ; Rec.)