Avis sur un projet de loi relatif aux conditions de mise sur le marché de certains produits phytopharmaceutiques en cas de danger sanitaire

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Le Gouvernement a décidé de rendre public l'avis du Conseil d'État sur un projet de loi relatif aux conditions de mise sur le marché de certains produits phytopharmaceutiques en cas de danger sanitaire

1. Le Conseil d’Etat (section des travaux publics) a été saisi le 17 août 2020 d’un projet de loi relatif aux conditions de mise sur le marché de certains produits phytopharmaceutiques en cas de danger sanitaire. Il prévoit une interdiction de l’utilisation des produits contenant des substances actives de la famille des néonicotinoïdes ou assimilées, eu égard aux dangers qu’ils présentent pour l’environnement et en particulier pour les insectes pollinisateurs, assortie d’un régime temporaire de dérogation.

2. Le Conseil d’Etat estime que l’étude d’impact du projet répond globalement aux exigences de l’article 8 de la loi organique n° 2009-403 du 15 avril 2009 relative à l’application des articles 34-1, 39 et 44 de la Constitution. Il est toutefois souhaitable qu’elle soit complétée afin, d’une part, de préciser le contexte juridique, compte tenu d’un contentieux en cours devant le Conseil d’Etat qui a conduit à poser une question préjudicielle à la Cour de justice de l’Union européenne susceptible d’interférer avec l’interdiction prévue par le projet de loi et, d’autre part, d’indiquer que le régime de dérogation, abordé sous le seul angle des semences de betteraves, est, compte tenu de la rédaction du projet de loi, susceptible, en cas de besoin, de s’appliquer à d’autres plantes.

3. Le Conseil d’Etat rappelle que la mise sur le marché des produits phytopharmaceutiques est régie par un règlement d’harmonisation complète n° 1107/2009 du 21 octobre 2009 concernant la mise sur le marché des produits phytopharmaceutiques, qui prévoit que les substances actives doivent être approuvées par la Commission européenne, les décisions d’autorisation de mise sur le marché relevant quant à elles des autorités nationales. La compétence de l’Union européenne concernant l’approbation de ces substances est exclusive. Toutefois, l’article 71 institue une clause de sauvegarde, qui permet aux Etats membres ayant informé officiellement la Commission selon des modalités définies par le règlement de prendre en cas d’urgence des « mesures conservatoires provisoires » lorsqu’il apparaît qu’une substance active autorisée présente des risques graves pour la santé et l’environnement. Cet article, lu en combinaison avec l’article 69, paraît viser des mesures restrictives ou d’interdiction circonstanciées portant sur des substances déterminées, et non des interdictions générales. L’Etat membre peut maintenir ces mesures, mais seulement jusqu’à l’adoption de mesures européennes. L’article 53 du règlement permet par ailleurs à l’Etat membre, en cas d’urgence, d’accorder des autorisations dérogatoires temporaires de mise sur le marché, même pour des substances non autorisées au niveau européen, lorsque la mesure s’impose en raison d’un danger qui ne peut être maîtrisé par d’autres moyens raisonnables. L’Etat est alors tenu de les notifier à la Commission européenne et aux autres Etats membres, en fournissant des informations détaillées sur la situation à l’origine de la mesure et les dispositions prises pour assurer la sécurité des consommateurs. Selon l’article 53, la Commission peut saisir l’Autorité européenne de sécurité des aliments avant de se prononcer sur le bien-fondé de la mesure.

4. La loi du 8 août 2016 pour la reconquête de la biodiversité, de la nature et des paysages a déjà prévu une interdiction des néonicotinoïdes à compter du 1er septembre 2018. Cette interdiction a été introduite au II de l’article L. 253-8 du code rural et de la pêche maritime. Des dérogations peuvent être accordées par l’autorité administrative, mais seulement jusqu'au 1er juillet 2020. Le Conseil constitutionnel a validé ces dispositions par sa décision n° 2016 737 DC du 4 août 2016, en relevant, après avoir souligné la marge d’appréciation du législateur en ce domaine, en particulier sur les conséquences susceptibles de résulter pour l'environnement et pour la santé publique de l'utilisation de ces produits, qu’il n’y avait pas d’atteinte manifestement disproportionnée à la liberté d’entreprendre au regard de l'objectif d'intérêt général de protection de l'environnement et de l'objectif à valeur constitutionnelle de protection de la santé publique poursuivis.

Un décret du 30 juillet 2018 a défini les cinq substances actives interdites (article D. 253-46-1 du code rural et de la pêche maritime). Il a été notifié le 2 février 2017 à la Commission européenne sur le fondement de la directive 2015/1535 du 9 septembre 2015 sur les réglementations techniques. Un décret postérieur a ajouté deux substances présentant des modes d'action identiques. Un arrêté du 7 mai 2019 a autorisé à titre dérogatoire, en application du II de l’article L. 253-8, l’utilisation de produits bénéficiant d’une autorisation de mise sur le marché à base d’acétamipride, pour certaines cultures.

5. Depuis le 1er septembre 2018, toute utilisation de produits et de semences contenant des néonicotinoïdes ou des substances assimilées est donc en principe interdite en France. Depuis le 1er juillet 2020, il n’est plus possible d’accorder de dérogations. Le Conseil d’Etat appelle l’attention du Gouvernement sur le fait que cette interdiction, réitérée par le projet de loi, est susceptible de soulever des difficultés au regard du droit de l’Union européenne. Le décret du 30 juillet 2018 a, en effet, été contesté sur ce terrain devant le juge administratif. Par une décision du 28 juin 2019, Union des industries de la protection des plantes, n° 424617, le Conseil d’Etat statuant au contentieux a décidé de transmettre une question préjudicielle à la Cour de justice de l’Union européenne. Elle porte sur la régularité de la notification à la Commission européenne initiée le 2 février 2017, opérée non sur le fondement de l’article 71 du règlement européen mais sur celui de la directive sur les réglementations techniques, et les possibilités d’action de l’Etat membre à la suite des mesures européennes prises par celle-ci en réponse à sa saisine.

L’avocat général devant la Cour de justice de l’Union européenne a rendu ses conclusions le 4 juin 2020. Il a estimé que la communication du Gouvernement français sur les dispositions d’interdiction devait être qualifiée d’information officielle au titre de l’article 71 du règlement n° 1107/2009. Selon l’avocat général, il appartiendra au Conseil d’Etat statuant au contentieux, le moment venu, de se prononcer sur la régularité de la procédure. Les conclusions rappellent par ailleurs que les mesures de sauvegarde ont un caractère conservatoire et provisoire. Les restrictions apportées à l’utilisation de trois des cinq substances actives par des règlements d’exécution de 2018 doivent être regardées comme étant des mesures « répondant aux préoccupations » de la France, ce qui, aux termes de l’article 71 du règlement, empêcherait en principe, selon les conclusions, le maintien de mesures nationales de sauvegarde concernant ces substances.

Le Conseil d’Etat constate, en outre, qu’au moins deux des substances concernées (voire quatre si l’on inclut les deux substances ayant des modes d'action identiques) sont encore autorisées, à la date du présent avis, au niveau européen.
On ne peut dès lors écarter la possibilité, même si les décisions prises ces deux dernières années au niveau européen tendent à proscrire progressivement les néonicotinoïdes, que les futures décisions de la Cour de justice de l’Union européenne puis du Conseil d’Etat statuant au contentieux remettent en cause le maintien d’une interdiction de portée aussi générale et absolue.

6. Le Conseil d’Etat estime toutefois que l’article 71 du règlement n° 1107/2009 permet aux Etats membres de prendre des mesures nationales de sauvegarde et que, malgré les difficultés exposées au point 5, le projet de loi pourrait permettre de consolider le dispositif national souhaité par le Gouvernement. En effet, la nouvelle rédaction du II de l’article L.253-8 renvoie expressément au décret le soin de « préciser » les substances concernées, dans une logique d’examen au cas par cas. Il appartiendra ainsi au pouvoir réglementaire, après information de la Commission européenne dans les conditions prescrites par l’article 71 du règlement européen, de déterminer, dans le respect des règles de procédure et de fond que celui-ci prévoit et compte tenu des autorisations en vigueur au niveau européen ainsi que des connaissances scientifiques du moment, quelles substances relevant de la famille des néonicotinoïdes peuvent faire l’objet d’une interdiction nationale.

Le Conseil d’Etat estime que la loi devra entrer en vigueur en même temps que le nouveau décret d’application, afin que le dispositif national soit pleinement justifié au regard du règlement n° 1107/2009, compte tenu de l’ensemble des données disponibles à la fin de l’année 2020. Il a donc complété le projet pour prévoir que les nouvelles dispositions du II de l’article L. 253-8 entrent en vigueur à la date fixée par ce décret et au plus tard le 31 décembre 2020.

7. Enfin, le projet de loi autorise jusqu’en 2023, sur le fondement de l’article 53 du règlement n° 1107/200, des dérogations aux interdictions d’utilisation de ces substances résultant du droit de l’Union européenne ou du code rural et de la pêche maritime, accordées par arrêté conjoint des ministres chargés de l’agriculture et de l’environnement, afin de permettre l’emploi de semences traitées avec des produits contenant des néonicotinoïdes ou des substances assimilées ne bénéficiant pas d’autorisations de mise sur le marché.

L’objet de la mesure, selon le Gouvernement, est de répondre à des situations sanitaires d’urgence. Cela concernerait prioritairement la culture des betteraves et la filière sucrière, gravement menacées par la prolifération des pucerons. Celle-ci est favorisée par les conditions climatiques exceptionnelles et le développement de la résistance de ces insectes aux produits classiques. Le recours à des semences traitées avec des produits à base de néonicotinoïdes permettrait de faire face à cette situation, en se donnant le temps nécessaire pour développer des solutions alternatives.

Le Conseil d’Etat constate que l’article R. 253-6 du code rural et de la pêche maritime traite déjà des dérogations accordées sur le fondement de l’article 53 du règlement européen. Elles sont délivrées par le seul ministre chargé de l’agriculture.

Le Conseil d’Etat considère toutefois qu’il est pertinent de prévoir dans la loi le régime temporaire de dérogations concernant les néonicotinoïdes. D’une part, l’interdiction relevant du législateur, il est logique que celui-ci fixe, par parallélisme, les règles spéciales relatives à ces dérogations. D’autre part, le choix du Gouvernement de maintenir un dispositif national d’interdiction sur le fondement de l’article 71 du règlement européen justifie, au regard de l’objectif de clarté et d’intelligibilité de la norme et du principe de sécurité juridique, afin de lever toute ambiguïté sur la nature des dispositions applicables aux néonicotinoïdes, que la loi précise que le régime de ces dérogations s’inscrit dans le cadre de l’article 53 du règlement européen.

Les dérogations envisagées paraissent a priori de nature à répondre aux exigences de l’article 53 du règlement européen subordonnant l’intervention de ces mesures à l’existence d’un danger qui ne peut être maîtrisé par d’autres moyens raisonnables.
Il appartiendra toutefois au Gouvernement de notifier chaque dérogation à la Commission européenne, dans les conditions fixées par cet article qui prévoit notamment, ainsi qu’il a été dit au point 3, que l’Etat membre doit fournir des informations détaillées sur la mesure et que la Commission peut saisir l’Autorité européenne de sécurité des aliments aux fins d’évaluation scientifique et technique de la mesure.

Cet avis a été délibéré et adopté par la section des travaux publics dans sa séance du 26 août 2020.