2020 a été l’année de tous les défis pour la juridiction administrative. Bruno Lasserre, vice-président du Conseil d’État, revient sur le rôle joué par l’institution pendant la crise et sur les transformations d’avenir dans lesquelles elle est engagée.
Quel bilan tirez-vous de cette année inédite ?
Alors que la crise a mis à l’arrêt la plupart des institutions publiques, le Conseil d’État a continué à remplir ses missions au service de l’État de droit. Tous ses membres et agents se sont mobilisés. Nos manières de travailler ont évolué. Le travail à distance s’est généralisé, mais des juges sont restés présents pour tenir les audiences, avec l’aide des agents de la sécurité, de l’accueil et de la communication, qui ont assuré l’accueil des parties et de la presse.
Tout cela nous a permis de traiter dans des délais serrés le nombre exceptionnel de requêtes en urgence dont nous avons été saisis : en un an, plus de 900 ordonnances de référé en lien avec le Covid-19 ont été rendus ! Tous les aspects de la gestion de la crise ont été scrutés avec attention. Le Conseil d’État est devenu l’interlocuteur privilégié des citoyens, entreprises, syndicats, associations – de celles et ceux qui souhaitaient remettre en cause ou tester la conformité à la règle de droit de la gestion de la crise par le Gouvernement. Nous avons également examiné en urgence tous les projets de loi, d’ordonnances ou de décrets pris par le Gouvernement pour adapter notre pays aux contraintes sanitaires : le regard impartial du Conseil d’État a contribué à sécuriser juridiquement ces textes et à garantir qu’ils respectaient les droits et libertés fondamentaux. Ensuite, dès que le premier confinement a été levé, le Conseil d’État s’est remis rapidement à juger les affaires normales et à examiner les projets de textes sans lien avec l’épidémie.
Le bilan que je tire de cette année est donc incontestablement positif : le Conseil d’État a été au rendez-vous dans les moments les plus difficiles, tout en restant à sa place – celle d’un juge indépendant et impartial, qui ne fait ni de la politique, ni de la science, mais écoute attentivement les demandes des citoyens et oblige l’administration à être transparente et à rendre des comptes.
La crise a accru la visibilité du Conseil d’État dans l’espace public. Le regard des citoyens est-il en train de changer ?
La crise a révélé aux Français le rôle que joue le Conseil d’État pour la défense de leurs droits et libertés. Cela est d’abord dû au fait qu’il dispose depuis vingt ans de procédures d’urgence efficaces : en référé-liberté par exemple, le juge doit rendre sa décision en 48 heures, et ses pouvoirs sont larges. Or, pour que l’État de droit fonctionne et soit garanti, un juge doit pouvoir dire presque en temps réel à l’administration : “Vous ne pouvez pas tout faire ou interdire sous le seul prétexte que le virus circule”. Les procédures d’urgence ont rapproché le juge administratif de la réalité concrète des requérants. Il s’est retrouvé au cœur de l’arène démocratique.
Mais cette visibilité renouvelée tient aussi au fait que le Conseil d’État traite de questions touchant à la vie quotidienne des Français. C’est le cas en temps normal, puisqu’il est le juge naturel de contentieux comme l’urbanisme, l’environnement ou la fiscalité. Cela a été encore plus vrai pendant la crise, avec des décisions par lesquelles il a rétabli les droits de manifester et de se réunir dans les lieux de culte, l’enregistrement des demandes d’asile en Île-de-France ou la possibilité pour les justiciables de se rendre chez leurs avocats même après le couvre-feu.
C’est une bonne chose que les citoyens ouvrent les yeux sur le rôle que le juge administratif joue pour eux. Car un juge n’est efficace que si l’on s’en sert, et on ne s’en sert que si on le connaît.
De grands chantiers ont été menés sous votre présidence : numérique, égalité femmes-hommes... Où en sommes-nous aujourd’hui ?
Le Conseil d’État est une institution en mouvement. Il ne cesse de se réformer pour s’adapter à la société qu’il sert, afin de mieux la comprendre et la représenter.
Nous avons continué la transformation de la juridiction administrative vers le « tout numérique », initiée il y a deux décennies. Grâce à nos réseaux partagés et à nos bases de données accessibles depuis partout, nous sommes aujourd’hui pleinement capables de travailler à distance. Nous investissons également pour développer des outils novateurs fondés sur l’intelligence artificielle, qui vont encore accroître l’efficacité du travail des juges et la qualité des décisions rendues. Le Conseil d’État s’est récemment engagé dans le développement de l’open data des décisions de justice, afin de les rendre plus accessibles. Des chantiers que nous menons en tenant compte des risques que recèle le numérique pour la justice, car il n’est pas question que les robots se substituent au juge.
L’égalité entre hommes et femmes, l’inclusion des personnes handicapées et, plus largement, la diversité et la lutte contre toutes les formes de discrimination au sein de la juridiction administrative sont des objectifs qui me tiennent particulièrement à cœur. Non seulement car une institution comme la nôtre doit être un exemple et un moteur dans ces combats de, mais aussi parce que nous avons beaucoup à gagner, en interne, à ce que notre communauté de travail soit la plus diverse et inclusive possible. Les actions que nous avons engagées pour progresser sur ces questions ont débouché sur une double labellisation : Égalité et Diversité. Nous en sommes fiers, mais cela nous encourage surtout à faire encore mieux.
La crise sanitaire a-t-elle permis au Conseil d’État de progresser ?
Oui, car elle nous a obligés à puiser dans nos ressources et à innover. En plus du numérique, je pense à la pratique de l’oralité. J’ai lancé ce chantier au moment de prendre mes fonctions de vice-président, en accord avec Jean-Denis Combrexelle, alors président de la section du contentieux. L’idée est que les juges se servent davantage de la discussion orale avec les parties pour mieux approcher la vérité des dossiers. Car parfois l’écrit ne suffit pas : le juge doit pouvoir interroger directement les parties pour comprendre vraiment de quoi il en retourne.
La crise a révélé ce que ces discussions orales peuvent apporter au processus juridictionnel. Les audiences ont souvent duré plusieurs heures : elles ont aidé le juge à comprendre comment fonctionnaient une prison, un EHPAD, un service de l’asile dans une préfecture ; ou comment les libraires, établissements de culte ou musées pouvaient s’organiser concrètement pour mettre en place des protocoles sanitaires. Pour aller plus loin, nous avons lancé une expérimentation pour des séances d’instruction orale dans les affaires au fond. Le juge peut dorénavant organiser, avant l’audience, une séance où les parties, des experts ou d'autres personnes compétentes viennent discuter oralement des questions qu’il se pose.
Quels défis le Conseil d’État et la juridiction administrative devront-ils relever dans les années à venir ?
Le premier n’est pas nouveau : c’est celui de l’accroissement du contentieux. La juridiction administrative reçoit chaque année de plus en plus de requêtes, à juger dans des délais raisonnables et avec une rigueur sans faille. Pour relever ce défi quotidien et rendre une justice de qualité sans tarder, nous faisons sans cesse évoluer nos méthodes de travail.
Un autre défi, c’est de continuer à nous ouvrir à la société pour mieux la comprendre et la servir. C’est le sens de beaucoup d’initiatives lancées avec le secrétariat général du Conseil d’État pour accueillir plus de monde au Palais-Royal et nous faire connaître à l’extérieur – à l’université comme auprès du grand public.
Ce qui m’amène à un troisième défi important pour la juridiction administrative : celui de se faire comprendre par les citoyens. Il faut qu’ils comprennent ses décisions mais aussi son rôle dans les institutions : ni législateur, ni politique, ni expert, le juge administratif est un arbitre impartial chargé de vérifier que les autorités publiques respectent le droit. Pour nous faire comprendre, nous avons développé une stratégie de communication ambitieuse. Nous avons modifié la manière dont nous rédigeons nos décisions afin de les rendre plus accessibles. Nous améliorons sans cesse notre site internet. Décrire clairement ce que nous faisons et comment nous le faisons nous oblige à interroger nos habitudes et nos traditions, et à les faire évoluer lorsque c’est nécessaire.
Un dernier défi tient à la nécessité pour le juge administratif d’adapter son office aux nouvelles modalités de l’action publique. Je pense en particulier à l’usage de plus en plus répandu que font les administrations du droit souple. Les recommandations, avis, mises en garde ou encore foires aux questions publiées sur leurs sites internet ne sont pas des décisions au sens traditionnel, mais influent sur les comportements des administrés et portent parfois atteinte à leurs droits et libertés. Le juge doit pouvoir les contrôler. Pour cela, il doit faire évoluer son logiciel. Il doit également pouvoir contrôler les engagements de long terme que l’État est de plus en plus amené à prendre, en matière de protection de l’environnement notamment. Car les grandes annonces ne suffisent plus : le juge doit pouvoir vérifier qu’elles sont mises en œuvre et obliger les décideurs à rendre des comptes. En 2020, l’affaire de la commune de Grande Synthe a inauguré ce contrôle de l’action de l’État dans le temps long, qui devra être précisé à l’avenir.
Plus que jamais, le juge administratif est pris dans une course avec le temps – le temps court de l’urgence et le temps long des grands défis de demain. Dès aujourd’hui, il doit réfléchir à son office, aux moyens dont il dispose et à sa place dans nos institutions.
La réforme de la haute fonction publique qui vient d’être adoptée est-elle un autre défi pour la juridiction administrative ?
La réforme voulue par le Président de la République affecte en profondeur le Conseil d’État. En particulier, le grade d’auditeur et l’accès direct à la sortie de l’INSP qui remplacera l’ENA vont être supprimés. Auditeur ne sera plus qu’un emploi que pourront exercer des anciens élèves de l’école ou des membres de corps comparables après une expérience professionnelle d’au moins deux ans. Et leur intégration dans le grade de maître des requêtes ne sera plus automatique mais subordonnée à la décision d’une commission d’intégration composée paritairement de membres du Conseil d’État et de personnalités extérieures. C’est un bouleversement du système mis en place en 1945 qui, en dépit de ses défauts, nous a garanti la jeunesse et l’excellence, mais aussi la diversité des recrutements et, sur les dernières années au moins, la parité.
Je m’interroge donc sur cette réforme qui touche à deux valeurs essentielles sur lesquelles je n’ai cessé d’insister. L’indépendance d’une part, qui est la clé de notre légitimité et rend impossible que notre carrière dépende de ceux dont nous jugeons les décisions. Nous serons ainsi très vigilants sur le fonctionnement de la commission d’intégration. La jeunesse d’autre part, car notre capacité à accueillir chaque année des jeunes qui apportent avec eux le vent d’une société qui change sont depuis toujours l’une de nos plus grandes forces. Le nouveau dispositif ne nous privera pas de ces jeunes, mais il ne faudrait pas que le parcours d’obstacles qu’il instaure ne décourage certains, notamment les internes, et les femmes. Nous y veillerons.
La réforme est donc un défi. Mais c’est aussi une chance. Car le Conseil d’État va retrouver une grande marge de manœuvre dans son recrutement : nous aurons dorénavant la main pour recruter selon nos besoins. L’enjeu est maintenant de devenir un recruteur proactif pour continuer à attirer des profils d’excellence qui ont le goût le droit mais aussi de l’action, indispensables pour exercer nos métiers de haute technicité et continuer à irriguer l'administration. La meilleure réponse, c’est l’action : nous sommes déjà au travail.
« Le Conseil d’État ne cesse de se réformer pour s’adapter à la société qu’il sert, afin de mieux la comprendre et la représenter. »